Déplacement d’un corps critique
Avec Alain Buffard, Benoît Lachambre, Jennifer Lacey et Julie Nioche, le festival Les Antipodes, à Brest, donne rendez-vous à des projets chorégraphiques qui « ouvrent les esthétiques sans entraves ». Et dans un passionnant ouvrage, Boris Charmatz et Isabelle Launay s’entretiennent sur « l’échafaudage » de nouvelles organisations productrices de sens.
La danse est cet objet indéfini, quand bien même toutes sortes de techniques tentent d’en domestiquer la pratique, qui aurait au cœur de son projet le souci, individuel et collectif, d’émancipation. Entre dressage des corps et irruption du sujet, l’histoire même de la danse est jalonnée d’incessants allers-retours entre la police de l’asservissement et les dynamiques de la libération. Même dans sa dimension festive (plus large dénominateur commun ?), danse t-on pour « s’éclater », dispersant un trop-plein d’énergies contenues par l’organisation sociale ? Mais la « boîte » est le lieu de cet éclatement, encadré par l’industrie du loisir. Et en réaction, le mouvement des free-parties ne trouve t-il pas précisément écho dans une aspiration d’essence libertaire, à participer d’un flux (humain, musical, corporel) qui ne serait soumis à aucun encadrement ?
Pour la danse de spectacle, les théâtres sont eux aussi des « boîtes » (noires) qui inscrivent dans un cadre (de scène) des « pièces chorégraphiques ». La danse contemporaine, telle qu’elle s’est affirmée en Europe à partir du début des années 80, a conquis sa légitimité en se soumettant à cette théâtralisation du mouvement, se revendiquant comme « danse d’auteur » A bon droit, tant étaient encore vivaces les puissances symboliques du ballet classique pour une part, et du théâtre dramatique d’autre part. Vingt ans plus tard, c’est peu dire que les cadres ne sont plus vraiment les mêmes. Mais alors même que la « danse contemporaine » semble aujourd’hui instituée (dans des proportions qui restent toutefois à débattre, car certains territoires d’enseignement, de diffusion, de recherche et de création sont encore largement insuffisants) ; de nécessaires et stimulants contre-espaces ont vu le jour ces dernières années.
Dans l’un des tout premiers numéros de Mouvement (1), Christophe Wavelet pointait « l’imprégnation progressive », dans la production chorégraphique, de ce qu’il nommait « le choréotype » : « Le choréotype est à la danse ce que le stéréotype est au langage : une répétition mécanique du même, une conformation impavide au régime du médiocre ». Face à cette « standardisation du mouvement des corps et des conduites de perception », se sont dessinées des « coalitions temporaires » (dont en France, le rassemblement des « Signataires du 20 août » a été l’un des foyers essentiels) comme « autant de ripostes aux durcissements de l’impératif économique de production », qui ont cherché à « penser autrement la nature des différents projets qui tissent le champ de la danse d‘aujourd’hui ».
Cadrer / décadrer. Cette distinction est-elle encore valable ? « On est toujours dans un cadre », disait l’an dernier Xavier Leroy lors d’une rencontre au Quartz de Brest lors du festival Les Antipodes (2) ; « il ne s’agit pas de casser les barrières, car derrière les barrières il y a toujours des barrières ». Réfutant le mot de « radicalité », qui pouvait caractériser certaines avant-gardes des années 60, Xavier Leroy ajoutait : « On a la chance de ne plus être dans une position de rupture. On est dans une question clé qui est celle de la frontière, de la bordure, que l’on cherche à déplacer ». « Le cadre, ça peut être une fenêtre, un espace scénique mais aussi tout simplement une ligne d’horizon qui n’existe que pour autant qu’on se déplace. Si on se déplace, elle est ailleurs », lui faisait écho Sabine Prokhoris, psychanalyste et écrivain.
Déplacer les lignes conductrices de « la danse », c’est aussi déplacer l’horizon d’attente que peut en avoir le « spectateur ».Christophe Wavelet ne disait pas autre chose lorsqu’il écrivait : « Il n’y a rencontre, comme telle, qu’en tant qu’elle fait événement, qu’en tant qu’elle ouvre sur des horizons insoupçonnés. De ce fait, elle nous enjoint de produire de constants déplacements dans nos habitudes, à fournir un effort, un travail pour que nous accédions à son instance et, souvent aussi, à renoncer à des grilles d’analyses devenues historiquement insuffisantes, inadéquates ou inopérantes (1).
