Solidaires - Solitaires

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Contextual note
Replays, variations sur les Tuning Scores de Lisa Nelson un projet de recherche d'Anouk Llaurens en dialogue avec Julien Bruneau, s’intéresse à la multiplicité des perspectives sur ce qui fait héritage pour celles et ceux qui ont été touché·es par l'œuvre de Lisa Nelson. S'appuyant aussi bien sur des conversations avec des artistes, des éducateur·ices et des chercheur·euses que sur son propre travail, Anouk Llaurens enquête sur l’héritage comme un processus de diffraction, de créolisation et de réinvention - un vecteur d'émancipation au service des vivants. La collection Sarma Replays rassemble des entretiens, tandis que d'autres contenus de la recherche peuvent être explorés sur le site d’Oral Site

La première résidence « Replays, variations sur les Tuning Scores de Lisa Nelson » a eu lieu du 17 au 21 Janvier 2022, dans la Salle des machines de la Raffinerie, Charleroi Danse, Centre Chorégraphique de la Communauté Française, à Bruxelles. Étaient présent·es Eva Maes, c.claude Boillet, Florence Corin, Julien Bruneau, Bryce Kasson (en visio) et moi-même. Cette première résidence veut s’inscrire dans une série, qui elle-même constitue la première phase de la recherche : une enquête « grand angle » pour rencontrer mes pairs et les interviewer. Pour ancrer la parole dans la pratique corporelle et raviver les mémoires en collectif, chaque semaine de résidence se compose de pratiques de Tuning le matin, de conversations collectives et d’entretiens individuels l'après-midi qui sont enregistrés pour être transcrits et partagés ultérieurement.

J’ai introduit la recherche le premier jour en partageant mon souci, de ne pas “trahir” le travail de Lisa Nelson. Ce terme semblait trop lourd pour certain.e, c’est en effet un terme un peu provocateur. Néanmoins, il reflète assez bien la responsabilité que je ressens vis à vis de ce qui m’a été transmis et qui m’engage tout d’abord à en préserver la complexité, tout au moins à ne pas l’appauvrir et peut-être, à travers ma perspective, à le déplacer, à l’emmener ailleurs.

Au fil de la semaine et des entretiens individuels que je menais l’après-midi avec chaque invité.e, j’ai observé une constante : chacun.e combine, mélange, met en dialogue, confronte certains aspects des Tuning Scores avec d’autres pratiques, d’autre cultures. Par exemple, Eva Maes dont la recherche s’intitule «Transmiting the body/transmettre le corps » met en relation trois méthodes d’apprentissage : le « Blind Learning/apprentissage en aveugle » de Lisa Nelson, la pratique de « Q and A » du Body-Mind CenteringⒸ, et « exercice in 8/ exercice en 8 » de Merce Cunningham. claude boillet, met en conversation les Tuning Scores avec un corpus documentaire de photographies de couples de « créatures », comme elle les nomme elle-même, dont la relation et le genre sont troubles. Julien Bruneau, quant à lui, s’ intéresse à la composition collective en rapprochant et hybridant trois pratiques, les Tuning Scores de Lisa Nelson, une pratique de pensée collective d’Isabelle Stengers et une de ses pratiques de dessin. Enfin Bryce Kasson m’a parlé de la présence de sa pratique des Tuning Scores dans ses performances de clown.

 

J’ai aussi invité et interviewé Florence Corin cette semaine qui m’a fait part de son ressenti d’ambiguïté vis à vis de mon invitation. En effet, Florence est dans une position un peu différente de celle des autres. Elle ne travaille pas actuellement sur sa propre recherche mais comme co-éditrice avec Baptiste Andrien, d’une publication sur les Tuning Scores, en étroite collaboration avec Lisa Nelson pour Contredanse. J’ai invité Florence et Baptiste (qui n’a pas pu être présent cette semaine), car je pense qu’ils ne sont pas seulement « au service » du projet de Lisa mais qu’ils le rendent possible grâce à des compétences qui leur sont propres. Dans le cas de Florence, ce sont ses compétences dans le domaine de l’interactivité digitale qui sont mises en dialogue avec la recherche actuelle de Lisa.

