Entretien de Pascale Gille par Anouk Llaurens

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Contextual note
Replays, variations sur les Tuning Scores de Lisa Nelson un projet de recherche d'Anouk Llaurens en dialogue avec Julien Bruneau, s’intéresse à la multiplicité des perspectives sur ce qui fait héritage pour celles et ceux qui ont été touché·es par l'œuvre de Lisa Nelson. S'appuyant aussi bien sur des conversations avec des artistes, des éducateur·ices et des chercheur·euses que sur son propre travail, Anouk Llaurens enquête sur l’héritage comme un processus de diffraction, de créolisation et de réinvention - un vecteur d'émancipation au service des vivants. La collection Sarma Replays rassemble des entretiens, tandis que d'autres contenus de la recherche peuvent être explorés sur le site d’Oral Site

Anouk Llaurens: Bonjour Pascale, merci d'accepter de faire cet entretien. Est-ce que tu veux bien commencer par te situer ?

 

Pascale Gille: Ma famille est plutôt branchée sport et activité de plein air. C’est vers l'âge de 14 ans que le désir de faire de la danse de façon professionnelle se manifeste. Je fais les conservatoires de Romans, Valence puis Grenoble et sort diplômée en danse classique et contemporaine. A mes vingt ans, j’ai la chance de rencontrer Barre Phillips, un contrebassiste États-Unien de la scène de l'improvisation libre qui collabore dans les années 70 avec la chorégraphe Caroline Carlson. Je suis son enseignement sur plusieurs années et danse avec lui dans son projet d’opéra contemporain. A ce moment-là, je trouve un courant artistique dans lequel je me sens à ma place. L'envie de me rapprocher de mes paires en danse m’invite à plonger dans la postmodern dance et je pars habiter à Bruxelles car je sais que Contredanse et sa fondatrice Patricia Kuypers sont des ressources incontournables en Europe. Les formations et les publications que Contredanse proposent sont de fameux bains d’expériences qui  m’ouvrent la voie vers les nouvelles danses.

 

Je prends conscience de l’ampleur et de la richesse des œuvres issues de la post-modern dance et découvre l’existence d’écoles aux Pays-Bas qui sont pionnières en la matière. Je passe un mois au SNDO (School for New Dance Development) à Amsterdam, puis je visite EDDC (European Dance Development Centre) à Arnhem où je suis acceptée pour une formation de deux ans. Dans cette école il y a des archives vidéo incroyables et notamment une d’Eva Karczag qui danse une pièce de plus ou moins trois min appelée Where is the end of inside of us ? En la voyant, je suis subjuguée par cette danse que je n’ai jamais vue auparavant. C’est une danse souple et puissante, précise et complexe, tellement ample et fluide. J’ai un choc esthétique, c’est comme ça que je veux danser. Ça tombe bien, Eva est enseignante à plein temps dans cette école. Son parcours d’interprète chez Trisha Brown lui offre une maîtrise de la release technique. Ses compétences en Skinner Releasing® et en Alexander Technic me donnent accès à la fabrication de cette merveilleuse danse. La pédagogie expérientielle autour de l’anatomie du mouvement appliqué à la danse qu’Eva propose, associé au cours somatique de BMC® (Body Mind Centering) m’aide à déconstruire l’approche formel du mouvement avec laquelle j’arrive dans cette formation. Pendant ces deux années, je vis une profonde transformation physique, psychique. Je trouve de nouveaux repères et notamment de nouveaux supports pour tenir debout.

Je visionne aussi des archives vidéo de Steve Paxton, Simone Forti, Lisa Nelson, Katie Duck, Pauline de Groot, Mary Fulkerson, Julyen Hamilton… lorsqu’ils performent au SNDO ou à EDDC. Convaincue que cela accompagne mes mutations, je  me baigne littéralement l’ œil dans ces danses que je regarde mille et une fois. A cette époque je ne parle pas l’Anglais, qui est la langue  parlée dans la formation, je ne comprends donc rien à ce qui se dit. C’est par l’observation que j’essaie de saisir les enjeux et les chemins de corps à emprunter. Tout cela est au fondement de la lecture de ma danse, et de sa fabrication.

