L’après-sprectacle

Le Dernier Spectacle

Mouvement 1 Jan 2000French

item doc

« (...) l'instant qu'ils y brillent et meurent dans une fleur rapide, sur quelque transparence comme d'éther »
Stéphane Mallarmé (1)

Où commence et où finit la « danse » ? Si Le Dernier Spectacle du « chorégraphe » Jérôme Bel déjoue les canons dominants du spectacle vivant, c'est, entre autres, parce que son projet n'est plus le lieu d'une utopie mais d'une désublimation. Après les pages consacrées à Jérôme Bel (Mouvement n°4), Christophe Wavelet revient ici sur les contours et « stratégies » du Dernier Spectacle : il ne s'agit pas de promouvoir le corps lisse, optimiste et stéréotypé de la compétition spectaculaire, mais de procéder à la remise en énigme d'une « transparence » fantasmée des corps.

Le Dernier Spectacle ? Le dernier ? Oui. Le dernier. C'est en tout cas par ce titre qu'il se signale à nous. Et ceux qui ont fréquenté les précédents travaux du dénommé Jérôme Bel en auront savouré d'emblée, le caractère de mordante ironie. Quatrième opus d'un chorégraphe dont ce n'est pas le moindre paradoxe qu'il n'ait à ce jour jamais composé le plus petit commencement de danse, comment devons-nous l'entendre ? Pareil syntagme nous signale-t-il, simplement, que nous assisterons ici au plus récent de ses travaux, ou bien que nous nous apprêtons, candides spectateurs que nous sommes, à être témoins de l'ultime spectacle possible? Plus souvent qu'à son tour coutumier des jeux d'ambivalence sémantique, il semble que « l'auteur » – comme on disait jadis – se soit dès l'abord disposé à ne pas nous exempter du régime urticant de l'intranquillité. Mais après tout, n'est-ce pas de notre plein gré que nous sommes venus là ?

Entrées

Un homme entre, s'avance vers le public, s'immobilise à l'avant-scène, au centre. Il porte lunettes, bleu de travail, tee-shirt et brodequins de cuir, à son poignet, une montre-chronomètre, et déclare : « Je suis Jérôme Bel », puis actionne le mécanisme. Soixante secondes plus tard, la sonnerie électronique ayant retenti, il se retourne et sort. Entre alors un autre, qui effectue le même trajet, vêtu d'une tenue de joueur de tennis, bleu marine et blanche, assortie d'une casquette, d'un bandeau de poignet, et d'une raquette. Après avoir déclaré « I am André Agassi », il se retourne vers le fond de scène, dont le rideau de velours noir s'écarte pour découvrir un mur blanc, se recule, lance successivement plusieurs balles contre. Un peu plus tard, il s'immobilise et sort.

De la description, que c'est la peine...

Raffiner la description, ce serait par exemple préciser que les deux hommes sont blancs, de taille et de corpulence moyennes, qu'il sont bruns, que la monture des lunettes du premier, épaisse, est de format rectangulaire à effet d'écailles, que son tee-shirt comporte l'emblème graphique d'un festival hollandais de danse contemporaine connu, quand la tenue du second est composée des short / tee-shirt / chaussettes et tennis réglementaires pour ce sport (approche anthropo-esthétique). Ou bien chercher à qualifier leurs démarches respectives, l'amplitude de chacune et la gestion pondérale qu'elle engage. Evaluer les spécificités motrices de l'activité déployée par le second.

Constater que l'étayage gravitaire de leurs corps respectifs est plutôt orienté vers le bas (approche structurelle). Ou encore noter que les avant-bras comme la naissance du cou du premier, visible au-dessus de la limite supérieure du tee-shirt, laissent voir une pilosité relativement abondante, dont l'architectonique apparaît soyeuse et lisse (approche érotico-burlesque), que le second souffle puissamment à chaque frappe de balle (approche pneumatologique), lesquelles sont ramassées de temps à autre en un mouvement qui les fait coulisser depuis le pied levé jusqu'à la main vacante, en usant de sa raquette d'un geste ascencionnel et vif (approche stylistique). Il serait enfin loisible de relever le ton des voix (approche phonologique), également calmes, tendant vers le neutre (approche comparatiste) ; l'économie des gestes, la précision à laquelle d'évidence ils répondent; le peu de mouvement effectué par le premier, la dépense du second (approche analytique de l'effort) ; les dimensions, matériaux et couleurs de la scène (approche architecturale) et le nombre des fauteuils de la salle (approche socio-gestionnaire)...

Quand faire, ce n'est pas dire

... et toute latitude s'offrirait alors de poursuivre ainsi pour chacun des seize actes qui tissent ce Dernier spectacle. Tout supplément descriptif ajouterait à la mise en scène du texte lui-même, c'est-à-dire à la puissance de suggestion auquel il prétend, à partir de la nuée perceptuelle qui le rend possible. Mais en procédant ainsi, on s'alignerait implicitement sur le régime de la critique dite « processuelle », qui a ses avantages, mais confond souvent innocemment causalité et interprétation, tout en caressant secrètement l'espoir d'épuiser son objet (quand c'est d'évidence l'inverse qu'elle produit – ce que nous rappelle Georges Perec avec Tentative d'épuisement...). Or on voit vite qu'une telle approche, d'instituer chaque séquence en document de son processus, ne saurait nous satisfaire. Inévitablement elle débouche, au mieux, sur le vertige d'un sens qui n'est voué qu'à se boucler sur soi-même ad libitum. Au pire, sur un dispositif trivial qui confond trop vite prise de pouvoir et travail d'élucidation.

