Le théâtre est dans la ville et la ville est dans le monde et les murs sont faits de peau
State of the Union, Het Theaterfestival 1994
Il faut que je vous avoue n’avoir jamais eu autant de mal à écrire un texte que celui-ci ; non seulement à cause d’une impuissance à le formuler, mais surtout à cause du combat qu’il m’a fallu livrer contre mon malaise et mon hypocrisie. J’espère pouvoir transmettre à travers ce texte un certain nombre de choses qui sont à l’origine de ce conflit.
1.
Lorsqu’on demande à des dramaturges de prononcer le State of the Union, en d’autres termes à faire un état des lieux du paysage théâtral, leur message aura inévitablement rapport à la dramaturgie. Selon moi, il existe cependant une petite et une grande dramaturgie, et bien que j’aie une prédilection pour la petite, c’est-à-dire ce que l’on peut saisir à échelle humaine, j’aimerais quand même aborder ici la grande dramaturgie. Parce qu’il le faut. Parce qu’aujourd’hui, il le faut absolument, me semble-t-il.
On pourrait définir la petite dramaturgie comme le champ, le cercle structurel qui se situe dans et autour d’une production. Mais une production vit par son interaction, par son public, par ce qui se déroule en dehors de son cadre aussi. Et autour de la production se trouve le théâtre et autour du théâtre se trouve la ville et autour de la ville, aussi loin que nous pouvons voir, se trouve le monde et même le ciel et ses étoiles. Les murs qui relient ces cercles sont faits de peau, ils ont des pores, ils respirent. Parfois, on l’oublie.
2.
Lorsqu’on m’a remis l’annuaire du théâtre néerlandais en 1992, et que l’on m’a priée par la même occasion de parler de l’engagement social qui refait surface dans le théâtre, des images d’espoir et de désespoir s’alternaient encore dans mon esprit. Aujourd’hui, deux ans plus tard, en quête de la couleur de ces images dont l’insistance détermine l’identité de cette période, un seul sentiment puissant domine : une conscience de perte, de colère causée par cette perte, d’impuissance de contrer cette perte.
Ce sont les images (vous les connaissez, ce sont devenus des clichés entre-temps) de ces milliers de gens – ils avaient tous un nom, ils avaient tous un foyer, des amis, des enfants – que l’on précipite aujourd’hui dans la mort, dans un déni absolu de respect, de valeur et de protection. Seule cette mort porte encore un nom : elle s’appelle faim ou épuisement, typhus ou sida, balle ou machette.
Mais nous ne nous laissons pas abattre : avec un versement fiscalement déductible sur le compte de la Croix-Rouge ou de Médecins sans Frontières, nous chassons ces images de notre conscience.
Si ce n’était que…
3.
Si ce n’était que, plus près de chez nous, où ni des charniers ni des camps de réfugiés ne défigurent le paysage, le sentiment de perte subsiste. Le monde communiste est désormais rayé de la carte, l’ex-Yougoslavie s’est vue transformée en champ de bataille puis en champ de ruines, même celle que l’on considère littéralement comme la « dernière » île, Cuba, est aujourd’hui sous pression, l’Europe ne cesse de se déliter au lieu de s’unifier, il y a une droitisation, il y a du racisme : vous connaissez la chanson, tous des clichés aussi. Les principes que nous défendions et les valeurs que nous portions (égalité, démocratie, culture, utopie, histoire, etc.) paraissent aujourd’hui nous glisser entre les doigts et disparaître dans le sable. Peut-être est-ce là notre bonheur, peut-être est-ce le point où notre sentiment confus de solidarité – confus parce qu’il ne se traduit pas en actes – peut engendrer la conscience qu’il n’est plus possible à l’heure actuelle de se focaliser exclusivement sur sa propre petite dramaturgie. Le monde est bel et bien un ensemble. Le théâtre est dans la ville et la ville est dans le monde et les murs sont faits de peau. Nous n’échappons pas à ce qui pénètre par les pores.
En regard de tout ce qui s’est perdu et se perd, la conscience de la cohésion est bien l’une des choses les plus importantes à reconquérir. La catégorie de la totalité, la conscience de la domination de l’ensemble sur les composants, l’un des éléments essentiels de la philosophie marxiste, ressurgit aujourd’hui comme « bonne vieille valeur » que nous pouvons à présent, après notre errance à travers la fragmentation post-moderne, enfin réadopter comme un fils prodigue.
