Et "la" danse?
Le contexte scénographique et dramaturgique n'est pas élaboré à côté de la danse. En ce sens, ce n'est pas ce qu'on appelle habituellement un "contexte". La lumière et la musique ne viennent pas "colorer" une danse qui demeurerait entière et elle-même. Le "contexte" n'est pas autour, ce n'est pas un ajout, encore moins des atours pour le mouvement. Il en modifie le sens, il est à l'intérieur. Travailler sur les lumières et sur le son implique donc aussi une physicalité. La danse n'est pas "confrontée" aux divers éléments plastiques et sonores constitutifs d'un spectacle, elle ne "collabore" pas non plus avec eux: ces deux termes supposent déjà l'existence d'une frontière bien établie entre disciplines artistiques.
Con forts fleuve est le fruit ou l'héritage, en grande partie inconscient, des six années de travail précédentes. Cette pièce n'aurait évidemment pas existé sans À bras le corps, Les Disparates, Aatt enen tionon, herses (une lente introduction) et sans le fait que nous n'avons jamais cessé de les présenter. Dans une certaine mesure, ce sont toutes des pièces en réaction. Les Disparates, par exemple, avait été conçu en réaction à Factory d'Hervé Robbe. Factory, qui fut une pièce importante pour moi, organisait une articulation très huilée entre le travail plastique de Richard Deacon et les corps en mouvement. Face à ce "dialogue constructif", nous avons été poussés, Dimitri Chamblas et moi-même, à affirmer un travail non fusionnel, de tension et de distance entre une sculpture de Toni Grand et une danse. La lumière éclairait cette co-présence avec trois partis pris très distincts: un choix "global", avec des lumières de face, immobiles, traitant indifféremment le danseur et la sculpture ; un choix "fin", avec la possibilité de distinguer les deux et de rendre compte du vide translucide de la sculpture de Toni Grand; un choix alternatif, enfin, en jouant des contre-jours et de la rythmique induite par la danse. Soit une "exposition" crue, puis une "révolution" de la matérialité de la sculpture dont l'opalescence permettait une danse plus en demi-teinte, pour finir sur une "alternative" festive dont la sculpture demeure le contrepoint définitif.
Dans Aatt enen tionon, l'objet lumineux est paradoxal, violemment présent, il produit néanmoins une lumière douce sur les corps. La performance globale dure quarante minutes, mais "la danse " elle-même n'est interprétée que pendant vingt-cinq minutes, dans un "trou" musical. La temporalité de herses (une lente introduction) est liée a une réflexion critique sur l'œuvre d'Helmut Lachenmann, menée en collaboration avec Olivier Renouf. La pièce est divisée en quatre moments. Elle commence en silence (après que les spectateurs ont vu deux techniciens mettre en marche une vingtaine de ghetto-blasters posés au sol, au milieu de l'espace de jeu, sur ou sous les sièges des spectateurs). Air pour grand orchestre et percussion soliste de Lachenmann est alors diffusé intégralement sur des haut-parleurs, accrochés en carré au-dessus des spectateurs ; une part de la qualité du concert se perd là. À la fin du morceau, les ghetto-blasters se déclenchent les uns après les autres et diffusent simultanément une dizaine de compositions écrites par Lachenmann entre 1969 et 1986. Certaines pièces sont audibles depuis plusieurs postes et se déplacent ainsi dans l'espace et dans le temps, tandis que d'autres semblent ne pas vouloir bouger. Grâce à cette dynamique, chaque spectateur, selon le siège qu'il occupe, a une écoute singulière. Il n'y a plus de place idéale, chacune offre un point de vue, d'écoute particulier. En assistant pour la première fois a une représentation de herses, Lachenmann - qui auparavant ne savait pas quel traitement nous allions faire subir à ses musiques - a comparé cette mise a plat de quinze ans de travail a l'impression éprouvée par un sculpteur qui entrerait dans son atelier et porterait sur ses travaux un regard d'ensemble. À l'issue de ces tiraillements organisés avec une musique malmenée, nous désertons la salle parce qu'il est impossible de danser à côté de la musique de Lachenmann si on la respecte : musique d'actions concrètes, elle doit aussi être regardée pour être entendue. À la fin du spectacle, alors que les danseurs ont quitté la scène, Jérôme Pernoo occupe seul le plateau et joue Pression pour un violoncelliste intégralement et en direct. Les spectateurs de danse sont parfois déconcertés par ce vide soudain.
