1.
Je voudrais dédier cet exposé à lamémoire de Patricia DeMartelaere, auteure et philosophe (1957-2009). Dans un texte intitulé Over zoeken en vinden, elle écrit : « Qui regarde bien autour de lui observe qu’au fond, la philosophie est omniprésente. » Un peu plus loin, elle dit : « Et définirons-nous “l’art” comme une manière énigmatique de ne pas formuler de questions informulables, et de les laisser, sous une forme fascinante, à jamais sans réponse possible ? »
C’est par ces questions à propos du regard, dumonde et de l’art que je voudrais commencer. Je ne suis ni philosophe, ni artiste. Un/e dramaturge est toujours une créature hybride qui, en fonction du processus artistique dans lequel il/elle intervient, doit à chaque fois se nourrir dematériaux différents. Cela n’est bien entendu possible qu’à condition de disposer de son propre matériau. Et c’est précisément à partir de ce « propre matériau » que l’on m’a invitée à parler aujourd’hui : une histoire personnelle, donc. J’aimerais parler du monde qui est notremaison et de lamanière dont nous le regardons, des métaphores que nous utilisons pour en parler, des images que nous évoquons pour le décrire dans l’espoir de le comprendre un peu mieux.
2.
Chaque être humain élabore au cours de sa vie un système de signes, un tissu de références : des pensées, des points de vue, des métaphores qui, dans son existence individuelle, l’aident à se forger une grille de lecture dumonde, de la société et de l’histoire. En avançant en âge, l’identité et le système de signes tendent à converger de plus en plus. La personnalité se détermine en grande partie par les métaphores rassemblées au cours de sa vie. Mais le monde évolue sans relâche, et à unmoment donné, ce système de signes individuel ne correspond plus à ce que l’on observe autour de soi. On a beau lire et lire encore, on a beau traduire et traduire encore, il s’avère évident que l’on ne dispose plus du lexique adéquat.
« L’aliénation culturelle des personnes âgées ne peut s’interpréter autrement que par la difficulté de se retrouver face à un ordre de signes inconnu, à une toute nouvelle signalétique. » écrivait Jean Améry, en 1968, dans son livre approfondi Über das Altern. Revolte und Resignation (Du vieillissement. Révolte et résignation). Dix ans plus tard, il se suicidait à cause d’un profond mal de vivre et d’une lutte invincible avec sa propre existence,marquée par les tortures et les blessures subies lors de son enfermement en camp de concentration pendant la Seconde Guerre mondiale, une expérience qu’il n’est jamais parvenu à assimiler. Si l’on tente d’accepter le système de signes d’une nouvelle réalité, d’un autre ordre du monde, disaitil, le prix à payer est l’anéantissement de cette grille de lecture intime et individuelle que l’on a mis des décennies à élaborer. On pourrait alors définir la force de survie comme une attention permanente, visant à déchiffrer la nouveauté dans lemonde, ou comme un travail opiniâtre qui consiste à toujours évaluer et épurer l’ancien : effacer les signes devenus caducs et les remplacer par d’autres.Mais aussi essentiel qu’il soit, le processus demeure pénible. Parce que l’on s’est attaché à ces anciennes métaphores, parce qu’elles ont fini par faire partie de nous. Pour s’en débarrasser, il faut les arracher à sa propre chair. Et il y en a aussi que l’on veut nonobstant préserver, car même si elles vont à contre-courant, et malgré leur maladresse et leur obsolescence, elles sont belles et nous tiennent à coeur.
Qui veut vivre en pleine conscience, demeurer en vie, survivre ne peut cependant échapper à ce processus pénible.
3.
Ce processus ne se déroule en général pas demanière uniforme et régulière, mais par à-coups. Les grands moments de basculement me paraissent être ceux pendant lesquels surviennent de si profonds bouleversements sociaux que le système de signes individuel prend brutalement conscience de son propre anachronisme. Demême que lors d’importants glissements de paradigme dans la science, « le nouveau système » est découvert et traduit, est vécu comme un texte lisible et pourra être transformé en un langage d’abord par ceux qui sont susceptibles de porter un regard nouveau : en d’autres termes surtout les jeunes générations ou ceux qui, par le biais d’autres expériences de vie, ne sont pas trop imprégnés de l’ancien système. Par ceux donc, qui ne l’ont pas intériorisé.
4.
J’ai achevémes études et fait «mon entrée dans lemonde », comme on dit, en 1968. À Paris, les étudiants manifestaient avec les mouvements ouvriers. Les entreprises étaient paralysées. On exigeait des réformes anticapitalistes. En Tchécoslovaquie, les chars soviétiques entraient dans la capitale et étouffaient dans l’oeuf le Printemps de Prague et ses revendications d’un « socialisme à visage humain ». En Amérique latine lesmouvements de libération luttaient aux côtés des petits paysans pour des réformes agraires : en Bolivie, au Chili, au Nicaragua. Au Vietnam, un petit peuple déterminé défiait la machine de guerre de la superpuissance étatsunienne, et a fini par gagner la guerre. Aux États-Unis, le Civil Rights Movement exigeait des droits civiques pour la population noire. Au début des années 70, les deux dernières dictatures d’Europe occidentale disparaissent avec lamort de Franco en Espagne et la Révolution des OEillets au Portugal. Le changement de régime au Portugal signifiait d’emblée l’indépendance des dernières colonies africaines : l’Angola et le Mozambique. La Grèce mettait fin à sept ans de dictature des colonels. Au Chili par contre, l’Unidad Popular de Salvador Allende était renversée par le putsch militaire de Pinochet…
5.