4.
L’accueil de ce fils et d’autres fils prodigues nous rappelle cependant d’emblée le fait que ceux qui appartiennent en général aux forces progressistes de la société – les intellectuels, les artistes… – ont aujourd’hui d’autres tâches à accomplir que dans les heureuses années post-68. Nous ressentons un malaise, mais il nous faudra admettre que notre tâche actuelle ne consistera qu’à combattre la perte, reprendre le flambeau de la défense des valeurs en danger, c’est-à-dire conserver des principes au lieu de bombarder le ciel de théories révolutionnaires. Si nous, gens de théâtre, appartenant aux forces dites progressistes, trouvons en effet un nouveau souffle pour cultiver un nouvel engagement social, celui devra arborer une autre couleur et afficher un autre caractère que dans les années 70. La nouvelle ère politique et les missions qu’elle met à l’ordre du jour demandent l’élaboration urgente d’une pensée et d’un vocabulaire qui lui sont propres. Un langage qui permet de rendre le temps malléable.
De l’écheveau complexe dans lequel l’époque actuelle se présente à nous, je souhaite isoler quelques problèmes qui me préoccupent. Je vous les expose ; ils ne sont que ce qu’ils sont, inachevés et encore en herbe.
5.
Le premier concerne l’histoire et la mémoire, et plus particulièrement l’Islam. Mais l’histoire commence ici et maintenant. Quelques chiffres en introduction : parmi les 4 273 chauffeurs de taxis bruxellois inscrits au registre municipal, on dénombre 41 nationalités ; 2 000 d’entre eux sont Belges ; pour le reste il y a 42 Algériens, 281 Iraniens, 69 Turcs, 101 Tunisiens et 1 062 Marocains. Je ne mentionne que ces nationalités-là, mais en parcourant la liste exhaustive, on peut affirmer que plus d’un tiers d’entre eux appartiennent à la civilisation islamique.
Dans certains quartiers de Bruxelles, mais d’Anvers et d’autres villes aussi, la quasi-totalité de la population est d’origine islamique.
Nous considérons ces gens comme des étrangers. Pourtant, nous avons tous un jour lu dans nos manuels d’histoire que Charles Martel a vaincu les musulmans à Poitiers en 732 et qu’ils furent définitivement expulsés d’Europe en 1492 – l’année pourrait-elle être plus symbolique ? – après la chute du petit royaume de Grenade. Du début du VIIIe siècle à la fin du XVe, soit 800 ans durant, la culture de l’Islam a fait partie intégrante de la réalité quotidienne européenne – un fait que notre enseignement de l’histoire ne nous a jamais fait « ressentir », le réduisant à des faits d’armes.
À la lumière de la réalité actuelle que nous vivons « au quotidien » et dans laquelle l’histoire et la mémoire reviennent sur le devant de la scène, n’est-il pas nécessaire, de revaloriser ces huit siècles ? Ne sont-ils pas refoulés entre les pages de nos livres d’histoire pour des raisons idéologiques ? La réévaluation, la réécriture de notre histoire à l’aune de l’époque contemporaine est une mission constante qui ne concerne pas seulement l’histoire récente (la Seconde Guerre mondiale, le communisme, etc.), mais aussi les époques antérieures.
Dans son essai récemment paru, La vieille Europe et la nôtre, le célèbre médiéviste Jacques Le Goff écrit : « Plus que d’autres continents, l’Europe connaît aujourd’hui un réveil de la mémoire. Ici encore, si la mémoire doit combattre l’oubli des erreurs et des crimes du passé pour aider à ne pas les reproduire, elle doit laisser à une historiographie scientifique et objective le soin de construire sur le respect de l’histoire de chacun la commune mémoire de l’Europe. »
Peut-être que l’on se situe ici sur un terrain de collaboration potentiel entre l’Europe et cette partie du monde islamique qui vit à l’intérieur de ses frontières : partir ensemble en quête d’une part de mémoire commune. Contrairement à l’Europe, le monde islamique n’a pas connu un moment de réflexion, de bouleversement et de réévaluation comme nous l’avons vécu pendant la Révolution française. L’une des conséquences actuelles de cette différence affirme Mohammed Arkoun dans son ouvrage Islam in discussie (L’islam en discussion) est que « dans la société musulmane, le fossé est encore plus profond entre la recrudescence du comportement violent et les possibilités que conserve l’intellectuel, le penseur ou l’artiste de produire des travaux et des œuvres faisant office de contrepoids au désordre sémantique et à la dérive de la pensée. Dans les démocraties occidentales, il reste à la pensée critique et à la créativité artistique assez de liberté pour au moins pouvoir s’attarder sur la réflexion, la connaissance et les codes de la politique et la morale. »
Profitons au moins de cette liberté pour tendre la main à ceux qui ne l’ont peut-être pas. Au bout du compte, il y aura autant de belles et de vilaines choses dans l’islam que dans le christianisme.