Le festival Les Antipodes, à Brest, prend délibérément rendez-vous avec certains de ces projets chorégraphiques qui déplacent les frontières de la danse, « avec la volonté d’ouvrir les esthétiques sans entraves », écrit Jacques Blanc, directeur du Quartz.. Sans entraves ? Dans le duo d’Alain Buffard et Régine Chopinot, Wall dancin’ – Wall fuckin’, le plateau est pourtant divisé en deux par un mur. Ce qui lie les danseurs dans un même espace / temps est aussi ce qui les sépare… (lire ci-contre). « C’est le lieu même du théâtre qui est interrogé, son cadre et ses conditions de réception, les attentes liées aux genres qu’il accueille », note Alain Buffard ; « Un mur, comme élément d’architecture, est un fondement des systèmes de productions de valeurs sociales, culturelles et sexuelles qui ne vaut que par ce qu’il abrite. Il s’agit de miner cette autorité par déplacement, par répétition ou par disparition ».
Ce jeu d’emboîtements et de désemboîtements, Benoît Lachambre le dissémine au contraire dans un principe de Rencontres. Plutôt que de construire une pièce, dont l’architecture s’offrirait d’un bloc au regard, il rassemble en effet, avec des performeurs, artistes visuels et compositeurs, « une série d’installations modulables » au gré desquelles les spectateurs devront circuler afin de « créer leur programme à partir des interventions et des informations existantes ». En collaboration avec la plasticienne Nadia Lauro, Jennifer Lacey entend elle aussi interroger « les modes de relation avec le public ». Pour ce faire, pas de dispositif particulier, mais « une masse de détails hétérogènes » à la périphérie de la scène, et un spectacle qui « examine les modalités de production de sens (via énigmes, suspens et nouvelles en espéranto) sans nécessairement en fournir ». De toute façon, « nous n’avons aucun moyen pour définir ce qu’il y a d’utile dans le geste d’un homme qui ne profile rien d’autre que son propre geste » ajoute Julie Nioche qui crée aux Antipodes, avec Rachid Ouramdane et les plasticiens Hervé Thoby et Soleen Camus, un projet dont elle dit qu’il est « une tentative pour créer un corps improductif et inutile au sens où la société moderne l’entend ».
Il s’agit bien, ici et là, « d’essayer d’inventer de nouvelles organisations productrices de sens », même si « le sens est une jungle que chacun défriche comme il peut », écrivent Boris Charmatz et Isabelle Launay dans Entretenir, un livre écrit à quatre mains qui décline fort à propos un certain nombre de variations tout à fait pertinentes pour qui veut suivre les déplacements qu’opère sur lui-même le champ chorégraphique actuel. Le corps, évidemment en jeu dans la danse ou la performance, n’y est plus vraiment investi de l’utopie émancipatrice qui a pu être celle de la modernité, tout au long du 20ème siècle. En tout cas, plus de la même façon. Entre les social-démocraties, qui ont dilué un certain idéal collectif, et le libéralisme conquérant qui a fait de l’individu une proie marchande, la création s’est mise au travail du doute. Ou, pour le dire autrement, de l’expérience. Lors des rencontres de l’an passé aux Antipodes, il fut question du « mode de production d’un corps critique ». Mais comme le notait Sabine Prokhoris : « Je ne crois pas qu’il s’agisse d’être « critique de » ou « critique sur » quelque chose. L’impasse dans laquelle on est peut être au sujet du discours critique, c’est de considérer qu’il a un objet, comme s’il y avait une position bien identifiée du critique, de celui ou celle qui tient un discours ; et qu’il y a de l’autre côté ce qui se fait. L’acte critique n’est pas tant un acte qui entérinerait un partage objectivant ; c’est au contraire un acte dont la provenance peut être questionnée, ce qui a une incidence sur les contenus mais aussi sur ce qui se fait ».
C’est alors qu’un certain nombre d’idées reçues s’effondrent. Dans Entretenir, Boris Charmatz et Isabelle Launay mettent ainsi à la question la « demande d’invention » qui est adressée (« comme un appel ou comme une sommation ? ») aux artistes : « On pourrait considérer que les artistes ne seraient là bien souvent que pour confisquer à l’individu quelconque le besoin d’inventer : en érigeant l’artiste en démiurge ou en capteur de toutes les énergies de transformation et de création, le spectateur serait dédouané de modifier quoi que ce soit de ses manières d’être, d’agir, de penser. (…) Non, vraiment, face à cette demande d’invention, préférons échafauder. Nous avons assez à faire à nous occuper des échafaudages, de la manière dont ça s’invente. Il est peut-être plus utile de regarder la machination des corps (…), plus utile aussi de se démarquer de la soi-disant urgence à inventer pour plonger dans des temporalités alternatives ».
(1) – Christophe Wavelet, “Ici et maintenant, coalitions temporaires”, Mouvement n° 2, septembre-novembre 1998.