Être dans cette école c’est se mettre en chantier, c’est s’ancrer dans la mouvance de la postmodern dance, hériter d’une histoire et d’un état d’esprit à cultiver. Il s’agit d’être son propre sujet d’expérimentation, de développer un esprit de recherche en s’appuyant sur des apprentissages expérientiels, de créer des partitions de jeu plutôt que des écritures chorégraphiques, de fabriquer une signature, une manière singulière de bouger, de déconstruire les rapports de compétition entre danseuses et de cultiver une communauté créative.

 

Lorsque je sors de cette formation, je me rends compte qu’il m’est impossible de revenir en arrière. De nouveaux espaces demandent à être investis, à être encore et encore explorés pour être incorporés. Je rentre à Bruxelles et je me mets à créer des pièces de danse. « Wait Watcher» est un quatuor danse musique qui dialogue avec l’architecture d’un musée. « Paysages Graphiques » suspend le temps, construit une poétique de l'image autour de l'immobilité d’un corps vivant et invite à la contemplation.  « Mobile » est une pièce qui propose un angle de vue intimiste sur la danse et qui chorégraphie le regard de soixante quinze spectatrices. Créer, partager une vision, collaborer avec une équipe, échanger avec les institutions culturelles et les instances politiques est un rêve qui prend corps avec ses joies mais aussi ces peines. Je ne suis  pas prête à toutes ces violences liées à la vie active, à la marchandisation de l’art, aux jeux de pouvoir dont je n’ai ni les codes ni l'épaisseur de peau pour les traverser sereinement.

 

En parallèle à ce travail chorégraphique, je mets en place des espaces de recherche entre artistes notamment sur les enjeux de la fabrication de partitions à danser mais aussi autour du Contact Improvisation et del'Underscore de Nancy Stark Smith. En sortant d’EDDC, mon corps est sculpté, il est flexible et puissant, disponible et construit pour des physicalités intenses. Je me régale à le jeter dans tous les sens pour éprouver mes capacités de réflexes. Je retrouve des jeux d’enfants que je vivais avec mon frère de 7 ans mon aîné. Pratiquer intensément le contact c’est baigner dans des sensations intenses, dans des dialogues avec les forces gravitaires mais c’est aussi le moment où je questionne les enjeux de genre, de rôle et de fonction. Le fruit de ces recherches est publié dans Contact Quarterly [1].

 

Anouk Llaurens: Quand as-tu rencontré Lisa et son travail ?

 

Pascale Gille: Je rencontre la démarche de Lisa Nelson lors d’un stage proposé par Contredanse en 2001. Je tombe littéralement amoureuse de cette approche de la danse et m’inscris au sein du Brussel Tuning Band. C’est un groupe autogéré constitué à ses débuts de Baptiste Andrien, Franck Beaubois, Eva Maes, Félicette Chazerand et toi Anouk avec qui nous poursuivons la pratique des Tunings. L’intention est d’enquêter collectivement, de partager nos trouvailles à travers des publications sur un blog et lors de temps de performance. C’est aussi dans les divers observatoires que Lisa organise en Europe que je prends connaissance d’enjeux esthétiques portés par Image Lab (quatuor fondé par Lisa Nelson avec aussi la danseuse K.J Holmes) en présence de Scott Smith, Karen Nelson et Steve Paxton. Ces observatoires sont des moments décisifs dans ma construction et même s’ils sont désorientant, ils sont sur le long terme structurants et surtout inspirants, ils me sortent d’angle mort à l’égard du Tuning.

