Entretien de Sonia Si Ahmed par Anouk Llaurens

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Contextual note
Replays, variations sur les Tuning Scores de Lisa Nelson un projet de recherche d'Anouk Llaurens en dialogue avec Julien Bruneau, s’intéresse à la multiplicité des perspectives sur ce qui fait héritage pour celles et ceux qui ont été touché·es par l'œuvre de Lisa Nelson. S'appuyant aussi bien sur des conversations avec des artistes, des éducateur·ices et des chercheur·euses que sur son propre travail, Anouk Llaurens enquête sur l’héritage comme un processus de diffraction, de créolisation et de réinvention - un vecteur d'émancipation au service des vivants. La collection Sarma Replays rassemble des entretiens, tandis que d'autres contenus de la recherche peuvent être explorés sur le site d’Oral Site

Anouk Llaurens : Merci d'accepter de faire cet entretien Sonia.

 

Sonia Si Ahmed : Merci à toi.

 

Anouk Llaurens : On travaille depuis longtemps ensemble et je pense que toi aussi, tu as été influencée par le travail de Lisa Nelson même si ce n'est pas quelque chose que tu as revendiqué.

 

Sonia Si Ahmed : C'est ça, j'ai l'impression qu’il est sous-jacent à mon travail. Les formes que je propose ne sont pas semblables aux Tuning Scores, c'est plutôt la philosophie du travail qui est présente parfois en arrière-plan et parfois même au premier plan.

 

Anouk Llaurens : Pour commencer, comment aimerais-tu te situer aujourd’hui ?

 

Sonia Si Ahmed : Je pense que sur beaucoup de plans dans ma vie je me situe « entre », toujours « entre ». Ma mère est allemande et mon père est algérien, donc, de naissance, j'ai toujours été entre. Et puis on a souvent déménagé, je changeais de pays et il fallait intégrer une autre culture, une autre langue ou une autre façon d'être. Je ne me situe jamais dans un endroit mais entre deux endroits. Et c'est drôle parce que, là où je suis, c'est aussi un « endroit » mais je n'arriverai pas à le nommer. C'est un peu comme les coordonnées GPS, ce sont toujours des chiffres très compliqués, dont on ne peut pas se rappeler.

Quand j'ai commencé à étudier la danse à cinq ans, j'aimais bien la danse classique, mais petit à petit ça a changé, j'ai fait de la danse contemporaine, j’ai étudié la danse théâtre qui se situe un peu entre plusieurs disciplines. Dans la « danse expressive » que j'ai étudiée aux Pays-Bas et qui est liée à l'histoire de la danse allemande, le texte, les images et les objets ont leur place.Il n’y avait pas de forme prescrite, ni de réponse directe, il fallait chercher sa propre forme d'expression et je pense que j'ai toujours essayé de lier les choses entre elles.

 

Après la danse classique et contemporaine je me suis dirigée vers les techniques qui intégraient l’improvisation, où le geste, le mouvement n'est pas écrit mais où on travaille plutôt avec des scores, des partitions. J’ai étudié plusieurs techniques d'improvisation. J'ai l'impression que mon corps a assez appris pour me dire : « Ok maintenant que je suis là, dans cet espace à ce moment-là, que se passe-t-il pour moi ? Comment mon corps va-t-il répondre à la lumière, aux matériaux, aux objets, aux autres danseurs et éventuellement, à la musique ? » Ma pratique c’est de me laisser influencer, c'est de laisser les éléments agir ou « infuser » en moi et d’y répondre. Je dis infuser parce que mon projet actuel est une invitation à boire le thé. C'est une rencontre avec une personne. Je ne suis pas à cent pour cent préparée à ce qui va se passer dans l'espace. J'ai un score, mais mon invitée a une grande influence sur ce que je fais. Nos présences infusent l’une dans l’autre, comme des feuilles de thé.

Je me situe aussi dans les expériences sensorielles. Ma question c’est comment adresser le corps ou les sens chez un public ? C'est parti d'un moment clef que j'ai vécu avec toi Anouk, dans un studio. On travaillait ensemble sur une recherche, j'étais assise et je t'observais danser dans l'espace. Il y avait une certaine lumière et j'ai senti que c'était un moment tellement sublime, tellement beau, tellement poétique que j’ai compris que c'était ça que j'avais envie de partager avec un public. Comment partager ce qui me touche ? Oui, toucher, c'est important, souvent pas littéralement, je ne suis pas trop dans le contact direct, mais toucher les présences, ou faire se toucher les présences.

