Entretien de Patrick Gaïaudo par Anouk Llaurens

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Contextual note
Replays, variations sur les Tuning Scores de Lisa Nelson un projet de recherche d'Anouk Llaurens en dialogue avec Julien Bruneau, s’intéresse à la multiplicité des perspectives sur ce qui fait héritage pour celles et ceux qui ont été touché·es par l'œuvre de Lisa Nelson. S'appuyant aussi bien sur des conversations avec des artistes, des éducateur·ices et des chercheur·euses que sur son propre travail, Anouk Llaurens enquête sur l’héritage comme un processus de diffraction, de créolisation et de réinvention - un vecteur d'émancipation au service des vivants. La collection Sarma Replays rassemble des entretiens, tandis que d'autres contenus de la recherche peuvent être explorés sur le site d’Oral Site

Patrick Gaïaudo : Depuis qu'on a parlé de faire cet entretien, ça occupe mon esprit. Comme je te l'ai dit, je trouve intéressant, pour plusieurs raisons, d'avoir des points de vue subjectifs sur le Tuning Score. Autrement dit, comment chacun traverse-t-il ces expériences-là, enfin cette proposition-là ?

 

Anouk Llaurens : Alors, peux-tu commencer par te situer brièvement ?

 

Patrick Gaïaudo : Ça, je crois que c'est ce qui me pose le plus de questions. Cela me renvoie à la question implicite posée par la pratique du Tuning Score lui-même : se situer !

« Se situer » dans la pratique, dans l’espace, dans le temps, dans l’action commune, dans la rencontre aussi avec ceux qui explorent la partition Tuning Score et sesfranges, qui nous reste toujours à découvrir. Cette partitioninvite aussi à « se situer » dans sa pratique personnelle de par la rencontre avec Lisa et son positionnement artistique.

J'ai envie de dire, pour me situer, que rien dans mon histoire familiale ne m'indiquait le chemin de la danse ou de la philosophie, qui sont pour moi des chemins parallèles. Je me reconnais bien dans l’activité de regarder, de regarder le monde, ce qui n’est pas seulement le contempler. Et peut-être aussi dans l’idée que le regard pousse à l'action – une action qui peut être actualisée ou pas. Il s’agit donc d’observer le réel, ce qui engage aussi à observer le potentiel de ce dernier à nous interroger en retour, et donc aussi à nous mouvoir.

D'où ça vient ? D'où viennent les gens que tu observes dans le métro, dans la rue, d'où vient l’objet qui est sous tes yeux ?

Si j’ai été amené vers la danse, alors que rien dans mon histoire familiale ne me préparait à ça, c’est justement par le regard. C’est parce que j’ai vu une pièce de Pina Bausch en 1985 et que j’ai pu voir tout ce qui se passait non seulement sur scène mais aussi dans la salle, que ce chemin s’est ouvert. Ce n'était pas du tout comme maintenant où tout le monde apprécie le travail de Pina Bausch. C’était une sorte de foire d'empoignes, les gens réagissaient. Et moi j'étais là, en train de regarder quelque chose, de donner du temps à un événement dont je ne connaissais pas l'impact à venir sur moi. Donner du temps de conscience, c’est une chose sur laquelle je reviendrai. Donner du temps à quelque chose que tu ne connais pas, et dont tu ne sais pas ce qu'il va te rendre. 

 

Cette histoire de rencontre, c'est aussi une histoire d'amitié. Et j'ai envie de dire que je suis un invité. Je suis un invité dans cette histoire de la danse, un invité dans cette histoire de la philosophie. C'est venu me sauver de ce que, peut-être, la société peut proposer comme vide relationnel, que ce soit dans un certain travail imposé ou qui ne fait pas sens, ou que ce soit par la dispersion de soi dans la consommation. Pour moi, cette rencontre est venue à un endroit aussi très physique. J’ai été invité et sauvé par l'amitié, un peu comme Aristote peut raconter qu'on apprend par un autre sur lequel on projette non seulement son regard, mais aussi un certain désir. La danse ça a été ça aussi : cette histoire d’amitié avec ceux qui développent une œuvre artistique ou intellectuelle et qui te porte à regarder les choses différemment.

 

Si je me présentais très brièvement, je dirais que j'ai rencontré l'art en 1972 dans une galerie marchande à Bordeaux, un lieu de traverse à l’image des passages parisiens. Dans lequel j'ai été pris à la gorge par une œuvre de Rafael Soto, un artiste qui place des mobiles, des pénétrables dans l'espace. Quelqu'un avait noué les cordes du pénétrable, j'avais huit ans peut-être, je cours et je m'étrangle.

 

Anouk Llaurens : Pris à la gorge littéralement !

 

Patrick Gaïaudo : Oui, littéralement. C'était quelque chose de très physique. Et la rencontre avec l'art, c’était pour moi la rencontre avec quelque chose de très familier, par le jeu, et à la fois totalement étranger.