 

Simultanément j’entreprends divers gestes d'archivage et de recherche. En suivant les laboratoires, les contextes pédagogiques de Lisa Nelson en Europe, je mets en place une méthodologie de documentation pour collectionner un vocabulaire, des pratiques et des citations propres à Lisa. Je prends note des diverses partitions de jeu, de comment elles sont présentées et organisées dans le temps et l’espace. A un certain moment je lâche le cahier et me saisis d’une caméra afin d’attraper ce que les Tuning Scores fabriquent d’un point de vue esthétique. Ça me fascine, c’est si particulier, c’est un autre choc esthétique. J’essaie de décrire avec des mots ce qui me paraît unique dans la présence, le corps, le mouvement, les relations au temps, à l’espace, à l’image ou à l’action mais une part du mystère reste intacte et c’est  ce qui me tient en haleine toutes ces années !

 

A plusieurs reprises  j’assiste Lisa dans son enseignement en la traduisant en Français. Enfiler ma voix dans la sienne, trouver le ton, la douceur, la précision des termes et la temporalité de la guidance me permet de me rapprocher d’une source qui façonne aujourd’hui ma propre manière d’introduire et de partager ma perspective sur  les Tuning Scores.

 

Anouk Llaurens: Qu’as-tu fait de toutes ces images ?

 

Pascale Gille: Les images tournées à Helsinki lors d’une formation, à Marseille à La belle de Mai et à exerce au CCN de Montpellier, ont étés archivées, répertoriées, titrées et éditées sous forme de vignettes vidéo. J’ai collaboré avec Claude Boillet pour transcrire la parole de Lisa. Ce travail d’archivage est sur un disque dur etil est organisé sous la forme d’un graphique qui reprend tous les timecodes. Le tout a été partagé avec Lisa Nelson, Franck Beaubois, Baptiste Andrien et Florence Corin. 

Par la suite, avec Claude Boillet, nous avons poursuivi un travail de recherche sur notre expérience des Tuning Scores appelé STORE [2].  On a commencé par écrire, puis la discussion est devenue notre format de recherche. Celle-ci a donné forme à des tableaux à entrées multiples et des cartes mentales (mind map).Cette recherche a été l'occasion d'exercer nos capacités à penser mais aussi d'observer comment nous nous y prenions pour apprendre à apprendre. A cette époque Claude faisait un Master en danse à Paris 8 et a apporté des ressources qui nous renseignaient sur les théories de la perception telles que celle de Michel Bernard sur les Chiasmes sensoriels, le regard aveugle de Hubert Godard, l'Approche écologique de la perception de J.J Gibson ... Ce qui était spécifique dans ce duo c’est que nous n'entrons pas par la même porte dans l'expérience des Tuning. Claude était fascinée par « l'intelligence du vivant » et par le rôle du watcher alors que moi j’étais sous l’effet du choc esthétique que fabrique la danse des Tunings Scores. Je voulais la comprendre pour pouvoir la reproduire. Pendant plus de 5 ans, à un rythme de 5 résidences d’une à deux semaines par an, nous avons travaillé à faire des croisements entre théorie de la perception et acte de danser, entre organisation individuelle et invention collective, entre approche discursive et expérientielle. Nous avons aussi documenté l’état de performance et d’apprentissage en jeu dans la performance GO de Lisa Nelson et Scott Smith. Et enfin nous avons inventé des procédés de documentation dont la forme est cohérente avec l’objet de la recherche. Nous voulions créer une interface numérique qui aurait entrelacé “les” Tuning scores au Tuning score et qui aurait repris diverses facettes de la recherche. Mais n’ayant pas reçu le soutien financier qu’on espérait, nous nous sommes arrêtées là en utilisant mon site pour partager les tableaux et les vidéos réalisées. En 2019 il y a eu l’opportunité de présenter notre démarche au CND de Paris et Claude Boillet l’a exposé lors d’un colloque [3]. 