Il y avait donc des victoires et des échecs, mais le sentiment que le monde était en mouvement sur tous les fronts dominait. C’était un temps — pour moi, pour nous — de découverte et d’enthousiasme. Nous croyions que le monde pouvait changer, et que si nous unissions nos forces, si nous étions solidaires, nous pourrions faire émerger une société nouvelle : plus juste, avec moins de pauvreté, moins de discrimination, moins d’autoritarisme, plus d’égalité et plus d’autonomie pour tous. À tous les niveaux de la société, quelque que fût sa position, il était possible de fournir une contribution, de s’engager. Les avocats agissaient contre une justice de classe, les professeurs revendiquaient un enseignement non autoritaire. Groupements féministes, syndicats de soldats,médecins du peuple, défenseurs des droits des homosexuels,militants écologistes,mouvements de solidarité avec le tiers-monde, théâtre politique, etc. tous ensemble, nous pouvions faire la différence. Nous créions et écrivions des pièces dont les seuls titres exprimaient sans ambiguïté nos idées et nos attentes : Leve het gewin, we stikken erin! (Vive le profit, il nous asphyxie !), ou Hoe eerder hoe beter zei de arbeider en hij dankte zijn baas af (Le plus vite sera lemieux a dit l’ouvrier et il a renvoyé son patron). La société, l’autre, les opprimés tout autour de la planète nous importaient ; l’intérêt général du monde comptait plus que notre profit personnel.
6.
Si nous voulons définir l’idéalisme comme le fait d’agir en s’appuyant sur une foi inébranlable dans la possibilité d’une vie meilleure, alors nous étions porteurs d’un idéalisme fervent et d’un optimisme à toute épreuve. Dans sa signification philosophique, l’idéalisme est une théorie qui présuppose que la réalité est le fruit de la conscience, des idées que l’être humain a dans la tête. Ce n’était pas le fondement théorique qui sous-tendait lemouvement de 1968. Nous nous appuyions sur la philosophie matérialiste du marxisme qui affirme qu’au bout du compte l’existence sociale, la matérialité de l’être donne corps à la pensée, aux émotions et aux processus mentaux de l’homme. Nous savions que l’on ne peut ni penser ni appréhender la société de la même façon dans un taudis que dans un palais. Nous avions conscience que la société se composait de classes sociales aux besoins et aux aspirations si divergents qu’il en découlerait fatalement des conflits sociaux.
À cette époque, les acquis des Lumières n’étaient pas encore remis en question, nous avions foi en la force de la raison, en la force de la parole. De même que nous avions foi en la force du progrès, en l’espoir, en la faisabilité du monde. Nous étions convaincus qu’un voile idéologique nous empêchait de voir la nature véritable de la vie sociale. Nous voulions écarter ce voile, tant chez nous-mêmes que chez les autres, afin qu’une autre perception de ce monde ouvre la voie à une autre énergie.
7.
Mais, malgré notre engagement et notre enthousiasme, la grande révolution n’a pas eu lieu ; le monde s’est révélé plus difficile à changer que nous l’imaginions. Notre perception du monde s’est mise à chanceler, ou était-ce le monde qui chancelait ?
Dans l’essai Between two Colmars de son recueil About looking (Au regard du regard), l’auteur et critique d’art britannique établi en France, John Berger, décrit deux visites rendues au célèbre retable d’IssenheimdeMatthias Grünewald dans la petite ville française de Colmar, en Alsace : une première fois en 1963, et une seconde fois dix ans plus tard. Au cours de cette décennie, la vie de plusieurs milliers de personnes avait changé de manière radicale. Dans son texte, écrit en 1973, Berger constate que les années précédant 1968 étaient, pour lui aussi, « une période d’expectative » et que « l’espoir est une merveilleuse lentille convergente ». Dans cet essai, John Berger tente de comparer avec une grande précision les impressions ressenties lors des deux visites au retable. « Je ne veux pas dire que j’ai vu davantage en 1973 qu’en 1963 », écrit-il. « J’ai vu différemment. C’est tout. Les dix ans ne représentent pas nécessairement un progrès ; sous bien des aspects, ils représentent une défaite. » La différence entre les observations successives se situe dans l’état d’esprit différent avec lequel il observe : l’espoir en 1963, le doute en 1973. « L’espoir attire, irradie comme un lieu dont on veut être proche, à partir duquel on veut commencer lesmesures. Le doute n’a pas de centre et il est partout. » Et plus loin : « Dire que la signification d’uneoeuvre d’art change àmesure que celle-ci survit est un lieu commun. Cependant, il sert généralement à distinguer entre “eux” (dans le passé) et “nous” (maintenant). Nous avons tendance à imaginer qu’ils sont, eux et leurs réactions à l’art, enchâssés dans l’histoire, et en même temps à nous arroger un droit de survol, placés comme nous le sommes sur ce que nous prenons pour le sommet de l’histoire. L’oeuvre d’art qui survit semble alors confirmer notre position supérieure. Le but de sa survie c’était nous. C’est une illusion. Rien n’échappe à l’histoire. La première fois que j’ai vu le Grünewald, je tenais à le situer historiquement. Par rapport à la religionmédiévale, la peste, lamédecine, le lazaret.Maintenant, j’ai été forcé de me situer historiquement. En période d’expectative révolutionnaire, j’ai vu uneoeuvre d’art qui avait survécu comme une preuve du désespoir du passé ; dans une période que nous devons endurer, je vois la même oeuvre offrir miraculeusement un étroit passage à travers le désespoir. »
8.
