En danse, la modernité est-elle toujours sous la menace de «choréotypes»? L'émergence d'une constellation de projets chorégraphiques différents, à la géographie nomade, dessine de nouveaux enjeux esthétiques autant qu'éthiques.
Fixations
Soit en guise d'ouverture une notion, mise ici en circulation, et que chaque lecteur sera libre ensuite de faire ou non travailler, au fil de ses expériences de danse: le choréotype.
Le choréotype est à la danse ce que le stéréotype est au langage: une répétition mécanique du même, une conformation impavide au règne discret du médiocre —une nécrose, comme disait Barthes. Comme le stéréotype, le choréotype a ceci de menaçant qu'il prolifère d'abondance, gangrène molle et insoupçonnée. Comme lui sa puissance de contamination est massive surtout si l'on tient compte de ce que sa qualité est de passer inaperçu, de ne déranger ou de n'inquiéter jamais rien ni personne. Le choréotype se contente d'être là, d'étendre son règne silencieusement, dans une atmosphère d'apathie consensuelle dont les effets, bien plus nocifs qu'il n'y paraît, se répandent selon une économie que l'on pourrait dire d'imprégnation progressive.
Procédant tour à tour du travail compositionnel ou kinesthésique, c'est-à-dire en l'occurrence de leurs règles ou de leurs normes, implicites et inquestionnées, de leurs gestes (l'éventail lexical défini de tel ou telle chorégraphe), de leurs figures (au hasard l'étreinte à deux, par exemple), de leurs enchaînements (procédures compositionnelles systématiques) ou de leurs dispositifs scénographiques (à commencer par la conventionnelle séparation scène-salle, qui ne va pas toujours de soi, mais aussi le recours presque exclusif au collage sonore sous forme de bandes-son, ou certaines conduites d'éclairages), le choréotype fait d'abord le lit des logiques néo-académiques (quand ce n'est pas des pompiérismes les plus lourdement autoréférences). C'est d'ailleurs en ce sens qu'il peut être dit solidaire d'un régime beaucoup plus général régime non d'engendrement mais de fixation, de stase. Soit encore de standardisation du mouvement des corps et des conduites de perception. Or ce régime résulte souvent, en danse comme ailleurs, d'un défaut de questionnement, pourtant nécessaire à la validité de tout projet, et d'un manque à examiner les conditions historiques de constitution des pratiques, autant que des travaux qu'elles suscitent (ou dont elles procèdent). Soit aussi de leurs provenances, prémisses, déterminations multiples — qu'elles soient culturelles, politiques, esthétiques... Par provision, on remarquera que le choréotype constitue, à chaque occurrence, cet horizon auquel les trajectoires que nous évoquerons ici auront dû s'arracher au prix d'efforts difficilement évaluables.
Projet I objet.
On perd souvent de vue que c'est l'honneur des avant-gardes historiques, d'où qu'elles proviennent dans le siècle, que d'avoir constamment privilégié le recours à des processus critiques, plutôt qu'à la constitution d'objets (fétichisables, marchandables). Et si le projet moderne n'est pas derrière nous (contrairement à ce que certains voudraient nous faire croire, brutalement et de façon intéressée), cela tient d'abord à ce que l'oeuvre moderne, de quelque époque qu'on la date, fut toujours d'abord celle qui «thématise explicitement ses conditions de possibilité» (Lacoue-Labarthe). En danse, ce fut hier le cas des moments les plus disrupteurs (Allemagne des années 1910-1930, Judson Dance Theater dans la New York des années 1960, et jusqu'à certains pans de la danse européenne des années 1980-1990). Aujourd'hui, résistant âprement aux logiques rotatives du consumérisme culturel néolibéral et aux conduites amnésiques qui le caractérisent, c'est à nouveau le cas de projets heureusement plus nombreux qu'on ne le croit trop souvent. Le champ de la danse en Europe voit ainsi émerger, au fil des mois, des ans, des trajectoires qui ne sont pas seulement caractérisées par leur vitalité ou leur élan, mais tout autant par une prise de conscience transversale, diverse, profuse, de ce qui désormais, chorégraphiquement, a fait époque. Si ces projets accèdent encore difficilement à une visibilité publique large, c'est d'abord faute d'être repérés, puis relayés adéquatement par ces intermédiaires indispensables qu'évoquait Deleuze (producteurs, diffuseurs, et critiques, par exemple). Mais ce défaut de repérage est sans doute lui-même à imputer (au-delà d'un trop simple soupçon de paresse généralisée) à ce que ceux-là même qui étaient en mesure, il y a quelques années encore, de produire ce travail indispensable d'accompagnement, peinent à prendre acte de multiples mutations structurelles intervenues récemment. Ainsi, la géographie, au même titre que la constitution des réseaux de diffusion de la danse et la définition de leurs régimes de priorités ne sont plus aujourd'hui pensables à l'échelle d'un seul pays mettons la France, en l'occurrence pays qui, vu à l'échelle de l'Europe, paraît assumer un retard exponentiel en matière d'arts contemporains, ce en dépit (du fait ?) de sa situation relativement luxueuse au plan économique.