 

Anouk Llaurens : Est-ce que tu veux partager une ouverture, une réceptivité, une capacité à s'émerveiller ?

 

Sonia Si Ahmed : Exactement. Finalement, c'est ça la pratique. C'est ce que Lisa Nelson propose mais il n'y pas qu’elle. C’est une présence qu’on cultive dans les pratiques qui n'écrivent pas le mouvement mais qui travaillent avec des scores. Comment préparer le corps à être à l'écoute et donc à voir un moment de beauté ou comprendre qu'on est touchée ? L’accès à cette écoute vient par la pratique. Comment transmettre cette qualité d’écoute à un spectateur lambda qui ne connaît pas du tout la danse ? Souvent, quand on travaille sur des spectacles, on a l'impression qu'il faut que le spectateur soit présent du début à la fin. Pour moi, dans un spectacle, une journée ou une promenade je ne me souviens souvent que d'un seul moment qui me touche vraiment. C’est comme des « épiphanies ». Il s'agit d’accepter que sur une heure de spectacle, il y a peut-être une minute qui va toucher très profondément telle personne. Et sans vouloir aller dans le sentimental, ce n’est pas toucher pour révolutionner la personne. C’est peut-être aussi une façon de se comprendre. Pour faire ça, j'utilise le mouvement et parfois les objets, le toucher, la sensation, les gestes quotidiens aussi souvent. J'essaye de pas être seulement dans quelque chose d’abstrait. J’aime faire le lien avec les gens à travers les gestes quotidiens, quelque chose qu'ils peuvent reconnaître. Justement boire un thé, même si tout ce qui se passe autour est un peu abstrait – ce n'est pas tout à fait détaché du quotidien. D’ailleurs, j'ai souvent travaillé dans la rue en faisant des performances tous les jours à la même heure pour que ça touche au quotidien.

 

Anouk Llaurens : Je sais que tu as étudié et que tu pratiques le shiatsu et que tu es aussi très impliquée en tant qu’assistante de maître Kawada [1].

 

Sonia Si Ahmed : C'est bien que tu le dises parce que dans la pièce Invitation, je suis en relation avec une seule personne comme si je la recevais pour un shiatsu. En shiatsu on parle d'un soin et inviter c'est aussi prendre soin de la personne. Il faut qu'elle se sente à l'aise, qu'elle comprenne que je n'ai pas d'attente compliquée envers elle. Des attentes, on en a toujours mais j’essaye que cette personne se sente à l'aise telle qu'elle est. Elle n’a rien à faire pour moi, c’est moi qui vais m’en inspirer. Je recherche ce moment où on se sent à l'aise l'une avec l'autre. Parce que pour moi aussi, à chaque fois que je suis devant un public, ça me fait toujours un peu peur même si j'ai cinquante-deux ans –et ça c'est aussi une manière de se situer [rire !] – et même si j’ai toutes ces années d'expérience avec le public. Je suis intimidée et je dois chercher comment me sentir à l'aise avec cette personne qui entre. Ce sont deux êtres humains qui se rencontrent, j’aime rendre ça transparent.

 

Avec mon amie et collègue Marie-Rose Mayele, on a développé un spectacle qu'on joue en crèche. J'ai appris énormément en travaillant avec des bébés. Les interactions avec eux, ça ne manque jamais ! C’est un spectacle qui s'adapte à ce qui se passe dans l'espace. Pour commencer, on demande aux enfants de rester assis sur les tapis. Et à un moment ils ont envie de jouer, venir toucher, on ne peut jamais savoir ce qui va se passer. Le soin est très important aussi parce que les tout petits ont besoin d'être rassurés, de se sentir accueillis. Il faut pouvoir se retirer aussi pour leur laisser de l'espace. Avec les enfants c'est très clair. Donc dans Invitation, la performance avec le thé, je dois aussi lire ce qui se passe dans l'espace avec la personne.

 

Anouk Llaurens : Pour moi la danse est une circulation, un mouvement entre les choses et les gens. Est-ce que tu te dis « danseuse » quand tu proposes ce genre d’expérience ?

