La réalité, un corps
Texte de programme sur 'Beyond Mary and Joseph' de Lilia Mestre
Fascinée par les structures sociales comme la vie familiale et la religion, la chorégraphe Lilia Mestre analyse les origines de notre culture, pour créer une perspective critique personelle sur notre société actuelle. Quand ces modèles se sont constitués ? Pourquoi de cette manière ? Comment se sont-ils transformés à travers les siècles? Et, enfin, est-ce que cette problèmatique est à rapprocher d’une tradition culturellement déterminée, ou du pouvoir et de l’influence politique, ou de la vie intérieure, donc de la physiologie et de la génétique? Une chose est claire malgré tout: le corps est en cause. Dans Beyond Mary and Joseph, le statut du corps, à travers des apparitions diverses et déplacées, s’altère en tant que véhicule du sens et l’humanisme familier est mis en péril.
Inspirée par l’iconographie des peintures religieuses, elle met en scène quatre figures archétypales dans un enchaînement d’associations. Face à l’éthérée Vierge Marie, modèle d’une maternité idéale, la vache symbolise la fécondité matérielle et corporelle. L’agneau sacrificiel, symbole de l’innocence et de l’humilité, distribue les ex-voto : des membres en cire parfumée passent dans le public qui prend part au rituel, dans un mélange de motifs canoniques et apocryphes, chrétiens et païens.
Bien que dans la tradition chrétienne, Joseph le charpentier ne joue qu’un rôle marginal, il jette ici un pont entre le corps et l’image. Il construit, fabrique un cadre en tant qu’analogie pour ce corps, crée une architecture dont le modèle peut convenir à des structures sociales, à l’intimité en tant qu’ultime désir humain. La scène est littéralement construite en perspective, grâce à quoi les performers semblent entrer et sortir d’un tableau dans leurs interventions banales et physiques. Leur corps se plie à l’image ou revendique un espace alternatif, va et vient entre distance et proximité par rapport au spectateur.
Les figures expriment des émotions fortes : le chagrin, la joie, l’amour, la haine, la compassion, le désir, la peur. Leur représentation fait écho à l’étude des passions de René Descartes, au dix-septième siècle, dont Charles Le Brun révélera l’intérêt dans le domaine de la peinture. Le Brun donne un aperçu systématique des passions humaines, avec des descriptions détaillées, notamment de sourcils, de mouvements oculaires et de la bouche. Les sensations comme une série d’expressions faciales : un codage fort et une mécanisation imposée créent une hiérarchie évidente du corps qui tranche la question du rapport entre la vie intérieure et la vie sociale.
Dans une transformation perpétuelle, où émergent folklore, rituels païens et réminiscences de carnavals, des codes sociaux déviants apparaissent. Ils se distordent dans les images abstraites et obscènes d’un jeu d’ombres – une fantasmagorie, littéralement un espace de projection fantasmatique. Le grotesque trahit une stratégie de l’image spécifique : il suffit de s’affubler d’un nez de clown pour que le niais, le graveleux, le bestial et l’infantile soit permis. Le nez de clown est un prétexte pour explorer les domaines tabous et prospecter les espaces intimes et les passions indicibles. Ces moments respirent un désir de transgression, où le corps négocie ses frontières sociales. Les passions refont surface, mais sous un autre aspect, un autre agencement du dedans et du dehors. Comme si un peu de réalité était rendu au corps.
Finalement, les contours individuels, familiaux et sociaux s’estompent dans un écheveau de corps. C’est dès lors un corps social utopique, au-delà du dedans et du dehors, où les frontières, les images et les codes s’évaporent. Ou bien est-ce une nouvelle machine, où l’hétérogénéité et le voisinage s’accouplent, où la transformation est un atout – avec un clin d’œil à Gilles Deleuze. Le spectateur aussi est très proche, il aborde un point au-delà de la contemplation visuelle, où les expériences propres, les opinions et les attitudes fusionnent.
Les corps nus restants suscitent la confusion : cela ne saurait être un retour à une sorte de situation initiale. Les nombreux indices et objets qui traînent témoignent d’une transformation. Ou d’une entropie, de l’impossibilité de revenir en arrière.