 

Anouk Llaurens : Et violent aussi.

 

Patrick Gaïaudo : Oui, violent, de l’ordre de la physicalité et de l’urgence : je perds connaissance. C'est une manière de me présenter brièvement sans dire « je suis un artiste qui fait des projets de danse ». En fait, ce que je privilégie dans les projets, c’est la rencontre.

 

Anouk Llaurens : Quand tu dis « je suis un invité », qu'est-ce que tu veux dire ?

 

Patrick Gaïaudo : Ça veut dire que je vais dans un endroit qui pour moi n'a pas encore de sens véhiculé par une histoire familiale qui me donnerait les clefs d'un système – celui de l'université, celui de la danse. C'est par amitié que je me retrouve quelque part, invité par une personne qui m'amène dans un studio de danse. La philosophie, c'est pareil c'est la rencontre, quelqu’un m'invite. Pour moi, s’il n'y a pas d'invitation, je ne peux pas me retrouver face à quelque chose que je ne connais pas, c'est trop violent peut-être. Pour être amené vers quelque chose de très différent de ce que tu connais, ça passe par l'invitation, l’immersion, la rencontre ou l'amitié. Je suis aussi un invité dans des familles. J'ai eu plusieurs familles avec des domaines de prédilection différents et ça m'a introduit vers des choses nouvelles.

J'ai été invité dans un studio de danse et j'ai très vite rencontré des artistes qui développaient un travail artistique, pas seulement un travail technique. J’ai été jeté dans cette histoire sans rien connaître, je n’ai pas eu les clefs tout de suite. 

 

Anouk Llaurens : Alors dans quelles circonstances as-tu rencontré Lisa et son travail ?

 

Patrick Gaïaudo : J'ai rencontré le Tuning Score quand j'ai rencontré Lisa à Bordeaux, un workshop du 17 au 30 novembre 2003 aux Ateliers de la Manutention. C'est très particulier parce que Bordeaux, c'est chez moi, c'est ma ville. Je me suis retrouvé en confiance, je me souviens évidemment des balades les yeux fermés. Je connaissais les lieux mais je n’avais pas rencontré les odeurs. Il y avait des tas de choses qui me ramenaient à mon expérience de la ville mais qui me ramenaient aussi à une autre manière de rencontrer cette ville qui est celle de mon enfance. Dans mon enfance, je n'avais pas de jardin et je jouais dans la rue. J’étais donc très familier de la ville où ce stage se déroulait et en même temps c’était une expérience de découverte.

 Avant ça, en janvier 2001, j’avais vu Hourvari qu’Emmanuelle Huynh proposait avec Lisa, un laboratoire avec des architectes et tout un tas d’autres gens que je ne connaissais pas. J’avais assisté à une présentation de ce laboratoire au Centre Pompidou mais c'était dans une salle d’à côté. Il y avait déjà ce truc un peu d’ « à côté » et de différent. Ce n’était pas un spectacle, on venait voir un travail en cours, mené par Lisa avec des gens qui avaient quelque chose à dire dans leur domaine, architecture, musique... Je crois qu'il y avait le groupe d'architectes italiens, Stalker, qui faisait des balades dans Rome, des gens que je connaissais par ailleurs, dont j’avais vu une exposition au CAPC de Bordeaux. Lisa je ne la connaissais pas encore. 

 

J'arrive dans ce lieu et elle propose aux spectateurs de fermer les yeux et d'ouvrir les yeux quand quelque chose se passe. J'avais trouvé cela absolument déconcertant comme expérience. Donc, je ne sais pas si j'ai commencé par rencontrer le travail de Lisa par l'expérience de spectateur ou par ce workshop à Bordeaux. Je ne sais pas ce que je garde de mon expérience de spectateur à part que c’était un tournoiement, quelque chose de très déstabilisant. Le souvenir que j’ai de la proposition c'est « Fermez les yeux. Ouvrez les yeux quand vous pensez que quelque chose s'est passé. » Je me souviens de ça. Est-ce que je l'ai transformé ? Je la vois très bien dans ce lieu qui est un lieu un peu « interlope », pas du tout officiel comme le reste du Centre Pompidou. Ce n’est pas un plateau, mais on est quand même sur des gradins assez bas, sans être tout à fait au niveau du sol. Et ce n’est pas très lisible que quelque chose doit se passer.

Qu'est-ce qu'on doit regarder ? La proposition d'ouvrir les yeux quand quelque chose s'est passé, c’est arriver en retard, après-coup... c’est aussi donner suite dans son propre imaginaire... ouvrir les sens des spectateurs, leur proposer une autre manière d'entendre, de regarder, d’écouter, de composer ensemble parce qu’on ne sait pas quand les autres ouvrent les yeux. Cette proposition, c’est une chorégraphie pour les yeux... personne ne regarde ce tableau vivant : les yeux des spectateurs qui s’ouvrent et se referment. On a à construire nos outils, à construire notre relation ensemble aussi. 