 

Sonia Si Ahmed : Quand j'entends ta définition de la danse, je dirai que oui, je suis danseuse. Parfois j’utilise « performeuse » parce que j'ai toujours l'impression que ça inclut les autres disciplines. Mais en effet, tout ce que je fais viens de la danse, de mon expérience de danse, de la connaissance de mon corps et du geste. J'utilise souvent la parole dans mon travail et même quand je parle ou j'écris un texte, ça part toujours du mouvement, d'une expérience sensorielle, de l'expérience du corps. Et quand je dis corps, je pense tout de suite à l'espace, à l'influence de l’espace sur mon corps. Même si je ne bouge pas, même si je me mets juste à côté de la fenêtre parce qu'il y a une belle lumière, c'est aussi une danse, c'est l'expérience de cette lumière sur mon visage par exemple. Et je ne dis jamais chorégraphe parce que ça veut dire écrire pour fixer des mouvements spécifiques et de ça, j'en ai peur [rire] Je n’en ai plus envie. Je pourrais aussi dire « créatrice de situations ». C'est aussi du Tuning Scores, je crée des conditions pour s'accorder.

 

Anouk Llaurens : Où as-tu rencontré Lisa Nelson ?

 

Sonia Si Ahmed : J'ai d’abord rencontré son travail dans le cadre de phréatiques [2] le projet de recherche de Julien Bruneau. On avait travaillé trois semaines avec toi sur les Tuning Scores. Je ne sais plus exactement quelles étaient les motivations de Julien, pourquoi il avait choisi cette pratique.

 

Anouk Llaurens : Il en parle dans son entretien, une de ses questions était la composition collective. On avait traversé et hybridé trois scores : les Tuning Scores, le score de pensée collective d'Isabelle Stengers, et son score de dessin collectif, le five actions drawing je crois.

 

Sonia Si Ahmed : Oui voilà. Et donc on s'est trouvé dans un petit groupe, Laure Myers, Maya Dalinsky, Julien Bruneau, toi, moi, et Nada Gambier et Michel Yang parfois. C'était une belle expérience parce qu'on travaillait tranquillement sur de longues durées. J’ai beaucoup apprécié l'intensité du travail. Pour moi c'était tout de suite très touchant et très ludique aussi. On faisait beaucoup de longues d'explorations, on pouvait se perdre un peu. Je pense notamment à ce score dans lequel on faisait des zoom in et des zoom out, parfois avec les yeux fermés. On observait ce qui était dans l'espace, on pouvait s'approcher et regarder depuis plus loin. L'idée c'était qu'on ne manipule pas l'objet pour l'observer mais qu’on s’en approche ou s’en éloigne avec le corps entier. Je me souviens être complètement perdue, d'avoir oublié ce qui se passait autour de moi, tellement j’étais fascinée par cette observation minutieuse. Ce qui m'avait beaucoup touché dans notre petit groupe, c'était le Single Image Score, le temps d’observation, « un » mouvement « une » image. J'y reviendrai plus tard. Peu après, j'ai fait un stage de deux semaines avec Lisa à a.pass à Bruxelles. Puis elle est revenue dans le cadre du travail avec Julien, c'était chouette qu'elle se soit prêtée au jeu de ce qu’il proposait. J’ai refait un stage avec elle et puis j'ai été invitée dans un groupe de pratique à Bruxelles, le Tuning Band avec Baptiste Andrien, Franck Beaubois, Brune Campos et d’autres. Ce groupe s'est dissous depuis, mais de temps en temps, il y a encore des rencontres de pratiques qui ont lieu au TicTac Art Centre à Bruxelles ou à Valcivière, en France chez Franck Beaubois et Patricia Kuypers. C'est un travail qui m'est cher. Souvent c’est magique et parfois pas [rire !]. J’apprécie de travailler avec des gens qui pratiquent depuis longtemps. J'ai eu la chance de rencontrer ce travail tout au début dans un petit groupe, avec une intention commune. J’apprécie le travail concentré.

 

Anouk Llaurens : Quels sont les aspects des Tuning Scores qui te touchent ? Tu as déjà cité le Single Image Score, tu as parlé du rapport entre la durée et l'intensité de l’expérience, de ta fascination pour ledétail, la vision. Qu'est-ce que tu as envie de reprendre maintenant ?