Or, puisqu'ici pas plus qu'ailleurs, ce qui s'offre à la perception ne saurait être considéré comme le simple index d'un ensemble de procédés, ni même comme son tracement. Aucune œuvre n'est (ni ne sera jamais) le complément d'objet d'une succession d'actions transitives. C'est en cela que son sens ne saurait être trop prestement déduit d'une narration à prétention récapitulative. Ailleurs, la plasticienne Martha Rosler (2) résume cela à sa manière, lorsqu'elle déclare que « les systèmes descriptifs sont inadéquats pour l'expérience », ajoutant qu'il existe « une incommensurabilité fondamentale entre l'expérience et le langage (...) » (3).

Il nous reste alors à poursuivre, c'est-à-dire à repérer différents aspects de ce projet, à en évaluer les contenus comme la configuration propres afin d'en discerner certains enjeux, à partir de ce point d'expérience où la description, précisément, s'interrompt, nous laissant seuls face à la responsabilité d'interpréter le perçu. L'ouverture inhérente de l'œuvre à la contingence des lectures auxquelles elle donne lieu nous y invite.

« Je suis... »

Reprenons. Cet homme dont l'apparition inaugure Le Dernier Spectacle adresse donc au public une assertion (« je suis Jérôme Bel »). Pourtant, il apparaît en réalité que, loin d'être définitive, cette assertion s'exerce en fait sous condition. Sa durée semble décisive, que l'action de déclencher puis de stopper le mécanisme du chronomètre vient cadrer, occasionnant la disparition du parleur, sa sortie hors scène. Or au quotidien pluriel de nos existences respectives, rien ne vient jamais limiter le caractère de vérité ou de duperie de nos énoncés. Et il semblerait qu'ici règne à l'inverse le primat d'une mesure du temps (chrono-métrique). Mais cette mesure ne nous rappelle-t-elle qu'il en va toujours ainsi de la vérité de théâtre, vérité de convention ? En ce cas, qui décide de la convention ? L'époque ? Le genre ? L'auteur ? On discerne vite que ce que Jérôme Bel opère, c'est bien quelque chose comme un chiasme de l'énonciation. L'on serait alors fondé à songer à ces poubelles sur lesquelles figure l'inscription : « Utilisez-moi ». Qui parle alors ? Et d'où ? Avant de risquer l'hypothèse selon laquelle Jérôme Bel EST cette poubelle qui dit, par ce « dernier spectacle », « utilisez-moi », je propose que nous tentions de poursuivre tant soit peu notre examen...

Identités

Entrée du second, lequel agit de même, alors que ses mouvements successifs livrent de surcroît un éclairage rétrospectif sur la parution du premier. En effet, si seuls les « acteurs du milieu » (comme dit le jargon administratif) sont en mesure d'identifier Jérôme Bel physiquement, au contraire la plupart auront reconnu que celui qui se donne pour André Agassi ne l'est pas. Quand bien même vous compteriez au nombre de ces irréductibles qui sciemment désertent le petit écran, le nom d'Agassi vous est connu. Et parce qu'elle procède de l'efficacité redoutable qui caractérise l'économie du spectacle médiatique, la promotion de ce nom, Agassi, lui assure en retour un « prestige » dont l'effet indiscutable est qu'il nous est à tous familier ( que nous nous en trouvions ou non agacés n'entre ici pour rien ). Quant à identifier physiquement la « star » du sport promue à l'échelle du globe à qui ce nom réfère, ceux qui en sont incapables se voient relayés, pris en charge par leurs voisins de fauteuil. C'est que la plupart des spectateurs s'y entend suffisament en sommations télévisuelles pour qu'un effet d'annonce aussi intempestif déclenche immédiatement de leur part des rires, qui dissuadent immédiatement les autres d'ajouter foi au propos qui vient de leur être tenu. Magie des plaisirs pris en commun...

Reste que quelqu'un est bien en train de jouer au tennis là-devant, qui mime pour nous le « style Agassi » et succède à un autre – cet autre dont on se demande s'il est bien, lui aussi, celui qu'il prétendait être. C'est-à-dire le signataire du spectacle : Jérôme Bel soi-même. Diantre ! L'affaire se corse, et nous n'en sommes encore qu'à la seconde séquence de ce spectacle ! Mais alors... si le premier n'est pas « Jérôme Bel », pas plus que le second n'est « André Agassi », qui sont-ils ? Quelles « identités » se dissimulent derrière ce double « je » usurpé, derrière ce masque bi-frons ? Et pourquoi ? Autrement dit : qui parle, ici et maintenant ? On verra que répondre à l'appel proposé par un tel jeu de locutions trompeuses, c'est se trouver plongé au cœur du contrat que nous propose ce Dernier spectacle. Mais c'est aussi nécessairement réévaluer le statut de l'énonciation au regard de la situation la plus banale, la plus commune qui soit : parler.