«Grand public»
Parce qu'ils privilégient le recours à des stratégies critiques qui, d'un même mouvement, défont les attendus des conduites dominantes et en formulent activement la critique, ces projets récents sont réputés «difficiles» (entendez inaccessibles au sacro-saint «grand public»). Difficiles, ces projets le sont en effet pour de nombreux spectateurs, mais comme l'est inéluctablement nécessairement toute rencontre. Car il n'y a rencontre comme telle, qu'en tant qu'elle fait événement, qu'en tant qu'elle ouvre sur des horizons insoupçonnés. De ce fait, elle nous enjoint de. produire de constants déplacements dans nos habitudes (qu'elles soient de perception ou de lecture), à fournir un effort, un travail pour que nous accordions à son instance et, souvent aussi, à renoncer à des grilles d'analyses devenues historiquement insuffisantes, inadéquates ou inopérantes.
Constellation
Depuis trois ou quatre ans maintenant, les occurrences sont donc nombreuses qui, dans le champ de la danse, viennent battre la digne des attentes standardisées, ouvrant des brèches qui ne laissent pas d'inquiéter, et vivement, et depuis des provenances multiples, le mol ordonnancement des doxae théorico-stylistiques. L'héritage des formalismes maniéristes issus de l'Europe chorégraphique de la fin des années 80 (à quoi «le champ chorégraphique» d'alors, fut-il celui de la «danse contemporaine» - syntagme figé quoique jamais défini - ne se résume évidemment pas) fait ainsi l'objet d'examens, et même souvent d'une sorte d'obstination heuristique, de la part de chorégraphes de plus en plus nombreux, il s'agit d'ailleurs plus d'une constellation, d'une mouvance, que d'un groupe ou d'une «génération» à proprement parler. De surcroît, les différences y sont trop marquées pour donner lieu à un énième label dans l'histoire de la danse du siècle, qui risquerait de figer ce qui se voue soi-même à l'instabilisable. Pourtant, et pour les citer dans l'ordre alphabétique, de la série d'événements collectifs rassemblés sous le titre de Crash Landing (annoncé à Paris récemment comme étant le projet de la seule Meg Stuart, quand il s'agit d'une collaboration initiale ouvrant sur une priorité de type happening collectif) à certains chorégraphes du groupe belge Ballets C. de la B. de Jérôme Bel à Alain Buffard ou Boris Charmatz, de Xavier Leroy à Vera Mantero, David Hemandez ou Emmanuelle Huynh, de Jon Kinzel à Jennifer Lacey, en passant par Thomas Lehmen, le groupe Swedish Fame, mais aussi La Ribot, Loïc Touzé, Claudia Triozzi, Christine de Smedt et bien d'autres encore, la carte se dessine et s'étend joyeusement de ces danseurs/chorégraphes dont les projets émergent dans un mouvement d'adieu aux rivages modélisés d'un habitus chorégraphique qui est demeuré, par ailleurs, largement majoritaire dans le paysage européen (et dont les champions, soit dit en passant, continuent de bénéficier de privilèges, en termes de moyens de production, que rien dans a nature même du travail présenté ne semble souvent plus justifier).