 

Sonia Si Ahmed : Le Single Image Score est mon préféré, même si je commence à mieux comprendre d'autres scores que je n'aimais pas avant [rire !]. J’aime le temps qu'on prend pour proposer « une » image puis « un » mouvement et puis « un » deuxième mouvement. Le score original se passe en trois ou quatre temps. On s'imagine dans l'espace, puis on ferme les yeux, avant d'aller se placer là où on s’imaginait. Et parce qu’on ferme les yeux, ça nous fait dévier de notre idée originale, je trouve ça super intéressant. Il y a aussi le scarcity, la rareté. Par exemple, le Single Image Score se déroule mouvement par mouvement. Ça permet de voir qu’une proposition, c'est déjà beaucoup. De comprendre quand proposer une deuxième action, quand chaque élément perd de son intensité. Ça permet de mesurer. Et puis c'est magnifique, c'est comme des peintures. Ça fait du bien de regarder les corps dans l’espace. Il y a du mouvement, c'est un peu comme un tableau vivant.

Je pense à « Follow your interest ». C'est une phrase de Lisa qui m'a changée pour toujours et qui m'a donné confiance en ce qui m’intéresse. Cette question me fait prendre conscience d’où je suis, de ce que je fais. Quand la question se pose sincèrement et que j'y réponds sincèrement, ça se développe toujours vers quelque chose qui continue à m'intéresser. C'est très politique de faire confiance à ce que j'ai envie de faire, de le poser, de le montrer. Bien sûr, on prend aussi en considération ce qui se passe autour, quelle est l'opinion ou les besoins des autres. Mais en premier lieu, on écoute son besoin et son envie personnelle.

 

Je me souviens aussi d’une autre invitation de Lisa. C’est le début de l’atelier, elle est déjà dans l'espace, des personnes s'échauffent, d’autres sont en train de parler, de boire un thé. Et soudain elle dit « Continue what you are doing and close your eyes ». Je ferme les yeux et tout change, c'est un peu comme être prise en flagrant délit, je deviens consciente de ce que je suis en train de faire. C’est comme pointer une caméra. Et ce n’est pas que visuel. Je trouve ça génial de commencer l'exploration à partir de là, le kiff total ! [rire !]

 

Un autre moment d'épiphanie, c'était dans le studio de Rosas à Bruxelles pendant une résidence phréatiques. J’ai senti qu’à tout moment je pouvais être spectatrice ou actrice, et que la limite entre les deux n'était jamais très claire. J'apprécie cette liberté, le fait que tu n'as pas un rôle désigné, tu n’es pas obligée de faire quoi que ce soit, ça aussi c'est follow your interest. Tu peux couper avec le fait de montrer quelque chose, tu peux te retirer, revenir, ce que tu peux faire avec les calls aussi. Tu peux être entre agir et regarder. C’est parce qu'on passe de la position de « spectatrice » à celle d’ « actrice » que je me suis rendu compte qu'il n'y avait pas de consensus possible, il n'y avait pas à chercher le point de vue unique que j'avais l'habitude de chercher en tant que danseuse quand je faisais des pièces chorégraphiées. Je pensais que si je levais le bras, tout le monde le verrait. Maintenant je sais que peut-être, personne ne l’a vu [rire !], peut-être que certains ont vu mes cheveux ou peut-être qu'ils ne m’ont pas vu du tout ! C'est génial d'accepter qu’un spectateur regarde le mur d’en face qui fait lui aussi partie de l’image. J’ai compris qu’il n’y a pas de limite claire entre mover et watcher, il n'y a pas d’inside et outside et qu’il y plein d'angles de vue différents, littéralement quand on parle de l'espace mais aussi émotionnellement. Dans mes notes j'ai écrit « toutes unies mais toutes unité ». Tout est complètement individuel, on n'a aucune idée de ce que les autres voient. On cherche une unité qui n’est pas un consensus.

 

Ce travail, c'est comme atterrir sur une autre planète ! Ou peut-être que ça m'a fait atterrir justement. On est sur une autre planète quand on croit qu'au théâtre on peut tout contrôler. J'avais noté « l'illusion du “bon” choix ». Il y a, surtout quand on crée un spectacle, l'illusion de faire un « bon » choix, qui va être « bien » perçu. Grâce au travail de Lisa c'est devenu plus clair pour moi qu’il y a des choix à faire et que c'est le bon choix à ce moment-là. Tu peux essayer d'être clair quand tu fais un choix, tu l'assumes mais tu sais que tu ne peux pas en contrôler tous les effets. C'est plus neutre. Ça met le jugement un peu en retrait. Peut-être que ça suspend les préjugés.