 

Alors que je fais part de ces observations à mes pairs lors d’un repas, l’un d’eux mentionne le concept de créolisation du poète et philosophe martiniquais Edouard Glissant qui précise admirablement ce que j’essaye de dire :  

« La créolisation est la rencontre de l’altérité. La créolisation c’est un métissage d’Arts, ou de langages qui produit de l’inattendu. C’est une façon de se transformer de façon continue sans se perdre. C’est un espace où la dispersion permet de se rassembler, où le choc des cultures, la disharmonie, le désordre, l’interférence deviennent créateurs. C’est la création d’une culture ouverte et inextricable qui bouscule l’uniformisation par les grandes centrales médiatiques et artistiques. » [1]

Les termes choc des cultures, disharmonie, désordre, interférence, qui sont considéré dans le cadre de la pensée d’ Edouard Glissant comme des modes de relation féconde et créatrice d’inattendu font pour moi écho aux termes inhibition, interruption et dissensus qui ont émergé cette semaine, lors des discussions après nos pratiques non-verbales. Ils me rappellent que les Tuning Scores sont aussi une pratique du dissensus, une manière de s’accorder à se désaccorder ensemble.

Ces mots me ramènent aussi aux paroles de Fernand Schirren batteur, philosophe et accompagnateur de films muets au musée du cinéma à Bruxelles et dont je traduisais les cours de rythme du français à l’anglais à P.A.R.T.S, entre 1995 et 1999. Schirren parlait de l’artiste comme de celui qui introduit une différence, qui interfère, qui désobéit, lorsqu’il pressent le risque de la mort. Il écrit dans son livre « le Rythme primordial et souverain » paru aux éditions Contredanse :

« Un temps va venir, où les forces d’érosion 

l’emporteront sur les forces de renouvellement ;

où telle l’habitude excluant la surprise,

le futur ne surprendra plus le présent,

et la fête, alors, épousera le pesant

écoulement des jours.

Or, voici l’un d’entre les hommes, qui pressent le danger.

En son rythme, quelque chose l’incite ;

en son rythme même,

le grand défi à la loi d’un monde qui meurt l’incite , lui, l’inspiré,

à relancer la fête par l’aiguillon de la surprise.

A l’improviste,

devançant l’instant attendu de tous,

comme on pose une tuile sur une tuile,

il répètera la petite phrase
avant que les autres ne la terminent.
Il provoque la surprise ; une

surprise excitatrice ;

la surprise qui secoue la sécurité,
l’ennemie au travers de laquelle s’infiltre la mort ;

une surprise dont la tension le renouvellera,
ce rythme répété sans cesse,
et par ainsi , une surprise qui relance la fête. »

 

Je l’ai toujours senti en arrière fond, et je peux le dire, l’agir aujourd’hui, trahir serait ne pas trahir, ce serait ne pas sortir, rester enfermé.e dans la cohérence d’une autre, ça serait « ne pas accepter d’être autre ». En effet je ne suis pas Lisa, je suis une autre, je vis en Europe à une autre époque. Même si je résonne fortement à sa proposition, si je l’ai étudiée, si elle m’a profondément marquée, transformée, soignée même, et si je fais tout mon possible pour comprendre, pour me mettre à la place, je suis une autre. Je perçois ce que ma singularité, mes conditionnements, mes limites, mon temps me permettent de percevoir. Mon intérêt se porte sur certains aspects plutôt que d’autres, je suis différente. En disant cela, je rejoins deux invitations fondamentales du travail de Lisa : tout d’abord « follow your interest ! », « suit ton intérêt ! », ensuite « Est-ce que toi aussi tu improvises quand tu me regardes improviser ? ». Lisa, à travers les Tuning scores m’engage à préciser ma différence, ma singularité, tout en restant en lien, à l’écoute, réceptive et poreuse à la diversité qui m’entoure. En tant que « spectatrice» (watcher) des Tuning Scores, et comme le dirait Jacques Rancière [2], moi aussi je crée, je combine, j’agis, j’observe, je sélectionne, j’interprète. Je relis ce que je vois/reçois à une foule d’autres choses, je compose mon propre poème avec les éléments du poème que j’ai devant moi. C’est ce que nous faisons tous, malgré nous : nous mettons en relation, nous créons des ouvertures, des déplacements, des lignes de fuite. C’est cette activité inévitable, si on la laisse advenir, qui nous permet de durer vivante-singulièrement-en-lien.