 

Anouk Llaurens: Est-ce que tu peux expliciter la différence entre “le” ou “les” Tuning Scores?    

 

Pascale Gille: Il y a la forme du laboratoire d'un côté qui est une proposition pédagogique réunissant des pré-techniques, des pratiques attentionnelles, des partitions dansés qui se traversent à deux ou à trois et des partitions avec les rôles de player et de watcher. Et puis il y a « le » Tuning Score, qui se joue au sein d’un observatoire qui est une forme performative avec simultanément : un dispositif appelé player / watcher, un système de feedback entre performeur, un processus en cours et du montage en temps réel. Cette distinction je la fais avec d'autres depuis  que j’ai lu l'article de  Lisa   paru dans “De l'une à l'autre” aux éditions Contredanse en 2001: « Though there are a number of Tuning Scores with names of their own (e.g., blind unison trio, multiple replay, single image), the one referred to as the Tuning Score seems to use them all at once ».

 

Lors de la rencontre Swimming in gravity organisé par Contredanse à Bruxelles autour du travail de Steve Paxton en 2019, j’ai été interpellée par un propos d’Otto Ramstad qui expliquait son intérêt pour la préservation de la forme de  Materials For the Spine [4] développée et transmise par Steve Paxton. En entendant ce terme  “préservation”, j’ai reconnu ce que j’entreprenais depuis tout ce temps à l’égard du Tuning. Ce terme  donnait sens aux actions entreprises jusque-là, permettait de situer ma démarche et m’apportait un soulagement intérieur.

 

Anouk Llaurens: Pour moi, “préserver” une œuvre reste une question qui se pose en fonction de l'œuvre à “préserver”. Je pense que le mode de “préservation” doit être en adéquation avec la forme que l’on veut “préserver”. Materials For the Spine est une série d'exercices très formalisés. C’est différent  de « préserver » une œuvre comme le Tuning Score dont certains scores et principes sont formalisés aussi, mais qui implique une dimension poétique, qui nous échappe.

 

Pascale Gille: C’est vrai que la préservation, c'est certainement une forme d’idéalisation. J'ai bien conscience que mon travail  passe à travers mes filtres de compréhensions et mon histoire personnelle. Mais j'ai le désir de rester proche d’une source que j’ai reçue. Il m’importe de la cultiver et de la garder vivante en enquêtant par la pensée et par la pratique. C'est un engagement envers l'œuvre. Comme dans un playback, je peux naviguer d'un playback qui cherche à rester proche de la source bien sûr, avec mes propres compétences. Et ce faisant, il y a déjà de la transformation, de l’ altération. L'autre extrémité du spectre consiste à faire un playback qui n'est pas littéral. Ce sont des expériences différentes. Et des placements différents. Je reconnais celui que je souhaite cultiver et dans lequel je m'inscris.

 

La faire évoluer vers d’autre horizon est une manière de garder l'œuvre vivante, la préserver en est une autre. Comment lui  faire traverser le temps, comment la partager avec la jeune génération ? Ce sont des questions importantes. Le Tuning Score est une œuvre mais c’est aussi, et j’aime le croire, un mouvement artistique majeur qui marque l’histoire de la danse. Même s’il reste encore jeune en tant que mouvement, je le perçois comme un organisme vivant et autonome. Quand je vois que tu enseignes, que ton projet de recherche « Replays » trouve du support, je suis heureuse parce que ça veut dire que l’œuvre est vivante, ouverte et que son héritage est comme un puzzle à reconstituer. C’est tellement précieux les différentes voix, c’est si beau la polysémie ça participe à cultiver le mystère !

 

Anouk Llaurens: Est-ce que tu as discuté de la “préservation” de son œuvre avec Lisa ?

 

Pascale Gille: Non, je ne suis pas en discussion directe avec elle à ce sujet mais j’aimerai tellement. Je sais que j'ai son accord à l’égard de la transmission. Je lui ai demandé avant de le faire il y a bien longtemps et elle me l’a généreusement accordée.