J'aime beaucoup ces moments de déviation, quand on travaille un score spécifique pendant assez longtemps et que « pof ! » ça se transforme dans un autre score mais à partir d’un tuning, d’un accordage. Je trouve ces moments d’ouverture très forts. On n'a plus les mêmes consignes mais comme on a déjà travaillé ensemble, ça se voit, ça se sent, on est vraiment ensemble. J’ai le goût de rester au plus proche du score pendant un certain temps au début, que ça ne dévie pas tout de suite. Certaines personnes vont dire « mais je suis fidèle au score » même si ce n’est pas évident à voir.

 

Anouk Llaurens : Oui ça vaut la peine d'être un peu « docile » au début, de rentrer dans la règle. C'est une question de mesure et de patience aussi. On n’a pas toute la même temporalité.

 

Sonia Si Ahmed : Oui et il y a des règles très claires mais qui ne prescrivent rien. Par exemple, fermer les yeux est une consigne qui va t'empêcher de réaliser les projets que tu avais en tête. Souvent tu ne peux pas être rapide et directe, tu dois ralentir, tu ne sais pas dans quelle direction tu vas, c'est une manière d'empêcher la toute-puissance, de permettre la fragilité, de l'induire même. C'est aussi l'art de contrer la volonté. C’est la même chose avec les calls. Parfois c’est même absurde, presque comme du MontyPython. Je ne sais pas si Lisa se rend compte qu'elle est un peu un clown aussi !

 

Anouk Llaurens : Est-ce que les Tuning Scores « infusent » dans ton travail et comment ?

 

Sonia Si Ahmed : Oui ça infuse certainement. Je pense que son travail m'aide à voir et à faire confiance à ce qui m’intéresse. Il m'aide à observer ce que j'aime et les propositions que je fais. Mon travail rejoint le sien dans la question de l'espace partagé. Pendant Invitation je peux me retrouver à observer mon invitée, à être spectatrice du spectateur. Le fait que j'ai choisi de le faire pour une seule invitée, c'est une manière d'être à égalité dans le nombre, ça crée une autre dynamique entre nous. Je cherche une légèreté dans la relation avec un public, un spectateur. Je considère que si je veux partager quelque chose de mon expérience il faut que cette personne se sente à l'aise. C'est une certaine façon de communiquer, peut-être pour ne pas être dominante. Et parfois la légèreté ça peut être du comique.

Dans Invitation, on est très attentif au sensoriel, ce n’est pas axé sur le comique, mais par moments ça amène le rire. Le comique est une qualité qui se trouve plus dans d'autres de mes projets.

 

Anouk Llaurens : Ce n’est pas évident de rester léger quand on est si attentif, ça peut devenir très figé, rendre tout trop tenu, trop sérieux.

 

Sonia Si Ahmed : Oui je crois que c'est pour ça que j'aime partir de gestes quotidiens, ça m'aide à être simple.

 

Anouk Llaurens : Et être simple en face de quelqu'un qu'on ne connaît pas, ça ne l’est pas toujours.

 

Sonia Si Ahmed : Oui, ces rencontres-là, c'est une prise de risque. Si tu écris de A à Z ton spectacle et que tu sais quoi faire, c'est autre chose. Le risque pour moi, toujours, c’est d'être intimidée par mon invitée. Quand je suis intimidée et c'est bien plus compliqué de jouer, d'être légère.

 

Anouk Llaurens : Le travail avec les yeux fermés c’est peut-être une stratégie pour survivre à cette réserve tout en s’exposant. Lisa aussi est une personne réservée, pudique même, elle va se mettre dans les coins.

 

Sonia Si Ahmed : Moi, en tant que spectatrice, je suis toujours intéressée, justement, par ces gens qui sont réservés, plus pudiques.

 

Anouk Llaurens : Peut-être parce que c’est un type de présence qui invite. Ça n'impose pas, ça ouvre l'espace à l'autre, ça reste un peu en-deçà.

 

Sonia Si Ahmed : En retrait oui.

 

Anouk Llaurens : Tu veux bien décrire ton score ?