Lentement est né le sentiment que l’histoire hésitait, qu’elle stagnait. Plus on attend le grand bouleversement qui ne vient pas, plus son image est ébranlée. Jusqu’à ce que, chemin faisant et à force d’attendre, l’on devienne une autre personne. Désespoir est sans doute un terme trop fort. Désillusion convient mieux. Mais que signifie désillusion si ce n’est la perte des illusions, la perte du rêve que l’on croyait correspondre à la réalité. Retomber les pieds sur terre : cela peut être désagréable, mais en soi il s’agit d’une expérience positive.
9.
L’année 1989 fut un autre moment de basculement où il a fallu ajuster la perception, un moment où des processus opérant depuis longtemps faisaient soudain surface. Ce genre de moments aide à structurer et à comprendre les lentes évolutions de la réalité sociale. Des faits qui nous ouvrent les yeux par leur forme et leur force, dont on ne peut plus détourner le regard et qui rendent perceptible le travail sous-jacent. Comme plus tard, en 2001, quand l’image des tours jumelles en feu a signifié un basculement de la réalité comparable à celui provoqué par la chute duMur de Berlin en 1989. Tout le bloc de l’Est s’est « émietté » en un rien de temps. La joie de l’extension du territoire de la liberté a néanmoins laissé un arrière-goût amer. L’euphorie avec laquelle cette victoire du capitalisme sur le communisme a été accueillie en Occident avait de quoi mettre mal à l’aise. On s’est trop targué d’avoir eu raison. Car la dissolution du bloc de l’Est ne signifiait pas seulement la victoire de la démocratie en tant que système politique sur les dictatures communistes,mais la disparition aussi de l’économie planifiée à la faveur du marché libre. Dès lors, le capitalisme débridé a eu les coudées franches pour s’imposer dans lemonde entier. Conjointement à la fin définitive de la Guerre froide, on a voulu nous faire croire qu’il n’y avait plus d’idéologies. Mais en même temps, tout a été mis en oeuvre pour créer l’image du nouvel ennemi : le terroriste intégriste qui incarne le Mal absolu et entraîne dans son sillage à peu près tous les États musulmans.
10.
L’année 1989 n’était pas seulement celle de la chute du Mur de Berlin. Cette même année a vu le massacre de la place Tian’anmen à Pékin, la mort de l’ayatollah Khomeiny à Téhéran, l’invasion de l’armée états-unienne au Panama et le début du démantèlement du régime de l’apartheid en Afrique du Sud. Une fois de plus, il fallait ajuster en profondeur le système de signes personnel avec lequel on pouvait lire le monde, certainement en ce qui concerne l’Europe. Cela fait 20 ans à présent, mais on dirait que dès lors tout s’est accéléré à une cadence infernale. Ce qui s’est accompli depuis aura requis, je pense, moult adaptations et soulève toujours des questions, et pas uniquement de la part de personnes d’un certain âge, mais pour tout citoyen du monde, adulte et conscient en 1989. Parallèlement aux séismes d’ordre économique et politique — dont le processus est d’ailleurs toujours en plein cours —menant à un nouvel ordremondial, s’est déroulée une révolution technologique sans pareille. La numérisation de notre pratique quotidienne, mais surtout les innovations des technologies de la communication et des médias de masse se sont réalisées à une telle vitesse que nous n’avons toujours pas pu reprendre haleine. Le choc est sans doute comparable à ce qu’a occasionné l’invention de lamachine à vapeur ou de l’électricité pour nos ancêtres.
L’impact de tous les changements en cours est si grand que notre conscience du temps et de l’espace, notre perception même du monde s’en retrouvent sens dessus dessous. À chaque sujet évoqué au journal parlé de la VRT concernant l’actualité étrangère, apparaît à l’écran un petit globe terrestre qui tourne et sur lequel on fait un gros plan du lieu où se déroule le sujet abordé, afin de nous le situer. Ce qui a pris forme dans nos têtes au cours des dernières années n’est ni plus nimoins l’idée que nous pouvons pour ainsi dire saisir et maîtriser ce petit globe comme une entité et comme une image. Mais peut-être que même cela n’est pas nouveau. Quel choc incroyable ont dû subir nos aïeux quand ils se sont rendu compte que la terre était ronde et non plate.
11.
Je voudrais me pencher sur quelques changements qui se sont produits récemment pour tenter de mieux saisir la façon dont il faut, ou dont il faudrait, percevoir le monde à l’heure actuelle.
1)
D’un point de vue économique, un nouvel ordremondial est en train de se forger. Les États-Unis, l’Europe et le Japon n’occupent plus à eux seuls la plus hautemarche de l’échelle économique. L’extension du G8 au G13, incluant les économies émergentes que sont la Chine, l’Inde, le Brésil, l’Afrique du Sud et le Mexique, est un phénomène que l’on observe depuis quelque temps. Le récent sommet de Londres autour de la crise financière mondiale a réuni 20 États, et non pas 13. En 2005 (je puise ces données dans l’ouvrage limpide de Rik Coolsaet, De geschiedenis van de wereld van morgen), la production combinée de ces cinq pays émergents dépassait pour la première fois celle des pays dits développés. Les pays riches ne contrôlent donc plus l’économie mondiale. L’Europe, qui s’est toujours considérée elle-même, son économie et sa culture comme le centre dumonde, l’Europe en tant que berceau de lamodernité, devra faire face de toute urgence au fait qu’elle ne peut plus revendiquer sa position eurocentriste. Plusieurs enquêtes à l’échelle mondiale indiquent que le pessimisme détermine l’état d’esprit général des citoyens des pays riches, tandis que les pays émergents et en voie de développement présentent une vision plus optimiste.