 

Anouk Llaurens: Moi, je trouve que stabiliser ce travail comme tu le fais risque de te placer en position d’autorité. On est plusieurs autres à s’être penchés sur la question avec des perspectives très différentes. La mienne se situe plutôt à l'opposé de la tienne. Ce qui m'intéresse dans la question de la transmission d’un « héritage » c’est comment ça respire, ça varie, ça vit au contact des personnes qui entrent en relation avec ce dont ils héritent, comment ils interprètent.

 

Pascale Gille: Je ne fais pas de ma perspective une exclusivité. J’ai conscience que je n’en suis pas l’inventrice, qu’il existe d'autres mémoires, d'autres manières de partager et systématiquement quand j'enseigne, je fais exister cette pluralité en invitant à aller les découvrir. Je vois ce que tu pointes comme le risque d'une préservation qui établirait la vérité, la bonne manière de faire, et qui fixerait l'œuvre. 

 

Anouk Llaurens: Oui c’est exactement ça. 

 

Pascale Gille: Le Tuning Score est tellement complexe qu'il échappe à ces tentatives, il m'emmènera toujours où je ne l'avais pas prédit ! [Rires !] Son format même m'en empêche car il implique la coopération avec d'autres. Par contre, tu tapes dans le mille, c'est une lecture qui est parfois faite de mon rapport à l'œuvre, et c'est dommage. Parce que la préservation donne des indices de la version du « système d'exploitation » que j'ai reçue, que j'ai étudiée, dans lequel je prends support pour pratiquer ! Une version parmi d'autres à travers l'épaisseur du temps. Partager nos versions est touchant, et ça m'importe dans l'histoire de l'œuvre elle-même. Régulièrement quand j’enseigne des personnes viennent me voir et me disent : « c'est quelque chose que j’ai déjà fait, mais je ne savais pas que c'était Lisa Nelson qui l'avait inventé ». J'aime rendre visible les chemins qu'emprunte un héritage. Ce type de retour est aussi certainement dû au trouble que génère le choix de Lisa de ne pas labelliser son œuvre, de la laisser ouverte.

 

Anouk Llaurens: Oui on sait peut-être de quoi on parle de l’intérieur, en tant que pratiquantes du Tuning, ayant accès aux multiples strates qui soutiennent cette culture. Mais c’est important de le rappeler surtout quand on travaille avec des personnes jeunes ou moins jeunes d’ailleurs qui comme ça m'apparaît de plus en plus aujourd'hui dans mes cours, sont en manque de repères, en recherche de sécurisation et de certitudes. Ça ne serait pas la première forme “ouverte” et “émancipatrice” à être récupérée et momifiée.  

 

Peux-tu me parler des aspects du Tuning Score quite touchent particulièrement ? 

 

Pascale Gille: Une des citations de Lisa que j’envisage comme une énigme c’est « la sensation est l’image »[5]. Comment la sensation physique fabrique-t-elle l’image qui façonne le mouvement ? Aborder la fabrique d’un mouvement non plus comme l’agencement de coordinations physiques mais comme du sentir qui projette des fictions est un tournant capital dans mon approche de la danse. La théorie chiasmatique de Michel Bernard complète cette approche et explique comment : « le sentir offre un spectre sensoriel doté de plusieurs bandes réactives », « les sensations s’entrecroisent, par exemple, le toucher est habité par l’ensemble des perceptions de la vue, de l’audition, du goût, etc. » Les enquêtes en studio autour de cette énigme m’ont ouverte à l’imagination radicale, celle qui puise ses images dans la sensation. J’ai pu constater à quel point des modifications profondes ont eu lieu sur ma propre plasticité perceptive.  C’est une source d'inspiration inépuisable pour décliner le mouvement et inventer des fictions. Lisa affirme qu’elle ne s’inscrit pas dans le courant de la postmodern dance  qui cherche à émanciper la danse de la scène. Avec les Tuning Scores Lisa  cherche à émanciper la danseuse.C’est exactement ce que je ressens depuis que la sensation est au cœur de ma pratique du mouvement. Le pré requis des coordinations physiques au service d’une forme n’est plus une finalité en soi, mais un simple paramètre de composition auquel s’ajoute une fiction sensorielle. L’un pris dans l’autre, fait apparaître l’image. C’est comme une boucle de feedback : le stimulus sensoriel donne forme à l’image qui en retour fabrique le sens du mouvement. C’est : la sensation est l’image !