Trajectoires
Il faut y insister, les stratégies esthétiques multiples (lui se repèrent dans chacun des projets évoqués ici ne sont en aucun cas réductibles les unes aux autres. Succession discontinue d'insurrections isolées, elles interviennent après la ruine des «grands récits» historiques et politiques, et celle des certitudes téléologiques du modernisme (qui n'est lui-même qu'une scansion momentanée et limitée de la modernité). Pourtant, des traits communs se manifestent, qui sont de nature à ouvrir le champ à de futures analyses, et au nécessaire affinement dans l'approche de ce qui fonde les singularités, les spécificités de chaque trajectoire considérée. Comme autant de chemins de traverses, on contribuera à les tracer ici pour donner visibilité à ce qui est perpétuellement placé sous la menace de l'indistinct Ainsi, à l'instar de leurs aînés du ]udson Dance Theater (auxquels, décidément, ils font souvent penser), et à la différence d'un grand nombre de chorégraphes de la scène européenne des années quatre-vingt, on remarquera que ces «tard-venus» ont presque tous en commun d'avoir été d'abord interprètes. Pêle-mêle Claudia Triozzi, Alain Michard et Oeorges Appaix chez Odile Duboc, Jérôme Bel chez Bouvier-Obadia et Daniel Larrieu, Vera Mantero au sein du Ballet Gulbenkian et chez Catherine Diverrès, Bons Charmatz chez Régine Chopinot et Duboc, Emmanuelle Huynh chez Hervé Robbe, Duboc et Nathalie Collantes, Xavier Le Roy chez Christian Bournigault, Jennifer Lacey chez Randy Warshaw, Loïc Touzé de l'Ôpéra de Paris à François Verret et Diverrès, Thomas Lehrnen chez Marc Tonipkins et Sasha Waltz, Alain Buffard chez Brigitte Fanges, Larrieu et MarieChristine Georghiu, David Hernandez et Christine de Smedt chez Meg Stuart, etc. On n'en finirait pas de détailler ainsi le parcours qui conduisit la plupart à se Vouer initialement à des projets signés par d'autres.
«Généalogies»
A ce propos, la prégnance de certaines expériences pédagogiques et le potentiel d'émancipation dont elles furent porteuses chaque fois, et pour chacun singulièrement, mériteraient attention (de telle technique de corps à tel travail «d'atelier», ou tels processus d'improvisation). Plus encore, il serait fructueux d'examiner rigoureusement les généalogies, les transmissions et autres passations. D'une part parce qu'elles sont explicitement nommées par cette mouvance d'artistes, dans un geste qui se refuse (ce n'est pas fortuit et mérite d'être souligné) à l'amnésie. D'autre part parce que, phénomène rare évoqué, ces généalogies rie sont pas nécessairement directes, ni repérées par les artistes eux - même (pas plus qu'elles n'impliquent d'ailleurs la totalité des paramètres charriés par un projet quel qu'il soit). C'est d'ailleurs en cela qu'il serait inadéquat de parler de «génération», ou de «phénomène générationnel»: certaines lignes de forces parmi les plus saillantes d'entre celles que nous cherchons à repérer ici transversalement sont déjà à l’œuvre dans certains projets initiés il y a plus longtemps. Ainsi, outre les références que nous faisions à la «génération Judson» (auxquelles il convient d'adjoindre certains moments de la danse allemande des années 1910-1930), les déplacements constants produits par un Tompkins depuis le commencement de son parcours de chorégraphe (au point qu'il serait impossible de lui appliquer la notion unifiante «d'auteur», que son travail n'a cessé de déjouer, problématisant implicitement tout effet de signature et travaillant à l'écart de toute permanence stylistique repérable) n'ont en rien perdu leur caractère d'exemplarité. identiquement, chez un Verret, se joue le refus récurrent de prétendre à quelque accomplissement formel que ce soit (ce qui confère à nombre de ses travaux cet aspect de «chantier» qui témoigne explicitement des processus en cours, et résiste à toute forme de stabilisation). Et le travail amorcé par Mathilde Monnier à partir de Nuit (où le «compositionnel» ne ressortit plus à un ensemble de règles formelles qui transiteraient, relativement inchangées, de pièce en pièce), fait signe en direction de problématiques elles aussi thématisées au sein de certains des projets plus récents que nous évoquons. Les trois exemples qui viennent d'être cités éclairent ainsi des proximités ponctuelles locales, mais également des priorités ou des options partagées de manière trans-historique. ils permettent également de distinguer ce qu'aurait d'excessivement réducteur, positiviste ou manichéen, tout discours qui chercherait à produire des distinctions trop catégoriques. Enfin on notera qu'en chaque expérience d'interprète, il y va d'épreuves (heureuses ou malheureuses), lors desquelles se constitue d'un même trait ce qu'on pourrait à bon droit nommer une culture de corps (épistémique, sensori-motrice...), et l'éveil à une conscience critique (qui implique, entre autres choses, une problématisation dénuée d'angélisme, concernant les impensés de pouvoir qui interviennent dans les relations chorégraphes-interprètes). A partir de là se fait jour progressivement le désir d'agir (ou non) en son propre nom (de nombreux danseurs préférant continuer d'arpenter les chemins parfois extraordinairement féconds de l'interprétation).