Mises en jeu du je

« Je mens ; je dis que je mens ; je dis la vérité ». Le paradoxe du menteur est connu, comme l'est sa variante : « Tous les crétois sont menteurs. Je suis crétois. » Et pourtant, dans Le Dernier Spectacle, nul ne dit qu'il ment. Ni même qu'il dit la vérité. Chacun ne fait que dire, et ce caractère invérifiable, flottant des « identités », le régime de soupçon qui pèse sur elles, tout cela nous éloigne manifestement d'un sujet réconcilié avec sa substance selon un principe d'unité éternelle. Mais alors, quoi ? Pour démêler pareil écheveau, quel fil nous faudrait-il tirer ? Parvenus à ce point, quoique sur un mode parodiquement scientifique, il semble que le réjouissant Hollis Frampton ait à nous offrir un appui inespéré. Ainsi selon lui : « Je est le nom courant par lequel un réseau indescriptiblement compliqué de circuits colloïdaux – ou, selon d'aucuns, l'habitat volubile et temporaire de ces connexions – se désigne; de temps à autre, quand les convenances le permettent, il se donne ainsi en public. Il repose, confortablement mais sans bouger, dans une chambre hémiellipsoïde d'os élastique. Les raisons de sa présence (et de celle de divers détritus fantômatiques) sont l'objet de spéculations presque sans fin (...) » (4).

Quand les convenances le permettent : c'est là plus particulièrement le point qui nous importe. Mais où commence la convenance ? Ce qui convient n'est-il pas toujours dépendant d'un contexte et d'un moment précis ? N'est-ce pas toujours l'effet d'une jurisprudence culturelle, tacite ou non, qui autorise une marge de manœuvre dont l'amplitude varie chaque fois ? Et qu'implique à cet égard le fait que, venus assister à un spectacle de danse (qui s'annonce, il est vrai, comme étant « Le dernier... »), non seulement nous ne voyions rien qui ressemble à ce que nous avons appris à identifier comme relevant de la « danse », justement, fut-elle « contemporaine », mais qu'il nous faille de plus endurer l'affront d'une manipulation dont nous serions la dupe désignée ? N'y a-t-il pas là quelque chose comme un scandale inadmissible ? Peut-être...

Mais si c'étaient plutôt nos questions qui ne convenaient pas ? En ce cas que se passe-t-il si, dans une perspective plus accueillante, nous tenons d'abord le pari de faire crédit à l'œuvre, au lieu de la soupçonner ? Et comment sortir de l'apparente aporie à laquelle il semble que nous soyons parvenus ?

« ...or not to be »

Serait-ce alors à un équivalent du célèbre « paradoxe du comédien » cher à Diderot que nous serions ici plus traditionnellement confrontés, c'est-à-dire au jeu des « rôles » ? Dans un texte qu'il consacre à la danse, Alain Badiou repère une distinction nette, une ligne de partage entre « corps de théâtre » et « corps dansant ». L'acteur, le comédien, se trouve, selon lui, « toujours pris dans une imitation, il est saisi par le rôle », alors que le danseur, « nul rôle ne l'enrôle, il est emblême du pur surgissement » (5). Or si la plupart des personnages, au théâtre, ont un nom (ou à tout le moins un prénom), inversement tout nom n'est pas nécessairement celui d'un personnage. Ainsi les noms propres du Dernier spectacle n'assument, comme on l'a vu, ni la consistance, ni l'épaisseur psychologique qui caractérisent en propre cette figure-clé de la tradition théâtrale. Il ne dictent ni ne règlent aucun « jeu » autre que celui, vide, du nom lui-même, en tant que puissance d'évocation (6). A cet égard, à la fois paradoxale et emblématique est la séquence qui voit venir à nous un homme (Antonio Carallo), revêtu d'un assez ridicule pourpoint de velours noir (avec justaucorps, fraise, collants opaques et dague afférents), avant de déclarer, en version originale, et avec l'accent italien, s'il vous plaît : « I am Hamlet ».

Rien moins qu'Hamlet ! Le « personnage des personnages » si l'on en croit Borges. Ou encore cette « puissance d'être ou de ne pas être », comme nous dit Jacques Rancière, qui ajoute : « le doute ou le rêve qu'il incarne, c'est la puissance du latent, qui ramène tout personnage au rang de comparses ou de figures de tapisserie (... ) » (7). Tiens ? Un Hamlet en tout cas ici parfaitement « théâtral », jusqu'à la caricature de ses oripeaux, tout droit sortis d'un « Vestiaire du comédien » pour production de l'ORTF.

Un Hamlet qui, après s'être courtoisement présenté, interprète dûment la tirade la plus célèbre, sans doute, de l'histoire du théâtre : « To be... ».

Mais hélas ! Après avoir levé la dague au-dessus de lui, incompréhensiblement, il quitte la scène, le plus paisiblement du monde. Ce n'est qu'une fois en coulisses, ayant tracé sa propre disparition, qu'il nous gratifiera hors champ de la partie manquante.

Inutile de poursuivre davantage : on voit assez que ce qui intéresse ici Bel, c'est évidemment moins le personnage de théâtre (et l'éventuel vertige de l'être-dans-le-langage qu'il cristallise quelquefois), plutôt que la scène en tant que lieu de conventions historiques en régime de représentation. Moyennant une littéralisation du dire, assortie d'un indéniable supplément d'humour, il s'agit pour lui de tenir ici à distance l'objet qu'il s'est choisi (in memoriam Bertold Brecht) afin d'en manifester les conditions d'émergence. Ce qui nous est ainsi rappelé, c'est que la scène aussi est un cadre, et que les effets qu'elle ne cesse de produire sont inéluctablement des effets de cadrage (et parfois de dé-cadrage) du sens.

Dire-Dit-Dits

Dans son livre intitulé Le dire et le dit, le linguiste Oswald Ducrot évoque « cette possibilité qu'a la parole de parler son propre avènement ». Il y élabore une conception « polyphonique » de l'énonciation, qui met en cause un aspect décisif des théories linguistiques antérieures, montrant que chacun de nos énoncés « est le lieu où s'expriment divers « sujets », ajoutant que la pluralité de ces « sujets » ne saurait être réduite à un principe d'unité qui réfèrerait à ce que l'on a longtemps nommé un « sujet parlant » (8). Dans une perspective analogue, Giorgio Agamben écrivait récemment : « Je n'est ni une notion, ni une substance, et dans le discours l'énonciation ne correspond pas à ce qui se dit, mais au pur fait qu'on le dit, à l'événement – évanescent par essence– du langage comme tel. (...)