 

A l’échelle d’une performance où il est question d’inventer à plusieurs un sens commun à la danse, il importe de recycler des images déjà vues dans les chapitres précédents. Le playback en devient l’outil majeur et demande aux danseuses des compétences autour de l’artisanat de la mémoire, et simultanément des enjeux du faire ensemble. Ilpermet de faire l’expérience sensori-motrice des caractéristiques de la danse de quelqu’une d’autre, en entrant de façon kinesthésique en empathie avec la singularité d’une signature. La reprise immédiate permet de voir un matériel chorégraphique plus longtemps etdevient un outil de communication utilisé entre performeuses pour faciliter l’accordage. C'est une manière de se faire feedback par l'action. Tout comme on se fait feedback par les appels vocaux empruntés au montage vidéo. Dits à voix haute, depuis l’espace de jeu ou d’un point de vue d’observatrice, les appels, comme communication directe, sont un antidote à l’improvisation libre. Ils re-dirigent le flux de l’action et prennent en charge collectivement la question de la composition.

 

Au regard des différentes crises écologiques et politiques que nous traversons, le Tuning Score est à mes yeux une forme d’artivisme qui participe, à une échelle micropolitique, à déconstruire les enjeux de pouvoirs. En en faisant l'expérience, je découvre ce qu’impliquent des gestes de coopération, que je mets en pratique dans des contextes sociaux comme des collectifs, ou ma propre famille pour accompagner mon fils dans ses apprentissages. J'ai passé un temps fou à activer ces grilles de lecture et à mesurer leurs conséquences. Pour m’aider, je suis allée chercher d’autres outils comme les pratiques autour des intelligences collectives, la CNV (Communication non-violente), les pédagogies nouvelles : Montessori, Freinet, et les procédés degouvernance partagée. Cela m’a permis de mettre ces ressources en dialogue avec le Tuning Score et de prendre consciencede gestes de coopération pour mieux envisager l’accordage. L’accordage des systèmes sensori-moteurs et de la perception, de l’attention, des désirs, de la négociation dans un processus de création collective et de la prise de décision. Accordage avec l’intelligence propre à l’activité collective. Dans les performances de Tuning score personne n’est vraiment l’auteur et pourtant tout·e·s y contribuent. Ce qui fabrique la singularité d’un run de tuning  c’est l'état de la relation. Une relation activée par des jeux d’accordage qui eux même reposent sur des gestes de coopération. 

 

Dans un interview qu'elle fait à Düsseldorf, Lisa témoigne de la performance du Grand Union qu’elle a vu en tant que spectatrice. Elle décrit cette performance comme douloureuse à voir, comme un combat d’égos sur le plateau. Dans un article qu’elle écrit pour Contredanse, elle explique que le Tuning Score est né d’une frustration face à de longues improvisations où il n’était pas possible de dialoguer et d’échanger sur la danse qui était en train de se jouer. Elle parle du Tuning comme « d’un jeu qui s’apprend en y jouant, ou chacun peut partager son opinion sur le temps, l’espace, l’action et le désir de voir advenir une danse »[6] 

 

Anouk Llaurens: Comment l’enjeu du « faire ensemble » se présente -t-il dans tes projets personnels, dans tes recherches ?