Une façon de ne pas trahir l’enseignement de Lisa, c’est de le maintenir en vie. Pour cela il nous faut être artiste, être autre, introduire de la différence, le laisser varier à notre contact, comme un solo original varie et se difracte de multiples manières selon les multiples perspectives et subjectivités de ceux et celle qui ont vu, ont vécu son enseignement, sa danse, son art, sa pensée. Laisser vivre les Tunings Scores, c’est les laisser être déplacés à notre contact, les laisser se créoliser c'est-à-dire se transformer de façon continue sans se perdre. Car créolisation ne signifie pas dilution. L’intensité, la richesse, la complexité se maintiennent, elles changent simplement de forme. Cela demande bien sûr d’accepter le risque que quelque chose se perde pour que quelque chose de nouveau, d’inattendu advienne

Replays peut être une manière de relancer la fête, d’observer les différentes relances que nous faisons chacun.e pour maintenir, en la déplaçant, la question initiale vivante : que fait un corps, pour survivre? Et j’ajouterai une nouvelle proposition : Comment fait un corps pour ne pas devenir système, pour durer à l’état de processus ?

Après cette semaine de résidence, je m’intéresse à la pensée d’Edouart Glissant. J’ai choisi de commencer avec « Introduction à une poétique du divers », après avoir pris conseil auprès d’initiés, quand au livre le plus accessible à lire pour entrer dans sa pensée. Cette première lecture confirme l’intuition que ma recherche, tout comme celle de Lisa avec laquelle elle fait analogie, résonne avec le concept de créolisation qui remet en question la notion de système. Pour Edouard Glissant, une manière de faire système c’est de faire école. Il écrit dans « Introduction à une poétique du divers », « Dans le Tout-monde, les écrivains essaient leurs plumes et leurs ailes de manière individuelle, il n’y a pas de pensée de système, pas d’idéologie (...). Que des écrivains se rencontrent, que leur poétique se touche, que leur poétique s’entraide et une chose qui est précieuse, mais je ne crois pas qu’il faille accorder de l’importance à des écoles ».

Lisa, elle non plus, n’a jamais voulu faire école bien qu’elle ait beaucoup enseignée et qu’elle ait focalisée une partie de sa recherche sur les processus d’apprentissage « comment un corps apprend-il ? ». Elle refuse toujours activement de faire école, résistant aux demandes qui l’engageraient à formuler les Tuning Scores de façon didactique, comme une méthode « clef en main » gravée dans la pierre. Ainsi, elle n’a formé personne à les transmettre et ne reconnaît pas de successeur. « Do It Yourself ! », c’est à chacun.e de se débrouiller, à la punk. Elle préfère, comme à travers le jeu vidéo et l’outil d’édition en temps réel qu’elle développe depuis plusieurs années avec Florence Corin et Baptiste Andrien (Contredanse), transmettre des outils pour s’enseigner soi-même, dans une relation à l’autre et à l’environnement . Ne faisant pas école, elle encourage des solitudes qui peuvent se mettre en lien, résonner de manière consonante et dissonante, s’entraider à créer ensemble en reconnaissant la fécondité et le pouvoir des interférences et des désaccords

C’est aussi ce que je propose à travers Replays.