L'énonciation est ce qu'il y a de plus unique, de plus concret, parce qu'elle renvoit à l'instance du discours en acte (absolument singulière et non répétable), et elle est en même temps ce qu'il y a de plus vide, de plus générique parce qu'elle ne cesse de revenir sans qu'on puisse jamais en fixer la réalité lexicale » (9).

Absolument singulière et non répétable. Non que « Jérôme Bel » (alias Frédéric Seguette) ou « André Agassi » (alias Jérôme Bel) ne puissent revenir chaque fois que la pièce est donnée sur scène, l'un pour déclarer qu'il « est » l'autre, et l'autre qu'il « est » cette idole du spectacle sportif télédiffusé en mondiovision (10). Mais en vertu du fait que tout projet scénique, on n'y insistera jamais assez, vient à nous en tant que (re)présentation non reproductible.

A cet égard, les cinq cent vingt-cinq lignes qui encodent à même la bande vidéo, enregistrée lors d'une retransmission télévisée, l'image immuable et incorruptible à laquelle nous prêtons le nom d'André Agassi permettent de revisionner à l'infini un match absolument identique (quand bien même ce ne serait pas le cas de nos perceptions). C'est en ce sens (et en ce sens seulement) que le film ou la bande vidéo diffèrent essentiellement de ce que les français nomment « spectacle vivant » et les anglo-saxons « performance ». Et parce qu'elle définit et fixe à jamais tel ou tel montage temporel de situations, la productivité cinématographique, télévisuelle ou vidéographique s'effectue selon des enjeux et des conduites qui diffèrent radicalement de celle du théâtre ou de la danse. Gageons d'ailleurs que c'est sans nul doute là que réside une large part de ce qui nous motive lorsque nous décidons de nous rendre en ces lieux étranges qu'on nomme « théâtres », ces lieux où la motion du vivant nous échappe à l'instant même où nous réalisons qu'elle vient de nous être donnée...

« Je meurs chaque fois différemment »... C'est à la danseuse-chorégraphe Valeska Gert que l'on doit cette note littéralement inouïe, datée de 1931 (11). On conçoit qu'elle condense à elle seule ce dont il est ici question, puisque c'est ce dont peut-être tout performer (« danseur », « acteur »...) et avec lui tout spectateur, ne cesse de refaire chaque fois différemment l'épreuve.

Dans Le Dernier Spectacle le langage, directement somatique et physiquement motivé, affranchi de tout psychologisme narratif, soutient une charge énonciative qui se consume dans le temps même de sa profération, visible autant qu'audible, et de l'écho qu'elle suscite. C'est cet événement, en sa « presque disparition vibratoire » comme disait Mallarmé, que l'usage ici du chronomètre, cadrant le silence de l'écoulement des secondes, vient comiquement dramatiser. Chaque entrée en scène est alors l'occasion d'une exposition lors de laquelle, constamment effacés par le vent de leurs actes, les performers font aussi continuellement l'expérience célibataire de l'impropriété. Voués qu'il sont à la motion de leur passage évanescent, Le Dernier Spectacle nous rappelle qu'aucune certitude ne saurait être tenue à leur sujet.

Pourtant, et puisque la scène dans le projet de Bel n'est plus lieu d'utopie mais de désublimation en acte, il nous faut conduire plus avant nos investigations, et ne pas nous arrêter en si bon chemin. Car, qu'il s'agisse de Claire Haenni, d'Antonio Carallo, de Frédéric Seguette ou de Jérôme Bel (tous quatre d'une justesse commensurable à l'exigence du projet qu'ils interprétent), nul ici ne se borne à affirmer : « Je suis ». Outre « André Agassi » et « Jérôme Bel » déjà cités, d'autres noms propres nous sont présentés à leur suite. D'abord positivement (« Ich bin Suzanne Linke », « I am Calvin Klein », etc.), puis négativement (« Je ne suis pas Jérôme Bel », « Ich bin nicht Suzanne Linke », etc.). Mais après ce battement dialectique qui occupe la presque totalité du temps scénique, on aurait tort de compter sur Bel pour orchestrer quelque réconciliation que ce soit. L'ultime séquence de ce Dernier spectacle, qui voit Antonio Carallo disperser un à un les éléments ayant permis d'agir la représentation, est d'une violence d'autant plus grande sans doute qu'elle ne se donne pas sur un mode explicitement brutal. Elle n'est pas non plus sans faire écho au mot, célèbre et finalement plus énigmatique qu'il pourrait sembler, de Marguerite Duras. « Que le monde aille à sa perte », écrivait-elle, « c'est la seule politique ».

« Nous (ne) sommes (pas) tous des André Agassi »

Réversibilité de l'assertion, donc, et duplicité du jeu des noms, qui se doublera aussi chaque fois d'une effectuation, d'un agir. Autrement dit, d'une performativité, dont la visée ne sera autre que d'introduire un jeu d'écarts différentiels.