 

Mon souvenir du workshop et de la pratique à Bordeaux : c'était un moment de grande amitié. On a parlé de cela quand on s'est vu à Bruxelles le week-end dernier. Découvrir ensemble ce travail-là, ça n'est pas anodin et ça a créé des liens avec Baptiste, Pascale, Franck, Eva et d'autres personnes que je n'ai pas revues après. C'est un peu le truc de la première fois. Et je crois que c'est ce dont je garde le plus d'images en tête.

Je vois très bien le lieu, l’emplacement de certaines expériences que nous avons vécues. Quand on avait appris la danse de quelqu’un les yeux fermés en touchant la personne qui danse. Il y avait aussi la proposition de « rêver votre danse » qui peut paraître complètement flippante, et que je n'ai plus redécouverte après. Il y avait cette idée de « présenter sa danse aux autres » ou « la première fois que vous dansez » qui avait un côté monstration intense mais qui était devenu très simple dans les rapports que le travail et l'enseignement de Lisa avaient posés en nous – cette manière particulière d'écouter, de voir.

Je me souviens aussi qu’il y avait des poteaux dans ces deux salles et qu’on était du côté du cimetière. On avait travaillé « toucher - être touché » avec la main de l'autre et c'était beaucoup plus factuel que ça ne l’est devenu ensuite. Ça n'était pas encore cet outil qui te permet de travailler par l’attention le tonus dont tu as besoin pour faire quelque chose.

 

C'était un enseignement très auto-réflexif, qui permettait de donner du temps à quelque chose qui te paraît important mais sans que tu ne saches nécessairement vraiment en quoi. A ce moment-là, c'était juste un truc qui pénétrait en moi et je n'avais aucune idée où ça pouvait aller, en termes d’utilisation. Je n’allais pas faire une pièce avec le Tuning Score parce que j'avais rencontré Lisa. Ça n'avait rien à voir.

 

Anouk Llaurens : Qu’est ce qui était différent ?

 

Patrick Gaïaudo : Pour moi ça a à voir avec un état de disponibilité. Avant de rencontrer Lisa, la danse pour moi se limitait à des frustrations liées au style de quelqu'un, à la possibilité pour l'autre de gérer ton énergie, c'est-à-dire, à l'écriture. Les gens que j'avais rencontrés jusque-là pensaient l’écriture de la danse. Et comme je n'avais pas du tout de formation d'interprète, j'étais forcément un peu baladé par des gens qui étaient en lutte avec leur égo par rapport à un langage, par rapport à un style, à un imaginaire auquel je ne croyais pas du tout. J'ai même dit à un moment, « je viens travailler avec toi parce que je n'aime pas ce que tu fais ». J'étais très naïf.

 

Anouk Llaurens : C'est un peu maso non ?

 

Patrick Gaïaudo : Je crois que je n’aimais pas du tout ce qu'il faisait, mais forcément certaines personnes dégagent une fascination, une manière d'être jusqu’au-boutiste, une posture. Et quand je dis que je n'y croyais pas du tout, c'est-à-dire que c’était quelque chose qui ne me touchait pas au niveau sensible.

 

Anouk Llaurens : Donc ce qui est réhabilité avec Lisa, c'est le sensible ?

 

Patrick Gaïaudo : Oui, et la disponibilité. À ce moment-là je travaillais dans une école d'art, dans laquelle j'avais atterri parce que j'avais fait un mémoire de philo sur la danse. C'était un endroit où beaucoup de choses étaient possibles parce que la directrice était quelqu'un qui avait fait beaucoup d'expériences humaines – comme par exemple traverser l'Atlantique et vivre sur un radeau. Elle invitait aussi un enseignant de Tai Chi qui venait de Paris et on se retrouvait tous les deux à sept heures du matin pour pratiquer. Tout ce que j'ai expérimenté, je l'ai expérimenté avec les étudiants et j'ai commencé à développer une proposition dans cette école alors qu'en fait, à ce moment-là, ce qu'on appelait la danse était hyper méconnu dans les écoles d’arts. On connaissait Cunningham par Cage et Pina Bausch, mais à part ça, il y avait une sorte de vide. J'ai été invité dans ce vide pour pratiquer avec les étudiants.