2)
La vitesse incroyable à laquelle nous pouvons communiquer avec le monde entier, et à laquelle les décisions économiques peuvent être exécutées, mène à une accélération folle de notre sphère quotidienne de travail. Pour réaliser toujours plus de profit, il faut tout le temps innover, l’entreprise doit prouver aumarché qu’elle est flexible. Il en découle à l’égard des salariés une exigence d’engagement polyvalent, de spécialisation, de fragmentation. Plus de tâches routinières, plus de travail à la chaîne : cela ressemble à plus de liberté. Mais pouvoir reprogrammer les êtres humains comme des ordinateurs a un coût. Et ce coût représente, comme le décrit Richard Sennett, l’abandon de sa propre histoire professionnelle, de son savoir-faire, de la construction de liens durables dans un cadre de travail, du lien émotionnel avec sonmétier, de l’expérience et de la confiance. Le prix de la pensée à court terme.
3)
La disparition de la possibilité de tracer une ligne narrative à travers sa vie par le biais de sa profession n’est certainement pas le seul changement de notre vécu temporel. Quel effet a sur nous le fait que nous soyons en mesure, grâce aux technologies modernes de communication, de vivre quasi tout ce qui se passe dans lemonde en « temps réel », en son et en image ? Quel en est l’effet sur notre perception, sur nos émotions, sur nos pensées ? Sommes-nous résistants à une existence en « téléprésence » ? Quel effet a sur nous le fait que, par l’amélioration des conditions de vie et les progrès de lamédecine, un nombre croissant de familles se composent non plus de trois, mais de quatre générations ? Quelles relations entretiennent arrière-petits-enfants et arrière-grands-parents ? Sommes-nous préparés à la simultanéité ? Sommes-nous réellement capables de simultanément conduire une voiture, téléphoner, consulter un GPS et enregistrer lesmessages publicitaires des panneaux qui défilent à toute vitesse ?
Quel effet a sur notre conscience de la mortalité et de l’immortalité le fait que des personnes très âgées demandent à pouvoir cesser de vivre ? Quel effet cela a-t-il sur notre conception du suicide et de l’euthanasie ? Etc. Quel effet a sur nous, comme le formulait Sloterdijk, le fait de devoir intégrer le plus important changement mental de la civilisation occidentale du XXe siècle, à savoir passer de la primauté du passé à la primauté de l’avenir. Nous établissons des listes des éléments majeurs du passé que nous voulons emporter ; nous discutons de canons, de patrimoine culturel, de répertoire, de termes finaux, nous choisissons le Belge, Flamand, etc. le plus important de tous les temps.Mais cela n’apporte pas de véritable solution à la façon dont nous abordons le passé. Et quand on s’est empreint durant les années 70 de l’importance de la conscience historique en tant que grille de lecture par excellence du monde actuel, cette évolution demeure d’autant plus difficile à manier.
4)
Dans son ouvrage Non-Lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, paru dès 1992, l’anthropologue français Marc Augé décrit le sentiment d’accélération du temps et donc de l’histoire, ou plutôt le processus du « devenir historique ». L’histoire nous talonne, dit-il, un événement a à peine eu lieu qu’il appartient déjà à l’histoire. Notre vie quotidienne se compose aujourd’hui d’une succession d’événements. Parce que seule « la nouveauté perpétuelle » se révèle vendable, notre société sombre de plus en plus dans une névrose obsessionnelle : celle de créer non seulement des produits toujours nouveaux, mais aussi des tendances nouvelles et des phénomènes nouveaux. Leur croissance quantitative est inversement proportionnelle à leur valeur qualitative. Les jours qui passent débordent d’événements anodins produits par l’homme, et cette montagne de banalités que nous appelons ensuite « histoire » nous barre la vue de ce qui se trouve derrière, plus loin dans le temps. Cette « surabondance d’événements » nous impose une « surabondance d’informations ». Nous tentons désespérément d’attribuer, à un rythme effréné, une signification à chacun de ces événements. « Le besoin de donner une signification au présent, sinon au passé, est le prix que nous payons pour la surabondance d’événements correspondants à une situation que nous pourrions appeler “surmoderne”, pour exprimer sa qualité essentielle : l’excès. » Nos tentatives de saisir le moment présent, dans l’espoir d’ainsi comprendre la vie, affectent également notre vision de l’avenir. L’avenir semble coïncider avec le présent, la science-fiction est devenue réalité, mais le prix à payer est la disparition de l’idée du progrès dans laquelle nous puisions autrefois de l’espoir, autour de laquelle nous caressions des illusions. L’avenir, qui représentait la source à laquelle nous pouvions nous abreuver d’optimisme et d’idéalisme.