C'est par exemple le moment lors duquel une femme (impeccable Claire Haenni), vêtue d'un costume de tennis en tout point identique à celui déjà vu lors de la seconde séquence, déclare qu'elle « n'est pas » André Agassi, avant d'échouer lamentablement dans sa tentative – assez irrésistible – d'interpréter les mouvements prescrits, quand d'évidence l'idée même de toucher la moindre raquette ne l'a seulement jamais effleurée. Au passage, on notera que jouant une « même » séquence, l'écart qui se tient entre maîtrise et aisance de l'Agassi de Jérôme Bel et le (courageux) effondrement de l'Agassi de Claire Haenni, s'il produit bien par contraste un effet comique, a d'abord pour enjeu de mettre en perspective un facteur trop rarement traité de manière explicite sur scène (que ce soit en « danse » ou au « théâtre »). Ce facteur, c'est celui de la virtuosité, qui demeure le régime d'élection de tout corps spécialisé (12).

Or en dernier recours, ce qui est supposé différencier les corps du sport des corps de la danse, c'est que les premiers produisent une performance quantifiable, quand celle des seconds est d'abord réputée qualifiable. Ainsi récemment, à l'occasion de l'hommage qui lui était rendu à la Cinémathèque de la Danse, un entretien vidéo tardif fut diffusé de la danseuse-chorégraphe américaine Viola Farber (qui fut également cette pédagogue dont l'influence marqua une génération entière de danseurs français, venus étudier auprès d'elle au sein du Centre National de Danse Contemporaine d'Angers dans les années quatre-vingts). Au cours de son dialogue avec Mathilde Monnier, qui fut de ses étudiantes, la question lui est posée de savoir quelles sont selon elle les mutations notoires qui se sont produites dans les pratiques des danseurs de ces quarante dernières années. Et là, à ce moment précis, on entend Viola Farber déclarer d'une voix nette ce que chacun de nous pressent confusément, mais souvent sans être en mesure de le formuler, faute du recul qu'autorise une expérience bien plus durable qu'il n'est coutume en danse. Oui, quelque chose s'est modifié durant ce laps de temps prolongé. C'est l'accroissement exponantiel des savoir-faire techniques, sans préjuger de l'horizon des projets artistiques. Soit, encore, la virtuosité. Et cela vaut, dit-elle, pour la danse aussi bien que pour chacun des champs recquérant une dimension analogue de technicité : sports, technologies, etc. D'où l'intérêt de la mise en perspective opérée par Jérôme Bel (mais aussi bien aujourd'hui Xavier Le Roy, Vera Mantero, Boris Charmatz, etc.) qui, d'un même trait, à la fois thématise et problématise cela. Car dans Le Dernier Spectacle il s'agit, non de promouvoir à bon compte le corps éternellemement lisse, optimiste et stéréotypé de la compétition spectaculaire (qu'elle soit sportive, publicitaire, théâtrale... ou chorégraphique), mais au contraire de procéder à la remise en énigme d'une « transparence » fantasmée des corps. Et pour mener à bien son entreprise, Bel a recours à différentes stratégies, qui lui permettent de manifester la distance qui se tient entre ce corps-là – fascinant de se donner comme sublime ou glorieux – et celui, « ordinaire », qui est le nôtre.

C'est aussi ce dont témoigne la séquence : « I am Calvin Klein » (proféré par un Frédéric Seguette aussi à l'aise qu'à l'accoutumée dans son registre décidément souverain de banalité) : le devenir-marchandise des corps du monde (« Eternity » ? « Escape » !) passe désormais par la standardisation de ses modèles mercantiles de représentation, massivement promus et si étonnamment pris pour argent comptant... Or il n'est pas de projet esthétique qui puisse se prétendre indemne d'implications politiques, et Bel n'assume pas à ce propos la moindre naïveté. Toute option de sens relative au « corps », quelle qu'elle soit, n'échappe d'ailleurs pas plus à cette considération. C'est pourquoi l'écart ménagé ici, qui répond comme on voit d'une raison critique assumée en acte, concerne les corps en tant qu'ils sont saisis par les représentations de nature idéologique qui prévalent aujourd'hui. On se souvient du mot célèbre de Brecht : « Malheur au pays qui a besoin de héros » (13). C'est ce que, plus près de nous du fait du contexte historique dans lequel elle opère, l'artiste américaine Barbara Kruger rejouait dans les années quatre-vingts avec l'un de ses « slogans environnementaux » : « We don't need another hero ». Bel à son tour nous le rappelle, en mode propre, et il ne saurait être anecdotique de constater que c'est depuis un rivage qui fut d'abord irrigué par une pratique durable de danseur qu'il assume désormais une posture semblable.

Portrait de l'artiste en jeune morte

Pourtant, à en croire ses détracteurs, le travail de Bel (et, partant, un nombre non négligeable de projets issus de la scène chorégraphique récente) ne serait pas « de la danse ». Aurions-nous donc à faire à d'insolents usurpateurs, à d'outrageux imposteurs ?

L'antienne ne date pas d'hier (Isadora, reposez en paix...). Mais puisque l'opiniâtreté de nos fondamentalistes aux pieds nus ne semble pas promettre de s'éteindre demain, on ne s'épargnera pas la peine de rappeler ici combien pareils jugements ont toujours assumé cette tendance passablement navrante qui consiste à confondre consensus et réalité, et à jeter le bébé de l'expérience avec l'eau du bain des avant-gardes historiques. Or c'est peut-être aller un peu vite en besogne, en oubliant par exemple que le tribunal de l'histoire, et en matière d'art tout particulièrement, n'est jamais qu'une perpétuelle cour d'appel...