 

Cette rencontre avec Lisa et son travail m'a permis d'avoir moins d'œillères par rapport à ce que chacun pouvait proposer comme travail et que l’on ne comprend pas toujours au premier abord. Et donner du temps à quelque chose que tu ne comprends pas, je trouve que c'est une question d’attitude, parce que les choses se donnent dans différents ordres. Quand tu as une position d'enseignant, l'ordre réflexif notamment est très présent. Mais il y a aussi l'ordre sensible, l’ouverture, la posture d'artiste, qui peut être une posture de défense de quelque chose qui n'est pas encore là pour se dire. Ce qui n'est pas encore là pour se dire, c’est… c’est pour moi une dimension de l'art en fait. C'est quelque chose qui n'est pas encore explicite, qui n'est pas encore donné à chacun. Pas parce que ce serait de l’ordre du mystère, mais parce qu’on n'a pas encore les lunettes pour le regarder. Je me souviens par exemple d'un étudiant qui envoyait des flèches dans le ciel et sur ses flèches, il y avait des nuages… c'était vraiment étrange, d’où pouvait venir la nécessité de cela ? Un jour, il a loué un avion pour envoyer ses flèches. Sa détermination était touchante.

 

Le Tuning Score permet aussi la patience je crois. Moi, ça m'a permis d'être plus sensible.

 

Après, j’ai mis en place le projet Enter the Image [1]. Je l’ai qualifié de « projet support », parce que ça permettait de donner des conditions de pratique du Tuning Score à tout ce réseau d’amis, et de pratiquer avec Lisa. Comme je conduisais ce projet, c'était à moi de faire des choix et forcément c’était difficile de conjuguer l'amitié avec des responsabilités. C'était un projet difficile pour l'amitié.

 

Anouk Llaurens : Tu as fait ça à quelle époque ?

 

Patrick Gaïaudo : Ça s’est fait grâce à une bourse du CND liée à mon travail de thèse, donc en 2010 - 2011. A cette période, je travaillais sur une thèse de doctorat qui questionnait « l'exposition chorégraphique ». Je ne savais pas ce qu'il y avait derrière ce terme, ou ce collage de deux mondes qui était un peu les miens – celui de la danse d’une part et des arts visuels d’autre part. La question, c'était l’image et aussi la rencontre de deux lieux. Le lieu où on expose, la galerie d’art, et puis celui de la danse. La rencontre de deux mondes artistiques très différents. 

 

J’avais écrit un texte à propos de Walter Benjamin et Lisa Nelson que j'avais présenté entre autres à Contredanse lors d’une rencontre philosophique. Le texte s’intitule Temporalité de l'expérience esthétique, dialectique de l'image et du mouvement dans l'expérience de l'improvisation en danse. Walter Benjamin est une figure très atypique, quelqu'un qui n'a pas pu être enseignant à l’Université parce qu'il était juif à un moment où il ne fallait pas l’être. Il a une écriture fragmentaire. Il propose, en marge de ses écrits théoriques, des récits d’enfance, dans lesquels il évoque les moments personnels fondateurs qui font une sensibilité, comme par exemple faire du vélo pour la première fois. Ce sont ces textes qui m'ont porté dans Enter the Image. Ils ont permis à une idée de germer. Le projet des résidences Enter the Image était de filmer le Tuning Score, c’est-à-dire, de faire de l'image avec une pratique qui joue déjà elle-même de l'image et du montage. C’était aussi une manière d'interroger ce que c'est que l’image. 

 

Bien après ce projet, j’ai lu un texte d’Emanuele Coccia, La Vie sensible, un de ses premiers petits ouvrages traduits en français, il y parle de la mode. Il dit quelque chose d'assez banal, à propos du masque, comme quoi l'habit est ce par quoi on se définit, on s'individue par le fait de porter des vêtements. Et en même temps, il parle de s’habiller de « traits d'impersonnalité ». Je trouve cela très intéressant, à beaucoup de points de vue, cette idée de « s'habiller de traits d'impersonnalité ». Pour moi, cela renvoie un peu à ce que je disais tout à l'heure par rapport à l'amitié. Suivre le chemin de quelqu'un, ou suivre la sensibilité que l’on peut avoir pour quelque chose, une attitude, mais dont on ne sait pas où elle mène. Tu en ignores la finalité. Et cela rejoint Walter Benjamin avec cette idée de donner du temps à quelque chose que l’on ne connait pas, se perdre dans le temps en un sens. 

Le concept de l’aura c'est ce qu'on connaît le plus de ce philosophe. L'aura, c'est ce qui se dégage de l'œuvre. Il parle de la peinture pour en venir à parler de l'image photographique. Il se questionne sur la relation qui s'instaure entre un visiteur de musée et une peinture. Une peinture, elle est accrochée sur un mur et l’on se déplace, d'où l’on est, vers cet endroit-là. Tu vas vers quelque chose, au loin, que tu ne connais pas. Tu te déplaces physiquement et tu vas face à quelque chose qui est accroché à un mur. Tu donnes du temps de disponibilité et c'est parce que tu as donné du temps que tu vas t'ouvrir au possible de cette chose même.