 

Pascale Gille: J’ai initié un groupe de recherche à géométrie variable, qui s’appelle  Ensemble en attentionographes. Une trentaine d'artistes danseuses chercheuses y contribuent depuis 2020 [7]. C’est un groupe à la croisée de diverses cultures chorégraphiques, certains viennent plutôt du champ de la danse contemporaine. Il y a aussi des chercheuses en danse, et de jeunes artistes que j’ai rencontré suite aux temps pédagogiques que je donne depuis quatre ans à la Ménagerie de Verre à Paris. Douze bains de recherche ont déjà eu lieu. Le groupe est rêvé comme une collaboration à long terme afin de développer une culture commune autour des Tuning scores et particulièrement de l’énigme que je nommais plus tôt :« la sensation est l’image ».

 

Avec ce groupe, nous menons des expériences autour de l’immobilité qui est propice pour écouter l’invisible qui est à l’œuvre dans le réel et pour se rendre hypersensible à la moindre variation du monde. Qu’est ce qui se joue lorsqu’on se rend immobile ? Il y a une pratique qui invite à envoyer le plus loin possible tous ces sens : au-dessus de soi, en dessous ou sur les côtes. Rester immobile dans une organisation physique assez complexe, et résister à l’effondrement gravitaire permet d’observer le mouvement et le tonus de l’attention. Et l'action qui arrive après est souvent surprenante voir inattendues.

 

D’où je viens, ces pratiques attentionnelles ne me sont pas familières, elles me mettent en survie dans le sens où elles réveillent en moi des douleurs physiques intenses et des états anxiogènes extrêmes. Y faire face a été un processus initiatique, une quête vers le vivant libérant des mémoires morbides enfouies et redirigeant des comportements sociaux inadaptés.

 

J'ai le goût de l'enquête,  et avec l’ensemble nous explorons l’affordance dupsychologue américain J. J .Gibson qui joue un rôle primordial dans le domaine de la perception visuelle. Il explique l’affordance comme : « l'ensemble de toutes les possibilités d'action qu'un environnement offre et comme l’élément médiateur qui permet à l’individu de dialoguer et d’interagir avec son milieu ». Comme une source intarissable, les créatures perceptives que sont les danseuses perçoivent les potentiels d’actions qu’un espace leur offre. Par leurs gestes dansés elles les rendent manifestes et visibles. Ces signaux posés dans l’espace pistent une danse en devenir. Comme le dit Mathieu Bouvier : « ce sont des pièges à faire venir une danse, ce sont des paris faits sur l’avenir. » Lorsqu’elle regarde un plateau de danse vide Lisa dit : « il n’y a rien à inventer, tout est déjà là, il n’y a qu’à suivre les instructions de l’espace  la lumière, l’architecture, le son ou les partenaires. » C’est ainsi qu'il m'importe de vivre l’espace, comme un protagoniste qui œuvre sur la danse, qui l’induit.

 

Pour chaque résidence un déroulé de pratique est mis en commun, il peut faire l’objet d’objections et être bonifié. Pour faciliter l’expérience coopérative, des « règles du je » sont créées en début de résidence et réévaluées en cours de semaine. Des “tours météo” et des “temps d’écoute active” ont lieu régulièrement. Une pratique de « merci » qui met en valeur ce qui fait du bon, est aussi en jeu toute la semaine. Et en fin de résidence, nous faisons  une value action , une pratique empruntée aux cycles RSVP d’Anna et Lawrence Halprin [8] et qui permet de partager son point de vue sur l’expérience par écrit. C’est par contre en sous-groupe et en dehors des temps de résidence que les transcriptions des enquêtes sont faites et que les déroulé des prochains bains sont pensés après avoir pris instruction de la Value Action.