Quoiqu'il en soit, il y a fort à parier que c'est à l'intention de ceux-là aussi que Bel a concocté ici un « petit tour » bien dans sa veine. Il les a même gâtés, c'est le moins qu'on puisse dire... Car enfin, « Ceci est de la danse », nul ne songerait plus à le nier, à présent que Claire Haenni entre et déclare « Ich bin Suzanne Linke », avant d'interpréter un fragment de l'admirable Wandlung.

Cette œuvre de la chorégraphe allemande date de 1978, et l'andante du quatuor de Franz Schubert, La Jeune Fille et la mort, l'accompagne, quintessence comme on sait du romantisme musical allemand.

Rappelons brièvement que lors de cet inoubliable solo, Linke assumait déjà sur le mode d'un impossible deuil (à l'instar de ses deux « cousines » d'outre-Rhin, Reinhild Hoffman et Pina Bausch), tout l'héritage des avant-gardes chorégraphiques allemandes, c'est-à-dire tout le poids lié au legs de cette « danse d'expression » quelle reçut en partage au sein de la célèbre Volksgang Hochschule d'Essen — dansant / ne dansant pas sur les décombres d'une culture allemande ruinée depuis le sortir de la guerre, et qui fixe alors dans les yeux le regard médusant de son destin traumatique. Bel, comme plusieurs chorégraphes et danseurs français d'aujourd'hui, s'est forgé une culture chorégraphique qui ne mésestime pas l'enjeu d'un tel moment historique. Il sait qu'en rejouant cette danse-là, mais déter-ritorialisée cette fois, c'est tout le sens de ce que l'histoire valide (« Ceci est de la danse ») qu'il a chance de remettre en chantier. On ne dira d'ailleurs jamais assez l'extraordinaire situation de dette, souvent inaperçue, que la danse allemande, depuis le début du siècle, n'a cessé de susciter partout où elle est passée dans les pratiques chorégraphiques. Bel s'en souvient, lui qui connaît aussi par cœur sa Pina Bausch (travaillant même ces temps-ci avec l'un de ses anciens interprètes, Antonio Carallo). Il en témoigne au présent, par cet hommage aussi fertile qu'inattendu, débouchant sur un théâtre de la mémoire qui se problématise au fil des postures et des mouvements (c'est moins un « retour à » qu'un « retour sur » qu'il opère là). Or le fait qu'il ait choisi de ne retenir qu'un moment de cette danse constitue un premier geste délibérément discursif, caractéristique de son projet. Non qu'il s'agisse de mettre l'accent sur un totalité absentée ; mais plutôt parce que ce n'est que sur un mode toujours vestigial que la mémoire nous redonne l'expérience vécue de l'œuvre, qu'elle soit ou non « chorégraphique ».

Quant à opter pour une mise en série (quatre interprétations successives de ce même moment), c'est ce qui vient ici redoubler la dimension discursive que nous venons d'évoquer. Tour à tour, chacun des interprètes, dans un évident souci de fidélité à l'égard des invariants qui identifient l'œuvre de Linke, l'investit qualitativement jusque dans un souci quasi mimétique de ses intentions expressives. Oui, Jérôme Bel travaille avec des danseurs. On n'y prêtait pas gare, mais c'est soudain patent. Et rien n'est moins anecdotique que d'apprécier l'indice qui nous est ainsi offert : ce n'est qu'en cette seule séquence qu'il fait appel au « métier » de chacun. L'on voit alors combien cette danse, d'être soudain reconvoquée dans un contexte qui n'est plus (et ne saurait plus être) le sien, offre maintenant un contraste saisissant avec la tonalité corporelle, considérablement désintensifiée et désaccentuée, qui tire les pièces de Bel du côté de cette « blancheur » (in memoriam Robert Bresson) dont la fonction, loin de vider de sa force chaque avancée, contribue au contraire à la potentialiser d'autant (14). Et puis on note qu'un autre enjeu de cette présentation quatre fois déployée gît là, inaperçu. C'est que comme nous le rappelle Rosalind Krauss, « si la disparition constitue une condition de toute performance, la répétition se présente comme une stratégie cruciale, qui attire l'attention sur le phénomène même de la disparition, manifestant les présences absentes de ce qui a disparu. Paradoxalement, la disparition manifeste précisément ce que nous présumons qu'elle rend absent » (15).

... j'écris, au lieu, qu'elle m'est échappée

Ce qui se dessine dès lors, au moment où nous regardons tour à tour cette femme puis ces trois hommes danser, ce n'est pas seulement la revivification d'une capsule chorégraphique d'histoire coagulée, ni même l'impalpable battement de l'apparaître et du disparaître qui soudain vient de nouveau faire monde devant nous. C'est surtout sa mise en perspective, et l'éclatant déplacement qui en résulte. En effet, réfractée en autant de prismes sensori-moteurs différents, loin de s'affadir, cette danse bénéficie au contraire chaque fois d'une attention nouvelle, qui dépend étroitement, une fois encore, de la durée de ces répétitions, autant que des écarts différentiels qu'elles génèrent. Le temps est ici un facteur prépondérant, et ce n'est pas le moindre mérite de ce « dernier spectacle » que de nous rappeler combien la possibilité de la scène est toujours, comme celle du regard, à caractère chronogénétique. Un tel temps, qu'on le nomme « duratif » avec Bataille (16), ou encore « opératif » avec le linguiste Guillaume (17), se conjugue au présent discontinu qui est celui de nos expériences, respectives et non-homogènes, de perception.