 

Sonia Si Ahmed : Oui. J'invite quelqu'un à boire un thé dans un espace. On a rendez-vous. Quand la personne arrive, c’est assez informel, elle accroche son manteau et enlève ses chaussures si possible. Je fais attention à ce qu'elle soit assise confortablement et qu'elle se sente accueillie. Puis je propose de ne plus parler, ou plutôt de communiquer sans la parole pour donner la possibilité à cette personne de dire ce qu'elle veut, ou ne veut pas, avec les yeux. Je veux voir quelle relation peut se produire sans l'intellect, sur d'autres niveaux. La personne s’assoit. Il y a des tas de tissus pliés, il y a des petits objets souvent textiles, dans un autre coin il y a des tasses, des boîtes de thé, une bouilloire, une lampe de théâtre et des lampes de poche. C'est comme un grand pique-nique mais à l'intérieur. Je prépare « la table » au sol avec tous ces éléments. J'agence les tissus pour créer une sorte de nappe-paysage au sol. Parfois un tissu va me faire bouger dans l'espace, selon son poids, sa texture, parce qu'il est tout léger. Je laisse beaucoup de temps entre les gestes et j'essaye de travailler avec tous les sens, le goût, l'odorat, le toucher. J'amène des tissus aux gens, parfois ils peuvent participer à les installer avec moi s’ils en ont envie. Je travaille avec l'ombre et la lumière, parfois j'ouvre une fenêtre et on sent le vent qui entre de l'extérieur. Ce temps de préparation est une exploration sensorielle. Je prends le temps de travailler tous les sens, pour à la fin boire une tasse de thé ensemble. Tout ça pour une tasse de thé !

Une fois que le thé a été dégusté, je fais une petite narration, une exploration sensorielle mais avec des mots, pour renouer avec la parole. Je la travaille à l'avance mais tout n'est pas complètement écrit. Je travaille avec les éléments qui sont là, si j'entends une voiture passer, je l'intègre dans l'histoire. Je décris la situation actuelle en imaginant par exemple qu'on est au sommet d'une montagne et qu'on est en train de regarder le paysage. Je m’appuis sur ce que je vois, sur les couleurs qui sont là. Quand ça se termine, je remercie la personne, on se dit au revoir ou on parle.

 

Anouk Llaurens : Je vois plusieurs liens avec le travail de Lisa, la sensorialité, bien sûr l'ouverture des sens mais aussi la question des affordances, comment les objets et les environnements nous mettent en mouvement.

 

Sonia Si Ahmed : Je ne sais pas si c'est la question des objets et de leur affordance qui m'intéresse

spécifiquement. C’est plutôt la phrase de Lisa « Continue what you are doing and close your eyes » qui m'a fait prendre conscience de tous les gestes et surtout, des gestes du quotidien. Dès que tu fais attention à ce que tu fais, ça sort du quotidien. « Attention » c'est un mot que j'utilise beaucoup et c'est le sujet des Tuning Scores, l'attention à soi, aux autres. Le « nécessaire » aussi. Quand est-ce que je lance un call, quand est-ce que c'est nécessaire ? Les moments qui me frustrent c'est quand d’autres lancent des calls qui ne sont pas nécessaires pour moi, parce que c'est déjà très beau.

 

Anouk Llaurens : Tu parlais de lampes de poche, comment les utilises-tu ?

 

Sonia Si Ahmed : Je fais voyager la lumière au-dessus du paysage de tissu. Les invités le peuvent aussi, parfois on a chacun sa lampe. Ça change tout l'aspect du paysage, ça crée des ombres, ça fait voir les plis. Mon amie Sandra qui a écrit un texte sur son expérience d’invitée a beaucoup parlé du pli.

 

Anouk Llaurens : Moi aussi je m'intéresse aux plis, notamment dans The Breathing Archive. Et puis avant qu’on collabore sur ce document vivant, tu avais déjà travaillé avec le papier chiffonné dans une de tes pièces.

 

Sonia Si Ahmed : Oui c'est vrai. Tout ça ne vient pas des Tuning Scores. Et le pli ça révèle aussi que ce n’est pas lisse, même si c'est Lissa Nelson[rire !]

 

Ce qui revient souvent chez moi c’est l'appel pause. C'est un call que j’utilise pour moi-même. Je l'ai intégré, c'est dans mon corps. C’est par le travail de Lisa que j'ai commencé à prendre conscience des pauses et à les utiliser consciemment. Maintenant je n'ai plus besoin de le dire. Je m'arrête et je laisse infuser le temps de cette pause pour voir où je suis arrivée. Ça n’arrive pas dans un endroit clair, quand j'ai fini un mouvement mais hop ! au milieu d'une traversée pause ! Pour sentir dans quelle position je suis, dans l’instant.

 

Anouk Llaurens : Et ça te prends ou c'est toi qui décides ?