Je me sens résonner aujourd’hui avec la singularité de la « parole » d’Edouard Glissant, comme avec celle de Lisa ou de Schirren avant lui. L’intensité de leur « solitude » fait résonner la mienne. C’est peut-être la différence qui existe entre suivre et être inspiré. Leurs singularités m’inspirent à affirmer la mienne.

Je suis particulièrement touchée par la dimension située de la pensée d’Edouard Glissant, qui se déploie de manière si explicite à partir d’un lieu, d’une histoire, d’une sensibilité, d’un traumatisme. Je suis touchée par la relation entre la petite et la grande histoire. L’histoire de Glissant, avec l’héritage de l’exil et de l’esclavage, l’amène à penser les questions de ruptures, de hors-sol, d’origine inatteignable. Ces idées font sens dans mon histoire personnelle qui, à sa manière, est aussi marquée par la rupture et une origine intraçable. D’abord par le fait que mon arrière- grand-mère était une enfant de l’assistance publique. Ensuite, à travers la mort brutale de mon père quand j’avais neuf ans qui m’a définitivement coupée de ma lignée paternelle. Ces ruptures ont créé une béance, un gouffre. Faute d’accès à des informations, j’ai dû moi aussi faire avec l’impossibilité de remonter à la  « source », à « l’origine ». Bien qu’étant assurément moins tragique, ce vécu me rend sensible à l’histoire des esclaves coupés de tout, arrachés à leur terre, leur culture, leur langue. Le travail de Lisa s’est aussi construit sur une rupture, la disparition littérale de son père, elle aussi quand elle était enfant et qui, comme elle le dit elle-même, a certainement alimenté son désir de donner à voir le potentiel des corps et des lieux, de rendre visible l’invisible. Schirren, lui, a non seulement été un enfant né hors mariage que ses parents ont dû cacher dans une cave à sa naissance, mais a aussi sans doute souffert des traumatismes causés par l’antisémitisme. C’est grâce à la rencontre de ces parcours plein de ruptures et dont les traumatismes ont servi de terreau à la création d’une parole, d’un art, d’une pensée poétique, que je me reconstruis moi-même comme solitude en processus, non pas comme un « être » mais comme une « étante ».

J’ai une reconnaissance profonde envers ces « maîtres », ces sortes de « parents adoptifs » qui m’encouragent à leur rendre hommage par mon émancipation. Comme le dit Edouard Glissant, solidaires et solitaires. J’imagine aujourd’hui Replays, comme un espace pour faire résonner des voix, des solitudes, des poétiques, qui s’entraident à ne pas faire bloc, à ne pas faire système, et qui s’encouragent à trembler, vibrer ensemble.

 

Notes:

 

[1] Edouard Glissant, 2005, dans un entretien accordé au journal Le Monde

 

[2] "Le spectateur agit aussi, comme l'élève ou le savant. Il observe, sélectionne, compare, interprète. Il relie ce qu'il voit à une foule d'autres choses qu'il a vues sur d'autres scènes, dans d'autres types d'endroits. Elle compose son propre poème avec l'élément du poème qu'elle a devant elle. Elle participe au spectacle en le refaçonnant à sa manière - en s'éloignant, par exemple, de l'énergie vitale qu'il est censé transmettre pour en faire une pure image et associer cette image à une histoire qu'elle a lue ou rêvée, vécue ou inventée. Il est donc à la fois spectateur distant et interprète actif du spectacle qui lui est offert. C'est un point crucial : le spectateur voit, ressent et comprend quelque chose dans la mesure où il compose son propre poème, comme le font, à leur manière, les acteurs ou les dramaturges, les metteurs en scène, les danseurs ou les interprètes." Jacques Rancière, « Le spectateur émancipé »