Coalitions temporaires, fin des nostalgies communautaires
Il y a ensuite ce qu'on nommera, après d'autres, des politiques de l'amitié. A cet égard, il est un fait que si les responsables d'institutions (centrales, régionales ou locales) et de structures de diffusion, si la critique professionnelle ainsi que la plupart des intercesseurs de métier en danse continuent d'ignorer à peu près tout, là aussi, de ces phénomènes récents de coalitions temporaires, il n'en est pas moins frappant de constater que s'organisent ces derniers temps, de Paris à Berlin et de Bruxelles à Vienne, Stockholm, Lisbonne ou Amsterdam, des sessions de travail qui ont en commun d'offrir à des artistes la possibilité de se rencontrer, se confronter les uns aux autres, échanger, dialoguer multiplement sans que jamais ces travaux partagés ne se donnent pour finalité ni ne soient contraints à la production de «pièces» publiques (et donc «rentables», comme on les voulait jusqu'alors). Sortie radicale du vieux mythe de l'artiste retranché du monde. Pour la seule année 1997-1998, il faut ainsi mentionner les sessions organisées .à l'initiative de Boris Charmatz à Grenoble (accueilli par le C.C.N. de Grenoble, et qui conjoignait pratique et théorie dans le champ des arts plastiques contemporains), Xavier Le Roy à Berlin (Namenlos Projekt, accueilli par le TanzWerkstatt au Podewil, qui réunissait des danseurs, des chorégraphes et des musiciens de huit nationalités), le séminaire Body Currency de Mårten Spångberg et Hortencia Völkers à Vienne (accueilli par le Wiener Festwochen, qui permettait à des théoriciens, des danseurs-chorégraphes, des plasticiens et des musiciens venus de différents horizons culturels et linguistiques de dialoguer plusieurs jours durant, cette fois publiquement et dans une perspective trans-disciplinaire de décloisonnement actif), la série d'ateliers et de rencontres lancée à la double initiative des compagnies Roch in Lichen et Artefact au Centre des Bords de Marne (Prime Abord / proximités et résistances qui rassembla huit chorégraphes), celui, évolutif, du Groupe du 22- mai (Polaroïd 1 à Bourg en Bresse, puis Polaroïd 2 à Font-Rouvier, suivies d'autres, et réunissant six danseurs-chorégraphes). Cette liste, si elle ne prétend pas à l'exhaustivité, permet du moins d'indiquer une nécessité partagée par des danseurs dont le nombre va croissant. Dans chacun des cas mentionnés, il y a tout lieu de penser qu'en - deçà des seuils de visibilité habituellement exigés, cette myriade d'occasions correspond elle aussi à une nécessité d'époque, dont on remarquera qu'elle est co-extensive d'une conscience politique responsable, qui de plus en plus s'assume et se problématise en actes. Et si l'horizon du fait esthétique n'est jamais absent de ces occurrences partagées, des lignes de résistance se mettent en place qui sont peut-être d'abord autant de ripostes (spontanées ou délibérées, actives en tout cas) aux durcissements de l'impératif économique de production.
Hic et nunc (politiques et subversions)
Car tous ces artistes ont aussi en commun de penser à nouveaux frais, et dans un geste qui ne s'accommode pas d'un partage catégorique entre pratiques et projets d'une part, conscience et action politique d'autre part, les conditions et les cadres historico-politiques multiples qui constituent leur horizon commun obligé (et chaque fois différent la situation n'est pas la même en 1998 selon que l'on danse en Belgique, en Allemagne, en Suède, au Portugal, etc.). il n'est que de songer par exemple à l'apparition récente, en France, de groupes tels que les Signataires de la lettre du 20 août, ou encore Espace Commun, créés initialement pour susciter une prise de parole active des danseurs et des chorégraphes hors centres chorégraphiques nationaux, face aux orientations de la politique culturelle publique en matière de danse (au moment où entrait en application le programme de déconcentration des crédits de l'Etat en régions).L'enjeu premier était alors d'instaurer les conditions d'un débat nécessaire avec les interlocuteurs présents, à chaque échelon de la hiérarchie institutionnelle. Un an plus tard, les cadrages initiaux de ce débat n'ont pas fait que s'élargir au sein de ces groupes, ils sont en train de voler en éclats. Il semble en effet qu'il ne s'agisse plus tant désormais pour ces artistes de se positionner seulement selon une nécessité de type corporatiste face à telle ou telle décision de politique publique mais, bien au-delà, de penser autrement la nature des différents projets qui tissent le champ de la danse d'aujourd'hui, afin de déterminer en connaissance de cause les nécessités de demain et les priorités qu'elles appellent. Pourtant, pas plus qu'il ne s'agit ici d'un retour à des formes «d'art politique» (entendu au sens étroit d'instrumentalisation des projets au service d'une «cause»), ces croisements provisoires n'ont rien à voir non plus avec un fantasme, fusionnel, de retour à quelque hypothétique «communauté perdue» (du type fête des vendanges à Clarens dans La Nouvelle Héloïse). Nulle trace en effet, chez la plupart de ceux qui sont ici évoqués, de cette nostalgie communautaire qui hantait déjà les sociologues de la fin du siècle dernier, avant de s'effondrer un siècle plus tard en facilité de journalisme faible. Il est certes loisible de toujours rêver d'un art qui «rassemblerait tous les esprits». Hélas ce «rassemblement» ou cette communion pour le dire dans un autre lexique pour possible qu'il soit, a toutes les chances de se faire sur la base du plus grand dénominateur commun, et les oeuvres qui en résulteraient de ressembler plus à un tube classé au «top-ten» qu'à un processus complexe et exigeant. Le populisme, qu'il soit esthétique ou politique, a un prix. Qui est disposé à le payer?