Rien ne te dit d'aller voir ça, à part le contexte muséal. Mais ce qui est intéressant, c'est ce que ça ouvre comme disponibilité « unique ». Benjamin parle d’un rapport « unique » parce que c'est un rapport d'une personne à une peinture.

 

Ensuite avec l'image photographique c'est la reproduction technique, c'est le fait mécanisé de reproduire l'image et la possibilité qu’a l’image de se propager. Le tableau de la Joconde est quelque part, tandis que l'image de la Joconde est partout, de manière partagée, comme si on voyait tous la même chose. Benjamin parle de la perte de l’aura qui est la conséquence de la perte de relation individuelle à une œuvre d’art. Il parlera du fait que, dans ce rapport unique, quelque chose se lève. C'est-à-dire que tu permets à quelque chose de se lever dans l’œuvre qui, elle, est figée mais qui, finalement, va devenir (un) mouvement.

Il y a une citation très intéressante qui parle de ce qu’est l'expérience esthétique et qui vaut la peine d’être commentée. Il fait le lien avec sa propre situation physique dans l’espace– c'est une expérience très humaine : « Reposant l’été, à l’heure de midi, suivre à l’horizon la ligne d’une chaîne de montagnes ou une branche qui jette son ombre sur celui qui repose, c’est respirer l’aura de ces montagnes ou cette branche ». Tu es reposant, l'été, à l'heure de midi… tu es disponible, le soleil est à son zénith, et tu regardes la chaîne de montagnes à l’horizon.  Il y a aussi cette branche qui jette son ombre sur celui qui la contemple, donc il y a deux choses en fait. Une chose proche, une chose lointaine, et puis encore l'ombre qui se déplace. Et il dit que tout ça, c'est respirer, c'est un phénomène très physique, un phénomène réflexe aussi. Respirer l'aura de ces montagnes, respirer l’aura de cette branche. Voilà, c'est sa définition de l'expérience esthétique. Alors j'ai noté dans mon texte : « Il s'agit de faire l’expérience du temps. À partir d'une inactivité préalable, une disponibilité à ce que le temps s'écoule et construire ainsi une action à partir de cet état d'être. » Je voyais beaucoup de relation entre le travail de Lisa et celui de Walter Benjamin dans ce qui est une interrogation sur l'expérience mais aussi sur l'esthétique. 

 

Je me souviens d'une fois, chez Véronique Delarche (La Collé de Nouvé, à Cabasse) où on se retrouvait avec le groupe pour travailler avec Lisa. Elle avait posé cette question, enfin c'est comme ça que je l'ai entendue : « Est-ce que vous pensez que ce que nous faisons dégage une esthétique ? » Et comme toujours pendant les pratiques, on est dans cet état, enfin pour ma part, dans un état un peu « semi-comateux », très attentif mais attentif à d'autres choses…et je crois que, comme l'autre jour ou elle m'a parlé de cette image d'astronome fou qu'elle avait vu en me voyant danser, j'ai mis beaucoup de temps à comprendre de quoi il s'agissait. Je me suis dit « Mais en fait elle nous demande si vous pensez que ça dégage une esthétique, il faut la détruire." ». « Est-ce que vous pensez que ce que nous faisons dégage une esthétique ? » J’ai compris l’esthétique à ce moment-là comme quelque chose d'identifiable, peut-être une manière d'être complaisants entre nous, une forme d'accord valorisant et valorisé. Et peut être que c'était le moment, en tant que groupe, de s'habiller de « traits d'impersonnalité », de détruire la complaisance qu'on pouvait avoir ensemble pour rejouer les choses.

 

Anouk Llaurens : Et tu penses que cette demande de « détruire ce qui est identifiable », ça vient d'elle ou ça vient de toi ?

 

Patrick Gaïaudo : Je ne sais pas. Je me suis demandé…

 

Anouk Llaurens : Oui, ses questions sont souvent énigmatiques. Je ne sais pas s'il s’agit d’y répondre ou de continuer à se poser des questions. Moi, souvent, je ne la comprends pas. C’est ce qui continue d’ailleurs à m’intéresser. C’est pour ça que je me pose toujours la question de ce que je projette sur elle, sur son travail, sur ce qu'elle propose et qui sont mes propres questions mais pas les siennes. 

 

Patrick Gaïaudo : Oui, oui. Et dans la présentation du projet Enter the Image je parlais à propos du Tuning Score d'une « œuvre ouverte », en référence un peu à Umberto Eco : une œuvre suscitant une activité de recherche et de questionnement nécessaire à l’œuvre elle-même. Les questions de Lisa, viennent toujours de la pratique, et portent toujours sur elle, elles sont pour chacun de nous une ouverture sur notre propre expérience. Et donc ma réponse à sa question sur l'esthétique, c'est que peut-être, cette amitié du groupe devenait un peu sclérosante. Faire ensemble, est-ce que ça nous apportait encore quelque chose ?

