Le Sacre du Printemps (review)

Ballet par Igor Stravinsky, Nicolas Roerich et Vaslav Nijinski

Nouvelle revue Française 1 Aug 1913French

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Contextual note
First published in La nouvelle Revue Française, August 1, 1913, pp. 309-313. An English translation can be found in Truman Bullard, The First Performance of Igor Stravinsky's Le Sacre du Printemps, Vol.II (Ann Arbor: University Microfilms International, 1971), p. 218.
In 1913, Jacques Rivière wrote two pieces on Le Sacre du Printemps in La nouvelle revue Française, a short review expressing his original enthusiasm for the piece, and a longer essay in which he tries to grasp the innovation of the piece. This is the short review, the essay is also re-published on Sarma.

Cette huitième ‘saison russe’ (je ne parle ici que de la saison de ballets) avait commencé d’une manière un peu inquiétante. Il y avait dans les premières représentations un je ne sais quoi qui pouvait faire croire que nous étions sur le bord de la décadence. Si Le Prince Igor, sur la nouvelle scène des Champs Elysées, semblait tout ravivé, Le Spectre de la Rose, en revanche, comme une fleur trop délicate, d’avoir été trop souvent respiré, paraissait mourir. Feux (dont le procès cependant sera, l’an prochain, sa réviser) n’était pas fait pour nous redonner du courage. Et j’avoue que l’absence de Fokine, dont le nom ne paraissait plus sur les affiches, achevait, pour ma part, de m’ôter l’espérance. Je me livrais aux réflexions les plus pessimistes: ‘Ils ont trouvé leur voie, pensais je, ils savent ce qu’il faut faire maintenant; ils ont façonné le public et n’ont plus qu’à passer dans ses rangs pour faire leur petite collecte. Désormais tout est bien entendu entre la scène et la salle. On se comprend. Je n’ai donc plus rien á faire ici’. J’aurais pu continuer longtemps à ruminer ces sottises ...

Mais tout à coup, un soir, cette chose sans bénéfice, ce refus de profiter du passé, ce coup terrible porté aux habitudes qu’ils avaient eux-mêmes formées en nous, cette oeuvre qui change tout, qui modifie la source même de tous nos jugements esthétiques et qu’il faut tout de suite compter parmi les plus grandes: Le Sacre du Printemps.

O bonnes têtes fermées! Vous n’avez rien entendu de ce qu’on disait autour de vous. Aux représentations de Boris, vous étiez dans la salle, en habit, et on vous serrait la main et on vous présentait à tour de bras. Et il y avait un murmure autour de vous: ‘ Orient! Mille et une nuits! Miniatures persanes!’ Et vous faisiez: ‘Oui! Oui!’ d’un air pénétré. Mais pendant ce temps vous aviez ça dans la tête; depuis deux ans, vous portiez tranquillement en vous cette oeuvre révoltante qui allait arracher des cris d’horreur à vos admirateurs les plus entraînés. J’étais bien bête de craindre pour vous la contagion parisienne ! Cette petite troupe d’hommes n’a pas été entamée. Ils ont vécu, au milieu de nous, comme au milieu d’un steppe. L’air qu’ils respirent n’est pas le même. Ce ne sont pas les mêmes idées qui naissent dans leur cerveau. Entre eux et nous il y a la distance d’une race à une autre. Rien de nous jamais ne remontera jusqu’à eux. Pendant les représentations du Sacre, Nijinski, absolument sourd aux hurlements et aux sifflets de la salle, ne pensait qu’à battre la mesure avec le pied, en criant à ses interprètes: C’est mou! C’est mou! Il faut nous en persuader : nous n’existons pas pour lui. Ah! certes, pas plus que Stravinsky, il ne risquait rien au milieu du tumulte de nos compliments. Ce n’était qu’un drôle de bruit à ses oreilles.