La «jeune danse» européenne, comme on disait dans les années quatre-vingt, n'est plus si jeune sans do~ite qu'il lui faille s'en remettre encore entièrement à quelque autorité de tutelle que ce soit. De plus en plus nomade, du fait de la reconfiguration des circuits de diffusion, plus vastement européens aujourd'hui, elle semble aussi de plus en plus attentivement critique, lorsque c'est le cas, à l'égard des contraintes autoritaires des cadres de production. Résonne alors joyeusement ce slogan des danseurs durant les manifestations pour le maintien du statut d'intermittents du spectacle il y a deux ans «Ne baissons pas les bras pour lever la jambe !»
Du seul au multiple allers-retours
On sait que la fortune du solo dansé ne date pas d'hier (Duncan, Shawn, Berber, Füller, Gert, Wigman, Saint-Point, Kreutzberg...). il connaît depuis quelque temps un renouveau significatif. Parmi les noms que nous mentionnions plus haut, le seul Jérôme Bel n'en a pas présenté depuis qu'il signe ses propres projets. Tous les autres ont soit débuté par là, soit éprouvé la nécessité d'y avoir ponctuellement (ou régulièrement) recours. Composer pour soi-même ne revient pas au même, on le sait, que composer avec et pour d'autres. Quant à composer à plusieurs, cosignataires d'une pièce, qu'il s'agisse de composition instantanée (improvisation) ou anticipée, cela suppose encore une autre donne. Et chacune de ces options est porteuse d'enjeux aussi significatifs que différents. L'objet de ces lignes n'e~t d'ailleurs pas d'y revenir de manière détaillée (je renvoie plutôt à ce sujet le lecteur au livre remarquable de Laurence Louppe, Poétique de la danse contemporaine). Reste que la question des «formats» (comme disent certains producteurs) et de leur (in)adéquation à des standards de diffusion (taille des scènes, potentiel de médiatisation, etc. demeure trop rarement soulevée. Comme s'il allait de soi désormais que c'est aux projets artistiques à s'adapter aux cadres (j'insiste sur ce terme) prévus pour les diffuser. Mais revenons à ces trois tendances distinctes (solos, pièce pour plusieurs, et projets collectifs). Elles se partagent tour à tour (ou simultanément) les faveurs du champ chorégraphique, et dans des proportions variables selon les époques. Cette remarque vaut pour 1998 comme pour hier, et me conduit à focaliser l'attention sur un aspect qui ne me semble pas avoir été encore repéré, quoiqu'il concerne une mutation aussi récente que cruciale peut-être quant à la pensée du chorégraphique. Ainsi, et sans présumer par ailleurs de la validité intrinsèque de chaque projet, il est un fait que de Platel (dans Bonjour Madame, exemplairement) à Charmatz (Aa..ttenen..ti..onon et Herses), et de Crash Landing aux activités du groupe Swedish Fame, en passant par Jérôme Bel, le Namenlos Projekt de Xavier Le Roy, et d'autres, tels que certains chorégraphes des Ballets C. de la B. ou récemment Vera Mantero, une tendance se dessine en effet, dont les implications sont considérables (bien au-delà de ce qu'on en dégagera ici). impliquant, au-delà d'une dimension esthétique, une dimension proprement éthique (toujours présente mais rarement discutée) du travail chorégraphique, cette tendance tient à ce que, dans chaque cas cité, le travail de composition (»chorégraphique», donc) se refuse à fondre des corps, irréductiblement différents, dans un même organum du mouvement, il s'agit alors plutôt de travailler, au plus près, dans une attention prioritairement accordée aux différences dont chaque corps est porteur, singulièrement.