5)
Avec l’effondrement du monde communiste — même si ces sociétés correspondaient si peu au nouveaumonde dont nous rêvions jadis —, une notion très importante a disparu de cemonde : l’idée que plus d’un modèle de société était possible, que d’autres options existaient — si imparfaites et bancales fussent-elles. Faut-il alors limiter l’utopie à la seule orientation de ce que nous poursuivons ? Ou bien nous fautil éliminer la notion même « d’utopie » de notre désir d’un monde meilleur, plus parfait, car en pratique — et dès l’élaboration du plan sur le papier — celui-ci se métamorphose manifestement et de manière inéluctable en une contre-utopie dangereuse, en une dictature qui contrôle tout ? Le philosophe roumain Emil Cioran définissait l’utopie comme « le grotesque en rose ». Un pays de féesmonstrueux remplace l’image de l’avenir, « une vision d’un bonheur irrévocable, d’un paradis dirigé, où le hasard n’a pas de place, où lamoindre fantaisie apparaît comme une hérésie ou une provocation. » Mais il ajoute : « On peut tout étouffer chez l’homme, sauf le besoin d’absolu ». Et de conclure : « Point de paradis, sinon au plus profond de notre être et comme dans lemoi dumoi ; encore faut-il pour l’y trouver avoir fait le tour de tous les paradis, les révolus et les possibles, les avoir aimés et haïs avec la maladresse du fanatisme, les avoir scrutés et rejetés ensuite avec la compétence de la déception. »
6)
La vision holistique du monde que nous chérissions dès les années 70 en théorie, à savoir le sentiment que tout était lié à tout, semble s’être concrétisée aujourd’hui. Un seul système enjambe toute la planète. Tout comme le temps, l’espace paraît, lui aussi, compressé. L’Internet, d’autres médias « en temps réel » et le tourisme ont rendu notre monde plus petit : nous pouvons pour ainsi dire communiquer avec n’importe qui, n’importe où dans le monde, comme s’il s’agissait de nos voisins. Le monde s’infiltre dans nos vies et nos foyers. Lorsqu’à la fin de l’année 2004, un tsunami a frappé un certain nombre de pays de l’Océan Indien, faisant 300 000 victimes, les images en temps réel n’ont pas seulement suscité un sentiment de proximité, elles nous ont également montré le grand nombre de touristes européens qui y passaient leurs vacances, comme s’il était question d’une destination du Sud de la France.
Mais il y a plus encore. Des concepts spatiaux comme le centre et la marge, dont nous faisions encore beaucoup usage dans les années 80, ont une tout autre acception de nos jours. Dans les années 70, résister à l’ordre social signifiait d’emblée que l’on prenait aussi ses distances avec le système et que l’on décidait de se situer en dehors. On allait vivre dans une communauté, par exemple, ou l’on partait s’installer dans les montagnes népalaises ou porter de l’aide humanitaire dans un pays du tiers-monde,mais l’on s’intégrait lemoins possible dans la société de classe. Aujourd’hui, on a le sentiment « de ne plus pouvoir se retirer » de la société. Tout est en effet immédiatement récupéré : on a la sensation contradictoire « d’être enfermé » alors que le monde s’ouvre à nous.
À l’heure actuelle, quasi chaque point peut être le centre dumonde : dans chaque métropole, on retrouve un concentré de phénomènes planétaires.
Le monde ressemble à un hologramme brisé : dans chaque fragment, on retrouve l’entité. Les lieux sont interchangeables. Mais précisément parce que tout est tellement nivelé et ressemblant, la différenciation et l’individualisation redeviennent importantes.
Le champ de tension entre le local et le global, entre l’universel et le territorial est omniprésent. Centre et marge, le dehors et le dedans ont pour ainsi dire changé de place. Le global est au coeur de toute entreprise, où qu’elle soit : au coeur de l’économie, de la communication, de lamobilité. Le local est relégué à lamarge, à la périphérie, indépendamment de la place qu’il occupe sur une carte géographique ou un plan urbain. Dans le monde surmoderne, dit Marc Augé, les gens ne sont jamais et enmême temps toujours chez eux. Dans un certain sens, tout un chacun est déraciné et nomade. Ou comme l’exprime l’artiste-performeuse néo-zélandaise Kate McIntosh, qui a vécu dans différents lieux avant de s’installer à Bruxelles : « Dans chaque lieu, on perd son histoire. Dans chaque lieu, on peut se reconstruire. Cela nous offre la possibilité de changer. »
Une vie de construction et de déconstruction permanentes, sans cesse recommencée, chaque fois ailleurs : tout un chacun n’est pas fait pour ce genre de vie éclatée, fragmentée. Tentatives d’existence. Les grandes histoires ont disparu, mais le besoin de narrations à partager avec d’autres n’a sans doute jamais été aussi grand. Des récits par le biais desquels l’on parvient tant bien quemal à rassembler ces bribes de viesmorcelées. Plus lamondialisation avance, plus on a besoin de particularisme, d’individualité.