Et parfois l'invité s'en va. On est invité dans ce travail et parfois il est temps de prendre des distances, de s’éclipser. J'aime beaucoup le film d'Antonioni, L'éclipse parce qu'à un moment, les personnages ne sont plus là. Il n’y a plus que les objets qui sont porteurs de mémoires et traces de passage.

 Là, je parle de l'expérience avec un groupe, par lequel et avec lequel j’ai rencontré le Tuning Score, avec lequel on a commencé « à faire du vélo pour la première fois», à « pédaler ensemble » pour reprendre l’exemple de Benjamin.

Et je m’intéresse aussi à la manière dont je pouvais accueillir des gens qui voulaient entrer dans ce groupe et qui n'avaient pas participé à cette histoire-là. Ils mettaient une autre relation en place. Moi je crois que Lisa est attentive à faire entrer des gens de cette manière.

 

Je me souviens d’un temps de pratique au Contact Festival de Freiburg, avec un autre groupe ou d’autres personnes, Otto Ramstad, Olive Bieringa, et d’autres... tu étais là toi aussi. J'avais vu comment, au sein de ce groupe, il n’y avait eu aucun problème à faire entrer quelqu'un qui ne connaissait pas la partition. Si besoin, on donne des repères sur un papier, ou bien on considère que l’activité devient elle-même un moyen de s’accorder. C'était une dimension que je n'avais pas forcément repérée comme inhérente à la pratique... cette invitation inopinée que peut devenir le Tuning Score

 

Anouk Llaurens : Pour moi, le degré d’ouverture est à évaluer au cas par cas pour ne pas en faire un système, rester à l’écoute des conditions présentes. Parfois je n’ai pas envie d’ouvrir le groupe parce que j’ai envie de m’enfoncer dans la pratique avec des gens que je connais très bien, et que je sais qu'avec eux, et dans ces conditions, je peux faire des découvertes. Ouvrir à l'autre, au différent, c’est parfois limiter, fermer, insister, rester. Sustain ! Par contre quand il s’agit de transmettre c’est une autre histoire. Ça dépend de ce que l’on choisit de mettre au premier plan, et ça aussi ça peut varier.

 

Patrick Gaïaudo : Je crois que la question de Lisa était une question pour chacun de nous, ce n’était pas une question pour faire exploser le groupe. Par exemple, le week-end dernier, quand Lisa a évoqué l’image d’un astronome un peu fou qui lui était apparue en me regardant danser, je suis resté sans voix, je n’ai pas compris avec quoi elle venait. J’ai compris plus tard qu’en fait c'était très simple. Avant qu’elle ne me pose la question, il y avait une discussion (report collectif) qui était un peu cérémoniale, des remerciements, et tout d'un coup, avec sa question, elle est revenue sur le feedback, sur la pratique. Une des dimensions très importantes du Tuning pour moi c'est le feedback ; comment on parle de son expérience et comment ça va re-sensibiliser chacun sur sa propre expérience. Et j'ai envie de dire que finalement, l’amitié, pour moi, elle se construit là, dans un rapport d’expérience à expérience. Même si on peut avoir beaucoup de difficultés après quand on est dans le social, pour des tas de raisons.

 

Anouk Llaurens : Est-ce que tu veux dire que pour toi, l'amitié n'est pas de l'ordre du social ?

 

Patrick Gaïaudo : Dans l’ordre du social, chacun fait ses dosages pour survivre ou dépasser certaines situations, mais c'est aussi une manière de porter un masque. C'est-à-dire que le face à face dans l'ordre du sensible, dans un espace tel que le propose le Tuning Score, par exemple dans le travail du toucher, c’est un face à face par d’autres moyens.

Tandis que dans le social, dans le face à face interpersonnel, tout devient indistinct, cela manque de clarté, ou bien on se confronte parfois à des questions massives, du genre « Qu'est ce que tu feras dans dix ans ? », ce qui est pour une part très stimulant, mais aussi qui peut être très déstabilisant ou intrusif.

Dans le contexte du Tuning Score, tu développes des relations d'amitiés par le sensible, comme sur une surface neutre, une interface sur laquelle tu fabriques des souvenirs communs et très personnels à la fois, du temps partagé. Dans le social tout peut devenir très brutal.

 

Anouk Llaurens : Maintenant, peux-tu me parler de comment ça joue dans ton travail ? Qu’est-ce que tu en fait ?  Est-ce que tu veux parler de ton travail de thèse ou d'autre chose ?

 

Patrick Gaïaudo : Je vais parler de Enter the Image, mais, oui, aussi de la thèse, parce que tout ça, comme tu vois, est très lié. Et puis la thèse avait pour chantier l'influence de l'image, de l'image photographique sur l'émergence de la danse moderne et l'influence de la captation vidéo sur le développement de la danse post-moderne.