Compositions
De manière générale en danse «contemporaine», le travail de composition se joue d'abord entre chorégraphe et danseurs-interprètes. En principe, chaque projet ne préexiste pas à son élaboration, il résulte plutôt de processus engagés par un labeur commun. En tension entre idéal de corps et matérialité du travail du mouvement dans le temps de l'élaboration de chaque «pièce», s'instaure progressivement l'espace d'un entre-deux, qui «n'appartient» (à proprement parler) ni au chorégraphe ni aux danseurs. C'est cet espace de circulation des désirs et de mise en oeuvre de possibilités latentes qui fait l'objet du travail que l'on nomme «chorégraphique». Or l'histoire de la danse du XXe siècle indique de façon récurrente une orientation majoritaire, quand bien même elle donne lieu à des enjeux et à des «résultats» fort différents entre eux il s'agit le plus souvent, à la faveur de ce temps de travail partagé, de faire advenir un «corps commun». Ce corps commun ne préexiste souvent pas, lui non plus, aux processus mis en actes tant par les danseurs que par le/la chorégraphe. Mais il est là différemment chaque fois il est vrai, mais bien là—au terme du travail. Or je risquerais ceci il me semble que c'est la possibilité elle-même d'un corps commun (ou son impossibilité) qui se voit thématisée explicitement dans les trajets évoqués plus haut. Je ne fais ici que l'indiquer, trop brièvement. A cet égard aussi, l'histoire (même récente que l'on songe par exemple à un Boivin) charrie, sinon des généalogies précises, du moins des analogies antérieures. Pourtant cet aspect me paraît adresser, au moins potentiellement, des questions nombreuses et riches d'implications.
Pour ne pas conclure...
Bien sûr, concernant cette mouvance dont nous sommes (bon gré, mal gré, peu importe) les contemporains, d'autres lignes de force transversales mériteraient d'être dégagées. Ainsi d'un intérêt souvent très marqué chez certains (et s'accompagnant alors d'une culture solidement établie) pour le champ des arts plastiques (bien plus que pour celui du théâtre). Ainsi également de questionnements oeuvrés touchant aux corps en tant que sexués (occasionnant une mise en crise récurrente des codes dominants, et conjointement une sortie des dispositifs normatifs de représentation). Plus largement, on notera le souci de déjouer tout effet lié à des modèles de corps, quels qu'ils soient, ainsi qu'une méfiance répétée à l'égard de processus gratuitement esthétisants.
Mais il faudrait aussi étudier en quoi l'élargissement considérable de l'éventail des processus et des pratiques de corps (et non plus des techniques constituées, de Graham à Limòn ou Cunningham et au-delà), avec l'arrivée tardive en France des approches de kinésiologique, la recrudescence d'un intérêt pour le yoga, le taï-chi, et conjointement la mise en circulation chez les danseurs d'une pensée aussi précieuse que celle d'un Hubert Godard touchant à l'analyse du mouvement dansé, sont en train de modifier profondément les approches possibles du «projet chorégraphique».
L'art, de quelque époque qu'on le date, a toujours procédé d'une recherche, d'un effort pour enrichir les formes de la perception, et pour rendre sensible ce qui sans lui ne l'eut pas été. il n'y a aucun lieu, dès lors, pour tolérer des postures brutalement réactionnaires, qui se reconnaissent à ce qu'elles s'arrogent le droit de trancher entre ce qui serait ou ne serait pas de la danse (à ce qui relèverait ou ne relèverait pas du chorégraphique). Ne s'autorisant de rien d'autre que d'elles-mêmes, c'est-à-dire de leur toute-puissance fantasmée, elles ne produisent aussi rien d'autre que ces discours en effet autoritaires, autocentrés et qui n'en appelleront jamais qu'à une répétition ad libitum du même. Plus propice sans doute, plus nécessaire surtout s'avère la disposition vigilante qui permet d'accueillir attentivement les expériences esthétiques, souvent précieuses, fragiles, diverses et modestes qui se font jour autour de nous, et qui s'adressent à notre sensibilité responsable de spectateurs, et de citoyens.