7)
L’aliénation entre l’homme et le monde va encore bien plus loin. Villes inondées, incendies inextinguibles, fonte des glaces et de la banquise, espèces en danger et d’autres qui font leur apparition dans des régions où elles n’avaient jamais été vues auparavant, niveau de la mer en hausse, ouragans dévastateurs, déforestation galopante, mers et lacs qui s’assèchent, désertification croissante, pluies diluviennes, sécheresse persistante, populations déplacées en masse à cause de catastrophes naturelles ou de guerres pour des ressources énergétiques, de la nourriture ou de l’eau… L’excès autour duquel s’articule le monde le détruit aussi. Quel effet cela a-t-il sur nous ? Cela nous touche,mais bien trop peu. Parce que nous détournons le regard. Parce que la plupart d’entre nous sont hors d’atteinte. Un seul chiffre, tiré de l’ouvrage de James Martin, The Meaning of the 21st Century, paru en 2006 : les États-Unis représentent 4,5 % de la populationmondiale et produisent 23 % des gaz à effet de serre. En se penchant sur une carte du monde, on voit que les pays les plus riches polluent le plus, alors que les régions les plus pauvres subissent d’ores et déjà les stigmates de la dégradation de la planète ; leurs populations seront aussi les premières victimes des catastrophes à venir. Etc.
12.
Tentatives d’existence. L’être humain est un animal lent qui risque de se perdre dans la vie surmoderne ultra rapide. Les problèmes qui l’attendent sont tellement foudroyants qu’il ne veut d’une part pas les voir et que, d’autre part, il recherche désespérément une bouée, un point d’appui, un abri. Son potentiel d’absorption est limité, il ne peut par conséquent souvent pas gérer la profusion de stimuli qui s’abat sur lui. Samémoire est limitée, il ne peut par conséquent pas intégrer toute l’information qui déferle sur lui. Il est obligé de faire de plus en plus appel aux machines. Sa dépendance à l’égard de la technologie augmente à vue d’oeil. Il se peut que j’observe toutes ces facettes de la problématique de la mondialisation trop à travers le prisme du pessimisme des pays développés, de ce petit pourcentage de personnes privilégiées qui vivent dans de bonnes conditions sur cette terre. Trop par le prisme de ces créatures effrayées que nous sommes, qui possèdent tant qu’elles sont habitées par l’angoisse de tout perdre. Il se peut qu’ailleurs lamondialisation soit vécue demanière très différente. Parce que la lutte pour la survie domine tout le reste. Parce qu’il n’y a pas d’autre issue. Revenons-en au point de départ. Revenons-en aux premières questions. Rien n’échappe à l’histoire et il n’y a pas d’immunité contre le monde. Sa propre petite histoire et la grande histoire globale se rejoignent toujours quelque part : là où l’on se situe, où se situe son point de vue. Il est à la fois différent et pareil pour chacun. Ma longitude et ma latitude se croisent en ce lieu, en ce moment. Mon bagage contient une mémoire et toute une tranche de vie, une pratique artistique et une petite part d’expérience du monde. Mais le monde nouveau requiert un nouveau positionnement. Un positionnement qui ne permet pas que l’on se place au coeur des événements, mais pas en dehors non plus, et qui nous rend toujours mutuellement accessibles et coresponsables. Peut-être un positionnement comme celui que décrit Judith Butler dans son ouvrage Precarious Life. The Powers of Mourning and Violence (Vie précaire. Les Pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001) : « Notre aptitude à ne pas nous raconter uniquement à la première personne,mais disons à partir de la position d’un tiers, ou de recevoir un compte rendu à la deuxième personne, peut en somme étendre notre compréhension des formes qu’a adoptées le pouvoir mondialisé. »
13.
Revenons-en au point de départ. Revenons-en à l’art. La position de l’auteur omniscient appartient sans doute définitivement au passé : personne n’est enmesure de saisir l’ensemble du monde et se prononcer de manière sensée à ce sujet. Mais comment l’artiste peut-il donc trouver sa voie dans cette multitude d’impressions, de pensées, de sensations, de sentiments ? Comment peut-il affronter ce foisonnement ? Comment commencer à démêler cet écheveau ? Comment obtenir une perception limpide et comment partager ses questions avec le public ? J’essaie de faire un petit exercice.
1) Ralentir en figeant l’image. De nos jours, nous faisons face à une telle profusion d’images dans notre vie quotidienne que nous ne pouvons quasi plus les regarder et en prendre conscience, mais entre-temps elles nous touchent quand même, elles nous affectent et nous orientent dans une certaine direction. Vu la rapidité avec laquelle les images défilent sous nos yeux pour s’effacer aussitôt et céder la place à de nouveaux stimuli, il me semble que de plus en plus d’artistes se concentrent sur la création d’images figées ou à peine enmouvement, par le biais de la photographie, de la vidéo, des hologrammes, et de diverses applications des technologies nouvelles, mais également à travers des médias plus anciens comme le théâtre et la danse ou le mouvement. Leur nécessité de procéder de la sorte peut être interprétée comme un désir de suspendre le temps, lemouvement, de les ralentir afin d’à nouveau permettre une réflexion à propos de ce que l’on voit. Face à la surabondance d’événements, ils proposent l’image fixe, immobilisée, dans laquelle ils souhaitent réunir toute la richesse de données que comporte chaque instant. Il ne s’agit pas juste d’une image, mais de montrer le moment où plusieurs strates de signification sont conjuguées et empilées. L’image en tant qu’archive, en tant que mémoire. Capturer le moment en cours permet de montrer la simultanéité de différentes métaphores, comme dans les projets Stills et I/II/III/IIII de Kris Verdonck. Dans les corps féminins suspendus de I/II/III/IIII on peut, en un éclair, tout autant voir des anges flottants que des carcasses accrochées à un pendoir. L’image peut être porteuse de paradoxes. Cette démarche qui consiste à créer des images (quasi) fixes de corps ou d’objets en mouvement est en fait le procédé inverse de ce que tentaient de faire les futuristes et les suprématistes au début du XXe siècle. Dans ce qu’il appelait ses prouns, El Lissitzky tentait de susciter une perception tridimensionnelle à la vue d’images bidimensionnelles en créant un mouvement virtuel entre les surfaces. Dans le manifeste de la peinture futuriste, Umberto Boccioni a écrit : « Le geste que nous voulons reproduire sur la toile ne sera plus un instant fixé du dynamisme universel. Ce sera simplement la sensation dynamique elle-même. (…) La construction des tableaux a été jusqu’ici stupidement traditionnelle. Les peintres nous ont montré les objets et les personnes placés devant nous. Nous placerons désormais le spectateur au centre du tableau. » Cette différence d’approche entre hier et aujourd’hui découle de la différence entre notre réalité et sa perception. Les futuristes voulaient « saisir » la nouvelle dynamique de la société, une dynamique qu’ils exaltaient : aujourd’hui, la dynamique est si douloureusement étourdissante que nous préférons l’immobiliser. En outre, nous avons probablement atteint une sursaturation d’images en mouvement (la télévision, le cinéma, etc.), tandis qu’à l’époque la télévision n’existait pas et le cinéma n’en était encore qu’à ses premiers balbutiements.