J'ai découvert cette question par Walter Benjamin, par le biais d'interrogations que j'avais sur le terme d’exposition, notamment autour de l'exposition universelle en 1900 à Paris où la danse était mise à l'honneur. Il y avait un palais de la danse, et Loïe Fuller avait construit son théâtre pour sa danse.

Et puis en ce qui concerne l'influence de la captation vidéo sur la danse post-moderne, Lisa est à cet endroit-là. C'est vrai qu’à ce moment-là, je n'avais pas encore construit la relation au travail de Loïe Fuller qui aujourd'hui est une de mes préoccupations. Je ne voyais rien dans son travail. Et pourtant, elle a eu beaucoup d'influence sur les artistes visuels. Moins sur les artistes de la danse, encore que dernièrement un peu plus, mais sous la forme de clichés, à mon avis.

D’ailleurs on lui refuse l'endroit de la danse parce qu’elle est plutôt considérée comme quelqu'un qui a fait un art total avec des lumières, des projections de lumière électrique sur sa robe. Et donc si je m'intéresse à Loïe Fuller, c'est aussi parce que quelque part je m'intéresse à ce passage vers la danse moderne, mais aussi à ce passage vers une situation où l'image est partout, ce dont parle Walter Benjamin. L’image est flottante, l'image est dans les journaux, l'image est aussi dans toutes les productions de papiers imprimés.

Et à ce moment émerge une femme, Loïe Fuller, qui a un processus de création très particulier. Elle intègre tout ce qui lui vient de l'extérieur. Le tissu, c'est quelqu'un qui le lui donne. Le terme de « danse serpentine », c'est quelqu'un qui le nomme et elle l’accepte. La danse qu’elle explore, c’est une danse folklorique à la base et qui devient une forme esthétique.

Et d'ailleurs peu de gens, critiques, historiens, directeurs d’institutions, vont reconnaître une dimension artistique à la Danse serpentine. Il y a une question de l’illisibilité qui n'est pas du tout ce que l’on voit dans les films des frères Lumière ou ceux d'Edison. Dans ces films, ce sont des imitatrices qui sont filmées en extérieur, alors que la Danse serpentine se passe dans le théâtre, dans le noir, et qu’elle n'est vue que par la projection de lumières intermittentes. On ne voit peut-être que des fragments de matière dans les théâtres.

Dans mon travail je me suis demandé ce que les gens voyaient en m’appuyant sur les citations des gens qui décrivaient ce qu'ils voyaient exactement et non ce qu'ils fantasmaient de voir. Donc j’ai reconstruit la visibilité de la Danse serpentine à partir de ce qui se faisait dans le théâtre via l'image photographique qui découle de la relation particulière que Loïe Fuller avait créé avec des artistes photographes.

C'est le moment où on commence à saisir l'image en mouvement. On fait des instantanés depuis 1890 et elle commence la danse serpentine en 1892. En fait, dans ce dispositif, les spectateurs construisaient à partir de l'image fragmentée, qui est une image flash. Ils construisaient, comme le dit Benjamin, entre l'éclair et le temps suspendu, l’avant et l’après. Ils construisaient une image qui était presque cinématographique.

 

Si maintenant j’en viens à Enter the Image [2], il s’agissait de faire un film à partir de ce que le Tuning Score donne à voir. Moi ce qui m’intéressait, c’était plus particulièrement l'échauffement en fait. Ce moment où l’on glisse dans la nuit, les yeux fermés – enfin tel qu'on le pratiquait à Montpellier, pendant cette résidence. Un échauffement les yeux fermés, pendant trois heures. Par moment, on rencontrait quelqu'un, et parfois non… on se perd...

Et après il y a la pratique du feedback sur cette expérience vraiment fondatrice et qui va ensuite nous permettre dans un second temps de pratiquer la partition. Je m’intéressais à la manière avec laquelle ce que tu vis par les sens, crée des images, on pourrait dire des images mentales, mais plus encore des images investies par le temps. C'est pour ça qu'on a besoin d'en faire le récit.

Lisa Nelson a un jour utilisé la formule « lost in place ». Déjà l’imaginaire s’ouvre avec cette formule très resserrée sur elle-même. En trois mots tout est dit. Elle pourrait signifier d’être perdu en son endroit, d’être perdu en familiarité, d’être en recherche dans nos propres habitudes de cheminement. Quel paradoxe de ne pas trouver le chemin dans un lieu qui nous est familier, à moins d’ouvrir ou d’accueillir d’autres manières de suivre la trace ou de tracer le sillon.