A cet égard, si la technique productrice caractéristique du travail de Bel (ce que les grecs nommaient tekné poïétiké, c'est-à-dire l'art en tant que tel) semble illusoirement se réduire à sa plus stricte expression chronomorphique, elle vise en réalité ce qui motive le fait chorégraphique (mais théâtral aussi bien) en tant que tel. Car ce que Bel compose en premier lieu, c'est d'abord le temps, selon un principe de division séquencielle et de structure répétitive (proche de celui de l'Art Minimal, mais que l'on retrouve aussi bien « en danse » chez une La Ribot ou chez un Raimund Hogue aujourd'hui). Or un tel principe écarte d'abord la possibilité de toute continuité narrative. Et à la traditionnelle règle de l'apogée et du dénouement, ce « denier spectacle » substitue la stratégie d'une entreprise auto-critique. On notera enfin que ce principe permet également de faire barre à toute espèce de hiérarchie temporelle (18) — défaisant ainsi nos habitudes de spectateurs, et nous laissant continuellement en attente.

Dès lors, exploitant le temps dramatique qui est propre à un mouvement réel (raréfié), la scène n'accueille ici les « présences » qu'une à une (ce n'est plus tant la mise en scène d'une figure possible de la communauté que Bel chercherait à faire venir à nous, plutôt que la question de ses conditions de possibilité). Et si, à la différence de plusieurs autres chorégraphes de sa génération, il maintient obstinément la convention du dispositif architectural qui caractérise le théâtre (discriminant deux espaces : scène et salle), c'est parce que l'histoire elle-même de cette convention l'intéresse au premier chef. L'œuvre, ici encore, est en dialogue constant avec les problématiques qu'elle travaille, comme avec leurs diverses occurences.

C'est enfin le frayage évanouissant de la présence qui est là en jeu, ce tracement qui jamais ne se donne sur un mode neutre ou « plein » (rien ne saurait d'ailleurs être plus étranger au travail de Bel que le fantasme d'une « pure présence »), mais n'advient en tant que tel et ne fait événement qu'à disparaître — enregistrant une perte de représentabilité dont chacun tentera ensuite, comme c'est ici le cas, de remonter le cours singulier. Après-coup.

« Qu’est-ce que nous nommons danse ? »

Ainsi, outre cette étrange pulsation du féminin singulier et du masculin pluriel (et la question de la sexuation propre à la danse du Wandlung qu’elle emporte dans son sillage), ce que l’on comprend bientôt, c’est qu’un tel contraste relève désormais moins une question de « style » que de celle, autrement riche d’implications, d’un véritable changement de paradigme. Car là où la danse de Linke s’assignait la tâche exharbitante de présenter l’imprésentable (ou d’exprimer encore ce dont on sait pourtant que cela a été perdu), il en va tout autrement du projet de Bel. Résonne alors singulièrement cette question, soulevée il y a quelques années par Pina Bausch, lors d’un entretien accordé à un quotidien français : « Où commence la danse ? » (19).

C’est assez dire qu’au terme de vingt années d’une pratique artistique exemplaire dans son registre propre, madame Bausch éprouve encore la nécessité de partager son inquiétude au sujet d’une chose qui, c’est réellement le moins que l’on puisse dire, ne va pas de soi. Quant à Jérôme Bel, si tant est qu’une question puisse à elle seule résumer tout son projet, parce qu’elle le travaille et le traverse de part en part, ce serait plutôt celle-ci : « Qu’est-ce que nous nommons danse (ou chorégraphie) ? ». Mais en nous adressant la nécessité de l’historiciser. C’est ce qu’indiquent, justement, et la stratégie de réinterprétation de ce fragment (dont perçoit assez désormais qu’il relève bien de l’histoire de la « danse contemporaine » européenne), et celui de réitérer plusieurs fois un geste soumis à condition.

Que l’on ne s’avise pas cependant de conclure à la hâte que ce serait le « chorégraphique » comme tel que Bel désavouerait. Une telle posture de trahison, conforme au fantasme post-romantique de la tabula rasa, ne relèverait encore que la tradition paradoxale qui fut longtemps celle des avant-gardes. Non, ce que fut son travail vient en réalité inquiéter, c’est plutôt une certaine « idée » (une certaine acception, disposition, conception) de la possibilité (ou de la pratique) chorégraphique – dont son projet nous laisse désormais clairement soupçonner qu’elle a fait époque. Et en délégitimant explicitement les canons aujourd’hui dominants dans le champ chorégraphique comme leur opportunisme consensuel, Bel ne cherche nullement à leur en substituer d’autres. Il nous place plutôt dans la situation d’avoir à questionner nous-mêmes nos horizons d’attentes (et, partant, les jurisprudences successives de l’histoire de l’art qui les ont informés, que nous le sachions ou non) à l’égard de ce que nous nommons « danse », « chorégraphie », »théâtre », »(re)présentation »,etc.

L’auteur « est dans l’escalier »…

On s’attardera aussi un instant sur ce qu’on aimerait considérer comme une vieille lune… A l’instar des précédents pièces de Bel, Le Dernier Spectacle ne s’inféode nullement au primat de l’expérience subjective de son « auteur », autant qu’il nous épargne l’expression de son moi privé (ces traits caractéristiques de toute esthétique de type expressioniste). Il nous affranchit ainsi du vieux mythe de l’originalité (qui a pourtant la peau dure, en danse comme ailleurs). Amateurs de « sincérité » (des sentiments) et de « profondeur » (psychologique), prière de s’abstenir…

Et puis une question, ellipse, en partage : en quoi serait-ce rôle de la danse, qui d’habitude ne parle pas, de revenir aujourd’hui comme un fantôme en un lieu d’ou elle s’est pourtant dégagée ? Le théâtre perturbé, transgressé par la danse… ?