 

Avec ces outils de médiation, il est question de mettre en mouvement les mœurs et les usages de nos métiers de danseuse et de prendre à bras le corps l’enjeu du bien - être au travail. Car, comme dans d’autres professions, il existe aussi dans le studio de danse et le secteur chorégraphique des rapports de violence comme le d’harcèlement et les problèmes de consentement auxquels il m'importe de faire face en mettant en place des temps ou la parole est libérée.

 

La recherche « la sensation est l’image » va nourrir le propos d’une pièce chorégraphique appelée LAC. Cette pièce prête attention à nos zones critiques [9] et se (re)lie au vivant en habitant l’organe qu’est la peau. Avec LAC, il est question de réenchanter nos liens à l’égard du vivant, demettre en scène des relations de coexistence et de nous renseigner sur les conditions d’existence d'un écosystème. Quatre interprètes dé-construisent leur humanité posturale pour emprunter les attributs et habitus de non-humains en lien avec des objets scénographiques évoquant des éléments de nature. 

La pièce est un ballet sensoriel qui témoigne de notre capacité à cultiver la poésie du vivant. Sous la forme d'un récit en voix off, les non-humains prennent la parole et nous racontent le cycle de l'eau dont ils dépendent. Ce récit est partiel, sobre et parfois malicieux ! Néanmoins, il nous questionne sur la zone habitable du terrestre et sur l'urgence de résister à une fuite en avant. Cette pièce est une ode à la lenteur, au temps long qui révèle le majestueux du détail et le mystérieux des reliances. C'est aussi un hymne à la tendresse entre espèces, un rêve éveillé duquel nous ressortons reposée, ressourcée et inspirée. Enfin c'est une invitation à la contemplation pour s'émerveiller ensemble de la préciosité et de la beauté de se sentir vivant. 




Notes:

[1] Score et improvisation, Contact Quarterly :https://www.pascalegille.com/score-et-improvisation; Friendly:https://www.pascalegille.com/friendly

[2] STORE:https://www.pascalegille.com/store-1

[3] CND:https://www.cnd.fr/fr/program/1658-journees-d-etudes

[4] https://www.materialforthespine.com/

[5]  https://www.pascalegille.com/la-sensation-est-l-image

[6] Conversations in Vermont: Lisa Nelson :http://www.conversationsinvermont.net/lisa-nelson/lisa-nelson.html

[7] Entre autres : Remy Heritier, Clara Cornil, DD Dorvillier, Serena Malacco, Claude Boillet, Mathias Poisson, Chloé Saffores, Natividad Capdevila, Maria Fernanda Soberon, Jean-Jacques Sanchez, Alice Godfroy, Mathieu Bouvier, Paul Girard, Julie Laporte, Colline Etienne, Benjamin Aliot Pagés, Nelly Paubel, Ghislaine Louveau, Marie Leca, Manon Falgoux, Margot Du Jonchay, Lucía García Pullés, Julie Perrinet Karine Thomas. 

[8] The RSVP Cycles – Creative Processes in the Human Environment est ouvrage de Lawrence Halprin. Selon lui, toute forme artistique ou même toute activité humaine peut se structurer en quatre phases, nommées « les Cycles RSVP : identification des ressources, composition d’une partition, son exécution puis son évaluation. En étudiant plus avant le passage d’une phase à l’autre, Lawrence Halprin révèle que les Cycles RSVP enseignent tant sur un processus créatif individuel, que sur un moyen de communiquer avec d’autres, qu’ils sont un outil de lecture pour apprendre.

[9] https://www.ozcar-ri.org/fr/la-zone-critique/quest-zone-critique/

Le concept de zone critique a été proposé en 2001 par le National Research Council aux Etats-Unis pour désigner la zone, imparfaitement définie, « entre le ciel et les roches », où interagissent l’eau, les gaz, les minéraux des roches pour donner naissance au sol, aux eaux, aux êtres vivants qui la peuple. La Zone Critique désigne la pellicule la plus externe de la planète Terre, celle qui est le siège d’interactions chimiques entre l’air, l’eau et les roches.