Le feedback après l’échauffement les yeux fermésconsiste à se raconter les uns les autres ce à quoi nous avons participé sans le voir avec les yeux…

 

Anouk Llaurens : Oui c'est plus large que voir…

 

Patrick Gaïaudo : Plus large que voir, voilà ! Mais quand même, le récit construit aussi des images par le filtre de la mémoire, du retour sur la mémoire. Walter Benjamin dit qu'il n'y a expérience que s'il y a témoignage, même si ce n’est pas exactement les mots qu'il utilise. C’est-à-dire qu’il n’y a pas d’expérience si tu n'en fais pas acte auprès de toi-même, si tu ne t'en donnes pas le récit. Si tu ne prends pas le temps de revenir sur l'expérience, ce n'est pas vraiment une expérience. Alors, parfois les expériences peuvent être tellement fortes que ne pas en faire le récit te protège. Benjamin parle de la guerre et de certains événements dont les gens reviennent sans voix. Et parfois dans certaines expériences, tu peux être sans voix et cette histoire de faire quelque chose ensemble permet de retrouver la voix. On a tous nos histoires qui font qu’on ne peut pas se dire certaines choses. On travaille ensemble sur une mémoire qui est à la fois collective, mais très individuelle aussi sur le plan de la mise en forme. Et puis ce que j'aimais aussi, c'était la question du langage. Au Centre chorégraphique de Montpellier, on avait eu le temps à un certain moment de parler des mots. Il y a souvent chez Lisa le désir de parler des mots. C'est très poétique aussi ce que les mots portent.

 

Anouk Llaurens : Et donc ton désir, si je te suis, c'était de filmer ce « glissement dans la nuit », ces longs échauffements les yeux fermés, et la mise en récit de cette expérience à travers le feedback. Qu'est-ce qui s'est passé avec ça ?

 

Patrick Gaïaudo : Ce qui s'est passé avec Enter the Image c'était la complexité. Chacun avait un certain goût esthétique pour l'image, c'est-à-dire une esthétique propre. Chacun pratique l'image, construit selon des critères qui sont les siens, ce que c'est que filmer. Lisa a filmé à une époque précise, avec un matériel différent de celui qu'on a aujourd’hui. J'ai voulu travailler avec quelqu'un au montage, parce que c’était un travail technique très complexe. La personne que j’ai invitée est venue avec un certain goût d'une image relative au matériel d’aujourd’hui, qui crée une image très lisse, très tactile. Moi j'ai été séduit par cette image et je me suis très vite aperçu que chacun avait une esthétique différente. Bettina, Franck, Baptiste, Lisa, beaucoup avaient cette pratique de l'image et souvent avec une perspective plus expérimentale. Tous n'étaient pas familiers avec cette image lisse et ces appareils qui travaillent la distance, qui sont tactiles à distance. J’ai très vite fait face à la difficulté que tout le monde avait son mot à dire sur l'image – et là je dis juste sur l'image, je ne dis pas sur ce que je filmais ou ce que la personne avec moi filmait. Il fallait que je dise peut-être « Bon, c'est mon film ».

 

Anouk Llaurens : C'est ça.

 

Patrick Gaïaudo : J'aurais souhaité que les feedbacks apparaissent dans le film, pas seulement les calls. Souvent, dans ces moments-là, de très belles choses sont dites, le goût de chacun s’exprime. J’avais envie de rajouter cette strate de parole sur les images un peu énigmatiques de la pratique. Ce film est une image « rêvée » de quelque chose qui s'est passé à un moment donné, dans un lieu donné, et dans lequel je trouve qu'il y a de la poésie.

Le film est déposé au CND et il est accessible sur mon site.

 

Anouk Llaurens : Et donc tu l’as appelé de ce nom de Enter the Image, c’est ça ? 

 

Patrick Gaïaudo : Oui, un titre curieux qui s’est imposé, avec cette double dimension de l’image et de la mise en jeu ; l’entrée, l’ouverture, l’avant de quelque chose qui est déjà en cours sous nos pas, sous nos mains, sous nos yeux...

C'était pour moi une chouette expérience avec beaucoup de difficultés. C'était une proposition et quand on porte une proposition on provoque des questions. Par moment j'étais sans réponse à certaines de ces questions parce que moi-même, j'avais besoin de faire l'expérience de ce temps de travail.

 

Anouk Llaurens : Oui, et le passage d'une pratique collective qui n’a d’autre but que la pratique elle-même à un travail d'auteur, c’est toujours complexe.

 

Patrick Gaïaudo : Oui, c’est complexe et sans bord... parfois difficilement identifiable, l’influence imperceptible des rencontres, et leur devenir en chacun.

 

J’ai un travail de photographie [3] ou de prise d’image qui doit certainement beaucoup à ma rencontre avec l’approche de Lisa Nelson.

 

 

Notes:

 

[1] https://www.cnd.fr/fr/file/file/227/inline/Patrick%20Gai%CC%88audo.pdf

[2]https://pgaiaudo.wixsite.com/apres-coup/documentary

[3] Cette recherche est visible ici : https://pgaiaudo.wixsite.com/imagement?