Comment intégrer un élément qui n'a pas été créé en vue du spectacle (les textes de John Giorno dans Con forts fleuve, la musique d'Helmut Lachenmann dans herses ou celle de PJ Harvey dans Aatt enen tionon, une sculpture de Toni Grand dans Les Disparates, la nudité dans Aatt enen tionon et herses, par exemple), et qui vient donc le perturber d'une façon ou d'une autre? Comment l'intégrer tout en maintenant une forme de mise en tension perturbatrice? On peut penser que le spectacle se construit "autour" de la nudité, du texte de Giorno, de la musique de Lachenmann, de la sculpture de Toni Grand, ou bien que nous élaborons "notre" nudité, "notre" texte, "notre" musique. Si l'observateur ne centre son regard que sur le mouvement des corps, il risque de ne pas voir que la danse s'effectue aussi sur la scène lumineuse ou sonore, de ne pas percevoir comment le travail du corps traverse les pratiques artistiques contemporaines, qu'il v a une approche physique de la lumière, du son, du plastique, du textuel. Néanmoins, il n'est pas facile de mener une pièce qui puisse être a la fois ancrée dans un travail sur le mouvement et au fait de la globalité du spectacle.
Dans le film de la plasticienne Sharon Lockhart, Goshogaoka (1997), est mené un travail réel sur la conduite d'une présence corporelle, alors que, a priori, tout semblerait la nier. Sharon Lockhart, en collaboration avec le chorégraphe Steven Galloway (Ballett Frankfurt), y filme de jeunes basketteuses japonaises au cours de leur entraînement. À première vue, ce qu'elles font est extrêmement stakhanoviste, volontaire, elles cherchent la maîtrise du jonglage. Mais, à force de répétitions et dans cet excès même (parce que la balle échappe, parce que le corps est fatigué, parce que Sharon Lockhart filme en orientent le regard sur le fait que les joueuses longent le terrain, qu'elles se massant consciencieusement, etc.), leurs corps se mettent à parler de façon quasi inconsciente, à entrer dans un jeu qui nous renvoie à un travail de danseur et qui dépasse la tache fixée au départ. On peut donc faire une lecture kinesthésique et chorégraphique de cet entraînement de basket, construit par les veux de la cinéaste. Peut-être ne défendrait-elle pas ainsi son film, et peu importe. Par rapport au champ historiquement défini comme "danse", on pourrait aussi dire que ce n'est pas de la danse, et pourtant... Cette dimension existe parce que ce travail n"aurait pu s'effectuer sans une perception "en danse": c'est à partir d'une exploration de la corporéité que l'image est traitée. Ce travail active la perception comme un danseur contemporain pourrait la mettre en œuvre. Un peut se réjouir du fait que, dans ou depuis le champ de la danse, on puisse travailler sur la vidéo, l'architecture, etc. Quand on nous demande s'il s'agit encore de danse dans Con forts fleuve, on a tendance à répondre qu'on n'y fait que de la danse. C'est en se concentrant sur l'expérience du mouvement qu'un travail de danseur a le plus de chance de résonner avec la corporéité d'un musicien, d'un acteur, d'un réalisateur son, d'un plasticien, d'un cinéaste, d'un éclairagiste ou d'un architecte.
Que ce questionnement passe par différents médiums importe finalement peu. On sort du problème d'identification institutionnelle et des étiquettes, "c'est de la danse", "ce n'est pas de la danse" (et parce que ce n'est pas de "la danse", vous ne pouvez prétendre obtenir des subventions a ce titre, ni être programmé sous la rubrique "danse"). On n 'a pas forcément besoin en soi d'un corps pour danser. L'étiquette "danse" gagne à être étendue à bien des projets. Au-delà des questions de genre ou de champ artistique, on en vient à penser, avec bien d'autres, la pratique en danse comme un traitement sensoriel spécifique de 'l'environnement. Elle ne se définit plus par une écriture chorégraphique, un vocabulaire, une certaine manière d'organiser des corps sur scène, par un style et des figures. Les ruptures, les déplacements dans l'histoire de la danse de ce siècle se sont faits aussi a partir de nouveaux savoirs kinesthésiques, d'une interrogation renouvelée sur tout ce que peut un corps, sur tout ce qu'il nous fait. Mais présenter la danse contemporaine comme l'art qui naviguerait entre tous les arts, comme une pratique baladeuse, ne peut nous satisfaire entièrement: tout n'est pas dans tout.