 

Sonia Si Ahmed : Bonne question. Parfois je me dis, « fais attention aux pauses » et parfois j'ai l'impression que c'est quelque chose que j'ai intégré, qui donne un certain rythme, une certaine musicalité.

 

Anouk Llaurens : Tu veux bien me parler de ton projet en crèche ? Est-ce que vous préparez aussi l’attention des bébés comme dans Invitation. Qu'est-ce que vous faites ?

 

Sonia Si Ahmed : On commence par vider tout l'espace, si possible. On sort les meubles, les modules, les jouets, on vide les murs aussi, on enlève les dessins. Au début, je me disais que ce n’était pas nécessaire de trop déranger. Marie-Rose a toujours été très stricte par rapport à ça, elle a insisté et elle a bien eu raison. On a compris avec le temps que c’était super beau et important de vider. On vide aussi l’espace de la parole. C’est hyper important dans un groupe d'enfant de ces âges, parce que les puéricultrices, ce que je comprends très bien, ont l’habitude de tout verbaliser, pour que les enfants apprennent à parler. Avant le spectacle, on va dire bonjour à tout le monde,pour que les petits et les grands nous rencontrent et dans notre introduction on demande aux adultes de ne plus parler quand ils

entrent dans l’espace du spectacle. On leur propose de chanter avec nous, de faire des gestes pour communiquer mais elles ne peuvent pas utiliser la parole. Les enfants peuvent faire ce qu'ils veulent pour s'exprimer. On s'est rendu compte que l'espace vide est très inhabituel dans ce type de contexte mais que ça apaise tout le monde, les enfants et les puéricultrices.

 

Une fois que c'est vide, on installe des tapis ronds sur lesquels on va installer les enfants au début et où les puéricultrices s’assoient aussi. Ils sont tous assis par terre. On accroche parfois des cordes à linge avec des tissus translucides et il y a deux tas : un tas de peaux de moutons recouvert d'un tissu et un autre tas de tissus tout rond fait de tulles, mais on ne voit pas ce que c'est tout de suite. Il y a des instruments, des percussions, des shakers, un bâton de pluie et un zéphyr, comme un petit carillon, des petites clochettes aussi. Et en général on commence avec une chanson simple, juste humming à deux voix. On bouge et petit à petit on découvre les tissus qui sont dans le tas. On découvre aussi un grand tissu de trois mètres très translucides, très blanc et qui fait un mouvement magnifique, dès que ça bouge c'est magique. On a découvert ça avec Elian Smits, la scénographe avec laquelle on a travaillé, elle avait des mètres et des mètres de tissus, des mètres de tulles, des jupes de tulle. On fait découvrir les tissus aux enfants en faisant une sorte d'installation et on se déplace entre eux pour qu'ils puissent toucher ou sentir. Parfois on passe avec des grandes jupes qui, quand on s’abaisse, font comme une grande tente. On chante à deux voix, on improvise. Parfois il n'y a pas de musique, parfois juste un shaker et on se remet à chanter. C'est improvisé et parfois on utilise les bruits des enfants pour créer une chanson. Petit à petit les enfants commencent eux aussi à jouer avec les tissus, ils peuvent les toucher, se déplacer, on fait un petit chemin avec les tapis en peau de mouton et on va peut-être rouler dessus, ils vont nous imiter. C'est une l'exploration sensorielle à travers le toucher, l'écoute. Ça dure quarante-cinq minutes. La plupart du temps c'est magique et on arrive à jongler avec tous les éléments. À la fin on se met en retrait, on chante et on laisse les enfants jouer avec les tissus, ils vont se cacher, ils vont imiter ce qu'ils ont vu. Très souvent, à la fin du spectacle, certains vont se coucher dans les peaux de mouton et ils vont juste dormir et kiffer. C'est trop mignon, ils cherchent la douceur. Ou bien, quand on enlève les tissus et qu’ ils voient l'espace vide, ils courent. Ils adorent. Ils sont très contents d'avoir du vide. Le spectacle s'appelle mmm. C'est Marie-Rose qui a trouvé le titre. Parce que la première chanson qu'on chante, on la fait en humming. Ça évoque aussi le confort, ou Matter, Music and Movement. Ce n’est pas facile à prononcer : « Ah vous venez avec le spectacle mmm. » [rire !]

 

Notes:

 

[1] yoseido shiatsu academy

 

[2]http://somework.be/media/Julien%20Bruneau/homepage/portfolio%20phr%c3%a9atiques%202012-.pdf