2) Ralentir en intervenant dans le temps. Une autre forme de ralentissement consiste à étirer le moment, comme le fait IvanaMüller dans Playing ensemble again and again, un spectacle dans lequel le salut final se déroule au ralenti et prend la dimension d’un spectacle d’une heure. Encore un contraste avec les options des futuristes qui étaient en quête d’un théâtre de la rapidité et de la « concision ». Dans leurmanifeste intitulé Le Théâtre futuriste synthétique (1915), Filippo Tommaso Marinetti, Emilio Settimelli et Bruno Corra ont écrit : «Nous sommes convaincus que, de manière mécanique, par la force de la concision, nous pouvons parvenir à un théâtre entièrement nouveau, en parfaite harmonie avec notre sensibilité futuriste, rapide et laconique. Nos actes peuvent également être des instants, qui ne durent que quelques secondes. Avec cette brièveté essentielle et synthétique, le théâtre peut soutenir et même surmonter la concurrence du cinéma. » Ici aussi, on retrouve à nouveau l’impact de l’évolution technologique : réaliser un spectacle au ralenti n’est possible que grâce au cinéma qui nous amontré des prises au ralenti, que l’on a pu imiter par la suite. Demanière générale, on peut établir un lien entre le regain d’intérêt pour la performance et le désir de vivre plus intensément et plus consciemment lemoment en regard du rythme trépidant de la vie quotidienne. L’immobilité et le silence,mais aussi le bégaiement, le chancellement et la quasi-chute : autant de moments pendant lesquels le flux qui nous propulse s’interrompt, permettant à nos pensées et à nos sens d’accomplir leur tâche authentique en toute quiétude. 3) La création d’un espace au sein duquel le spectateur est mobile. En tant qu’organe, l’oeil a besoin de frontalité. Si le monde est un théâtre, le théâtre est unoeil. Des scientifiques ont remarqué que les théâtres construits au XVIIe et au XVIIIe siècle — donc après l’apparition de l’Optique de Kepler — présentent une architecture comparable à l’anatomie d’unoeil. Nos bonbonnières sont conçues comme des globes oculaires ; à partir de là, les spectateurs regardent le théâtre qui représente lemonde à travers une lentille imaginaire qui se trouve au niveau du manteau. Cette frontalité a ses limites. L’oreille est plus intelligente ; elle peut également capter ce qui se passe derrière nous ; le son est comme l’eau, il se glisse partout, remplit tout l’espace, nous entoure, comme une architecture, comme un environnement. La création d’un environnement — ce que l’on pourrait qualifier d’espace que le public habite pendant une brève période — est une autre méthode artistique pour réduire et quelque peu diriger lamultitude de stimuli auxquels nous sommes exposés : dans cet environnement, le spectateur peut essayer d’ordonner, de synthétiser l’information qui lui parvient par le biais de différents sens. Il détermine lui-même lemouvement qui s’accomplit dans cet espace et la durée de temps qu’il veut y passer. Une application plus poussée de cetteméthode aboutit à la technique de l’immersion, une plongée directe dans laquelle le spectateur perd parfois entièrement le contrôle des stimuli,mais où l’expérience de l’entité synesthétique est pleinement accentuée. Figer le temps, étendre l’instant, circonscrire l’espace, etc. : tout cela fait partie du travail de l’artiste pour rendre lemonde limpide, pour s’émanciper et émanciper le public. Cela relève de la dramaturgie de la perception qui est encore en pleine évolution : cette quête d’une méthode permettant au spectateur — qui est à la fois un individu et unmembre du public — d’à nouveau vivre l’ici etmaintenant demanière consciente. C’est également ce questionnement qui rapproche aujourd’hui le théâtre des arts plastiques.
14.