6.
Pour aborder le deuxième problème qui me préoccupe, je voudrais encore remonter dans le temps, et évoquer une fois de plus le Moyen-Âge et le VIIIe siècle qui a vu s’affronter les iconoclastes ou briseurs d’images et les iconolâtres ou adorateurs d’images. La discorde s’articulait autour du droit ou de l’interdiction de représenter Dieu : pouvait-on reproduire son effigie ou fallait-il au contraire laisser la physionomie divine à l’imagination du croyant ?
Je ne veux pas m’avancer ici sur les aspects religieux et surtout politiques de ce conflit et je suis consciente que grâce à la victoire des iconolâtres, l’Europe occidentale a vu éclore au cours des siècles suivants un art pictural et sculptural d’une richesse inouïe. Ce qui m’intéresse est le problème très actuel de ce qu’il est permis de « représenter » et de ce qui ne l’est pas – et quelle teneur donner à cette interdiction. Ce n’est plus la physionomie de Dieu, mais celle de la barbarie perpétrée par la main de l’homme qui constitue aujourd’hui le sujet d’un nouveau conflit potentiel entre iconoclastes et iconolâtres.
Nous sommes submergés d’images dont l’authenticité s’est dissipée et auxquelles notre imagination ne sait donc plus quel sens attribuer : l’intervention en Somalie est mise en scène comme un film d’action, on nous présente La liste Schindler de Spielberg – à nous, et aux collégiens et lycéens si peu au fait des événements de la Seconde Guerre mondiale à cause de notre enseignement défaillant de l’histoire – comme LA vérité sur les camps, alors qu’il s’agit au fond d’une superproduction hollywoodienne qui doit son succès au battage publicitaire qui l’a accompagné. Dans un article intitulé Holocauste, la représentation impossible, Claude Lanzmann, cinéaste et réalisateur du documentaire de neuf heures sur la vie dans les camps, Shoah, écrit (peut-être dans un élan pas tout à fait exempt d’une certaine jalousie à l’égard du succès d’audience de Spielberg), qu’« un certain absolu d’horreur est intransmissible » et que « les images (de cette horreur) tuent l’imagination ».
Face à l’holocauste, face à tout le déroulement de la Seconde Guerre mondiale, qui quittera bientôt notre mémoire collective quand les derniers témoins directs seront morts et deviendra de l’« histoire », face à toutes les atrocités qui ont lieu en ce moment ou auront lieu à l’avenir, l’artiste, l’intellectuel, et surtout le journaliste ont le devoir d’élaborer une nouvelle « éthique professionnelle » : le choix entre l’iconoclasme ou l’iconolâtrie, la responsabilité de ce qu’on montre ou ne montre pas, et le mode de présentation sont devenus très importants de nos jours.
Que les images d’horreur dont je vous parlais au début soient devenues des clichés contribue en grande partie, me semble-t-il, à la confusion de notre solidarité. Nous n’échappons pas à l’effet dévastateur de la répétition quotidienne de ces images (quelles qu’elles soient). Au cours des années passées, nous avons lutté pour ancrer dans les esprits la conviction que la création artistique est une activité autonome ; bien que ce credo doive rester un aspect élémentaire de notre mode de travail, nous ne pouvons plus échapper au fait que cette autonomie ne peut en aucun cas mener à une indifférence à l’égard de la réception de ce que nous produisons ; si les images créées doivent garder leur autonomie, l’artiste doit au moins assumer une responsabilité, partagée avec le public, vis-à-vis de la perception de ses images. À l’avenir, il lui faudra déployer toute sa créativité pour développer une manière différente de regarder, pour créer des images qui évitent à l’horreur de se transformer en cliché.