Qui est l’auteur du Sacre du Printemps? Qui a fait ça? Nijinski, Stravinsky ou Roerich? Cette question préliminaire que nous ne pouvons pas éluder, pourtant n’a de sens que pour les Occidentaux que nous sommes. Chez nous, tout est individuel; une œuvre forte et caractéristique porte toujours la marque d’un seul esprit. Il n’en pas de même chez les Russes. S’il leur est impossible de communiquer avec nous, lorsqu’ils sont entre eux, ils ont une extraordinaire faculté de mêler leurs âmes, de sentir et de penser la même chose à plusieurs. (1) Leur race est trop jeune encore pour que se soient construites en chaque être ces milles petites différences, ces délicates réserves personnelles, ces légères mais infranchissables défenses qui abritent le seuil d’un esprit cultivé. L’originalité n’est pas en eux cette balance fragile de sentiments hétérogènes qu’elle est en nous. Elle a quelque chose de plus libre, de plus rude, de moins facile á endommager. C’est pourquoi elle peut s’engager et se perdre un instant dans les autres. - Observons que depuis six ans que nous connaissons la troupe russe, nous ne sommes pas arrivés à savoir qui en est l’âme, quel est, parmi tous ceux dont nous avons appris les noms, le créateur. L’an dernier, je tenais pour Fokine; je me suis trompé. Je veux dire qu’il ne l’était pas seul. Je vois main tenant qu’il faut croire l’affiche, quand elle donne trois noms pour une seule oeuvre. Le Sacre du Printemps comme Petrouchka a bien plusieurs auteurs. Stravinsky n’y a certainement pas collaboré seulement comme musicien, mais aussi comme poète. Il a participé à l’invention du sujet. - Il ne faut pas méconnaître l’importance de Roerich, depuis longtemps préoccupé par une sorte de mysticisme préhistorique et de qui la manière se retrouve dans plus d’un dessin de la chorégraphie. - Mais surtout il faut faire amende honorable á Nijinski. Nous avons été pour lui d’une injustice dont il faudra longtemps avoir honte. Nous n’avons rien compris à ses erreurs. Nous les pensions sans issue; elles nous paraissaient postérieures à la vérité, tandis qu’elles lui étaient antérieures; nous les prenions pour des déformations arbitraires d’un idéal déjà atteint, tandis qu’elles étaient les approximations maladroites d’un idéal nouveau. Il est vrai qu’il a tout fait sans le vouloir pour nous dérouter. Car, par deux fois, il a choisi comme prétexte à ses danses une musique d’atmosphère, alors qu’il cherchait justement à supprimer dans la chorégraphie l’équivalent de l’atmosphère. Tout de même c’est nous qui avons eu tort, c’était á nous de deviner. Et puisque nous n’avons pas su le faire, pour réparer notre faute, admirons rétrospectivement l’entêtement héroïque de ce créateur. Pas un instant de doute; il a traversé sans broncher ses propres gaffes. Rarement un inventeur eut l’âme aussi pleinement et paisiblement occupée par son invention. Il lui suffisait de voir ça devant lui. A quelqu’un qui lui demandait, avant la première, ce que c’était que le Sacre du Printemps: Oh! répondit-il, vous n’aimerez pas ça non plus et, esquissant avec les bras ce geste latéral et ankylosé que nous avons appris à connaître par Le Prélude à 1’Après-midi d'un Faune: ‘ Il y aura encore du comme ça !’

En effet, il y avait encore du ‘comme ça’. Mais de plus c’était un chef-d’œuvre. - Je prie qu’on m’excuse de déclarer si longuement un enthousiasme si fort, sans en donner les raisons. C’est qu’elles sont trop nombreuses et trop importantes pour qu’on puisse les produire facilement du premier coup. L’œuvre est si nouvelle que, pour en prendre une pleine possession, il est besoin de laisser le temps mûrir et approfondir les réflexions qu’elle suggère. Elle marque une date, non pas seulement dans l’histoire de la danse et de la musique, mais dans celle de tous les arts. Sa beauté la déborde de partout. Mais cela ne fait que la rendre plus difficile á embrasser. C’est pourquoi je demande la permission de reprendre ici haleine, avant d’aborder de front Le Sacre du Printemps et de remettre á un numéro prochain l’explication détaillée de sa nouveauté. Ce sera mon excuse de m’être pris à plusieurs fois pour parler d’un simple ballet, si j’arrive à rendre plus claires que je ne saurais faire en ce moment, les raisons de la considérable importante que j’y attache.

1. Cette fusion des âmes n’est-elle pas en partie, comme l’a fait remarquer ici-même Jacques Copeau, le sujet des romans de Dostolevsky.