Quand le temps et l’espace sont manipulés simultanément, ils génèrent un trajet, une chronologie, un cheminement, un mouvement et éventuellement une histoire. Lors de la naissance d’une histoire, le point de concentration change, car cette naissance suscite aussi le désir de suivre l’histoire : l’attention se déplace du moment vers la progression, vers le passage d’unmoment à l’autre. La valeur du moment se limite alors à sa fonction dans la chaîne narrative. Comment réconcilier le moment et le cheminement, la simultanéité et la succession ? Comment l’histoire peut-elle être incluse dans l’image ? Par sa stratification ? Par son orientation ? Peut-il y avoir une chronologie au sens « d’une durée de temps qui s’écoule » sans que cela débouche sur une structure narrative ? À l’heure actuelle, la communication semble le plus souvent se dérouler par le biais d’images, sans faire usage de la parole. Le statut du langage, ce média ancien, lent et symbolique, est ébranlé, tant dans le contexte de la communication sociale que théâtrale.William Forsythe y a consacré un spectacle. Dans Heterotopia, le langage se voit attribuer une dimension spatiale. Le langage est devenu image, une esplanade remplie de personnages, une tour de Babel horizontale, mise à plat. Et tous ces personnages, y compris le public, suivent la (trans)mission que Peter Handke a couchée sur le papier en introduction de sa pièce muette Die Stunde da wir nichts von einander wußten : « Ce que vous avez vu, ne le trahissez pas. Demeurez dans l’image. » Toutes les lettres de l’alphabet sont littéralement présentes sur scène, mais quoi que fassent les performeurs, les lettres refusent de fusionner pour générer des paroles et de la signification. Néanmoins, on communique tout au long du spectacle : par le biais des corps, des gestes, desmouvements, des actions, des sons, des images. Dans Purgatorio de Romeo Castellucci, la lecture du texte est transposée en image ; il en va de même dans le spectacle God exists, theMother is present,but they no longer care de Hooman Sharifi, au cours duquel du temps est accordé au public pour lire le texte projeté. Chez Castellucci il est question, entre autres, de décrire des choses qui vont se dérouler sur scène ou ne pas s’y dérouler. Il joue avec le temps. Il nous rend attentifs. Lesmots projetés nous incitent à mieux regarder. Quelle relation existe-t-il en fait entre les mots et les images ? Qu’y avait-il en premier lieu ? L’image ou la parole ? Wittgenstein avait-il raison quand il affirmait que la parole précède toujours l’image et que des images sans qualification verbale ne sont pas reconnaissables pour nous ? Les découvertes neurologiques récentes tendraient à confirmer la dernière partie de l’affirmation. Notre hémisphère droit (re)connaît l’image d’une cuillère. Notre hémisphère gauche (re)connaît lemot « cuillère ». Pour nous permettre de nous servir de la perception de cet objet, il faut que les deux hémisphères coopèrent. Pour pouvoir réfléchir, il faut que lesmots et les images se rencontrent. Dans ma pratique dramaturgique, je me rends compte chaque jour que nommer les choses donne lieu à un ajustement de la perception de ces choses. Et vice versa. Pour parler de nouvelles réalités, il faut développer un nouveau vocabulaire. Nommer, tenter de décrire ce qui est, me paraît une première tâche qu’il nous faut accomplir à l’égard de cette réalité troublante qui nous entoure. Pour déchiffrer le monde, pour raconter le monde, nous devons croire qu’il est susceptible d’être décrit. Peut-être est-ce là une première perspective, un premier élan. Pour pouvoir comprendre une chose, il faut pouvoir se la représenter. Pour pouvoir comprendre, il faut que la parole, l’image, la pensée et l’imagination fassent alliance.
15.
Le nouvel espoir, le nouvel optimisme, nous devrons les construire nous-mêmes. À ces fins, nous pouvons puiser de la force dans l’art — comme Berger en retire du retable de Grünewald — et de la pratique artistique. Dans son livre The Culture of New Capitalism (La culture du nouveau capitalisme), Richard Sennett aborde longuement la disparition, l’érosion du savoir-faire. Ce savoir-faire qu’il définit comme « bien faire une chose pour le plaisir de bien la faire ». « Plus une personne est en mesure de bien faire une chose, plus elle s’en préoccupe. (…) Bien faire les choses, même si cela ne rapporte rien, correspond à l’esprit du véritable craftsmanship, la connaissance de sonmétier ». L’art de la connaissance de sa profession en tant qu’engagement. Et aussi difficile que puisse être le parcours des artistes, ils appartiennent néanmoins aux « privilégiés » de la société, pour qui le choix professionnel comprend de fait, ou devrait toutefois comprendre, un engagement.Même si nous devons nous pencher sur l’impuissance sociale des arts, sur la portion congrue qu’ils peuvent seulementmettre dans la balance, nous disposons en tout cas d’un atout : la formidable force qui peut émaner de personnes qui aiment leur travail. » La poursuite de l’intégrité demeure pourmoi unmotif important de notre pratique. Et le doute aussi, y compris le doute de soi. Et puis : ne jamais prendre les choses pour acquises. Toujours rechercher, analyser, poser des questions.Ne pas se laisser dérober de la lenteur de notre pratique. Choisir son rythme et établir la profondeur. Prendre son temps et prendre sa liberté. Comme qui dirait : partir avec passion en quête de limpidité.
16. Coda
Deux citations à propos de la liberté : L’une de Primo Levi, chimiste italien, auteur, survivant d’Auschwitz : « Le nom liberté a beaucoup de significations, mais la forme de liberté peut-être la plus accessible, la plus appréciée subjectivement et la plus utile pour la société humaine consiste à bien faire sonmétier. » L’autre de SimoneWeil, philosophe etmilitante politique française : « La liberté véritable ne se définit pas par un rapport entre le désir et la satisfaction, mais par un rapport entre la pensée et l’action. »
Bruxelles, le 23 mai 2009