…car rajeuni dans le sens admirable par quoi l’enfant est plus près de rien et limpide », écrit quelque part Mallarmé, qui ajoute ailleurs « Malheureusement, je le redis, le rideau tombera » (20).

(1) Stéphane Mallarmé, « Notes sur le théâtre, IV », Œuvres Complètes, Ed. Gallimard, coll. de la Pléïade, Paris, 1953, p. 340.
(2) Dont l’œuvre Semiotics of the kitchen, 1975, présente plus d’une stratégie commune avec celles développées dans Nom donné par l’auteur, la première pièce de Jérôme Bel.
(3) Benjamin Buchloch, « A conversation with Martha Rosler », Ed. Institut d’art contemporain, coll. Les cahiers Mémoires d »expo, Villeurbanne, 19999, p. 57.
(4) Cinéaste « expérimental » et essayiste incomparable, encore trop mal reperé en France, ses écrits viennent enfin d’être traduits en français. Cf. Hollis Frampton, « Pentacle pour conjurer la narration », in L’Écliptique du savoir. Film, photographie, vidéo, Ed. Centre G. Pompidou, 1999, p. 32.
(5) Alain Badiou, « La danse comme métaphore de la pensée », in Petit manuel d’inesthétique, Ed. de Seuil, coll. L’Ordre philosophique, Paris, 1998, p. 101.
(6) Thierry de Duve a retracé l’histoire de la théorie des noms propres, depuis John Stuart Mill au milieu du dix-neuvième siècle, jusqu’à Hillary Putnam ou Saul Kripke récemment. Le même Kripke souligne combien « la question à adresser aux noms propres est celle de leur référence, et non de leur sens ». Nous rappelant aussi que l’histoire, et celle de la réception des œuvres en particulier, s’écrit hélas plus volontiers à partir d’un privilège accordé aux noms propres qu’aux processus qu’ils suscitent. « Seul le nom se transmet avec la chose nommée » commente Duve, « et le nom ne garantit nullement l’identité de l’expérience. (…) les déictiques de l’expérience témoignent d’un sentiment dont l’occasion est unique, irreproductible et incessible. Le nom se transmet et se répète, mais le baptême se renouvelle chaque fois que la chose nommée comparaît devant une occurrence nouvelle du sentiment ». Cf. T. de Duve, Au nom de l’art, Ed. Minuit, Paris, 1985.
(7) Jacques Rnacière, Mallarmé, la politique de la sirène, Ed. Hachette, coll. Coup Double, Paris, 1996, p. 38.
(8) Oswald Ducrot, Le Dire et le dit, Ed. Minuit, coll. Propositions, Paris, 1984.
(9) Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, Ed. Actes Sud, coll. Rivages, 1999.
(10) « Substitut hâtif et universel à l’expérience », la télévision, nous rappelle plaisamment Frampton, consiste en un « retrait systématique des affections » (cf. note n° 2).
(11) Valeska Gert, « Danser », discours prononcé à la Radio de Leipzig, publié dans la revue Schrifttanz en juin 1931, et récemment traduit en français dans Danse et Utopies, revue du Département Danse de l’UFR Arts, Philosophie et Esthétique de L’Université Paris 8 Saint-Denis. Ed. L’Harmattan, coll. Arts 8, Paris, 1999, p. 57.
(12) Notons en passant qu’à ce sujet, l’enterprise de Bel correspond à un travail de désublimation. Mais « désublimation » de quoi, demandera-t-on ? D’une conception prédominante du chorégraphique, en particulier vis-à-vis de son histoire récente. Cette attitude fait d’ailleurs pièce avec celle d’autres artistes – Xavier Le Roy, Vera Mantero, Boris Charmatz, La Ribot, Emmanuelle Huynh, Claudia Triozzi et quelques autres – qui forment aujourd’hui une vigoureuse relève de la scène chorégraphique européenne, dont le surgissement s’effectue depuis maintenant cinq ou six ans. Chez chacun, le nouveau métier consiste entre autres à éviter comme la peste tout ce qui connote consensuellement le « métier » - et donc, en l’occurrence, le corps spécialisé.
(13) Bertolt Brecht, La Vie de Galilée, Ed. de l’Arche, Paris, 1982.
(14) Ce qui rapproche son projet de celui d’Yvonne Rainer, par exemple, qui insistait, dès l’époque de son célèbre Trio A, sur la notion d’agent neutre (« neutral doer »).
(15) Rosalind Krauss, Passages, Une histoire de la sculpture moderne, de Rodin à Smithson, Ed. Macula, Paris, 1997 (pour la traduction française).
(16) Georges Bataille, « Le langage des fleurs », in Œuvres Complètes, tome I, Ed. Gallimard, Paris, p. 181-183.
(17) Guillaume, in Temps et verbe, cité par Giorgio Agamben à l’occasion de la conférence prononcée l’hiver dernier au Collège International de Philosophie à Paris. Note personnelle.
(18) Ce qui constituait déjà une caractéristique importante du happening, ainsi que de nombreuses pièces chorégraphiques présentées à la même époque au sein du Judson Dance Theater à New York.
(19) Dans une perspective analogue, Trisha Brown, quant à elle, déclarait : « Toutes les fois que je parle de « danse », j’ai l’impression de mentir ». Ce dont tous ceux qui, un peu hâtivement, se pensent autorisés à trancher entre ce qui relèverait ou non « de al danse » seraient avisés de méditer…
(20) Stéphane Mallarmé, « Solennité », (p. 333) et « Notes sur le théâtre ». Cf. note 2.