7.
Le troisième point part d’une considération personnelle. Dans la vie, chaque être humain a des obsessions qui ne le lâchent pas. Pour moi, l’une d’entre elles a toujours été le fait de ne pas vouloir admettre qu’il existe un fossé entre la théorie et la pratique. Peut-être est-ce la raison profonde pour laquelle je suis devenue dramaturge. Un dramaturge est un constructeur de ponts, il passe son temps à relier la théorie et la pratique, l’art et la science, l’émotionnel et le rationnel.
Ma foi tenace en l’indissociabilité de la théorie et la pratique dans le comportement humain se confirme tous les jours lorsque j’observe le mode opératoire des artistes : la théorie est présente, elle est contenue dans l’œuvre, elle voit le jour dans le processus de création. Dans une interview, le peintre Francis Bacon déclarait : « Je crois que tout grand art est profondément ordonné. » Entre-temps, l’observation, la lecture, les discussions m’ont convaincue que les tentatives permanentes de réunir la théorie et la pratique ne me renvoient pas simplement à une frustration personnelle, mais que la réalisation de leur unité dans chaque forme de comportement humain est l’une des tâches historiques les plus importantes de ce moment.
Dans son livre Cosmopolis: The hidden Agenda of Modernity, le philosophe et historien Stephen Toulmin (l’un des savants que Wim Kayzer a interviewés pour la série télévisée Een schitterend ongeluk) écrit : « S’il y a une leçon qu’il nous faut tirer des expériences des années 60 et 70, c’est (d’après ce que j’en suis venu à croire) la nécessité de se réapproprier la sagesse des humanistes du XVIe siècle et de développer un point de vue qui combine la rigueur et l’exactitude abstraite de la “nouvelle philosophie” du XVIIe siècle avec un intérêt pratique pour la vie humaine dans ses détails concrets. »
Cette philosophie du XVIIe siècle s’appuyait sur de nouvelles découvertes dans le domaine de la physique, sur la certitude empruntée à la vision newtonienne du monde, une certitude qui perdurerait pendant trois siècles. Aujourd’hui, nous ne partageons plus cette certitude, notre époque s’inscrit sous le signe du doute. Un doute qui nous permettra peut-être d’à nouveau réunir le ciel et la terre, le cosmos et la polis, la philosophie et l’art, la théorie et la pratique. « Il nous faut revenir », écrit Toulmin, « à cet examen honnête de l’expérience à laquelle Montaigne et Bacon avaient accordé l’exclusivité de leur confiance. »
L’expérience devrait redevenir un concept clé de notre vie et de notre pensée. À propos de cette expérience, John Berger écrit : « l’approche d’un moment d’expérience exige à la fois un examen minutieux (proximité) et une faculté à établir des liens (distance). La dynamique de l’écriture ressemble au mouvement de la navette d’un métier à tisser : elle se lance sans cesse en avant puis revient en arrière, elle s’approche d’une lisière puis reprend distance. Mais contrairement à la navette, l’écriture n’est pas enchâssée dans un cadre. À mesure que la dynamique de l’écriture se répète, la relation à l’expérience devient plus intime. Quand on a de la chance, le sens est le fruit de cette intimité. »
Comment résumer toutes ces ébauches, ces problèmes, ces pensées ? Ils se confondent et se métamorphosent tandis qu’ils évoluent. Un sentiment domine : celui, outre le désespoir qui alterne avec l’espoir, que l’on vit une époque peut-être abominable, mais fascinante aussi, avec un ordre du jour qui regorge de tâches immenses : trouver un nouvel engagement, combattre la perte, conserver les valeurs, restaurer l’unité, réévaluer l’histoire, chercher des images susceptibles de décrire l’horreur, renouer avec l’expérience, devenir une navette, etc.
Il y a du pain sur la planche et travailler c’est survivre, c’est ce que des exemples célèbres comme Ron Vawter et Dennis Potter nous ont appris. Nous pouvons nous mettre à l’œuvre avec le doute pour fidèle compagnon. Nous n’emportons qu’une seule certitude avec nous : le théâtre d’aujourd’hui se situe dans le monde et sous les étoiles ; les murs sont faits de peau ; ils ont de pores ; ils respirent. Essayons de ne plus l’oublier.