Entretien de Myriam Lefkowitz par Anouk Llaurens

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Contextual note
Replays, variations sur les Tuning Scores de Lisa Nelson un projet de recherche d'Anouk Llaurens en dialogue avec Julien Bruneau, s’intéresse à la multiplicité des perspectives sur ce qui fait héritage pour celles et ceux qui ont été touché·es par l'œuvre de Lisa Nelson. S'appuyant aussi bien sur des conversations avec des artistes, des éducateur·ices et des chercheur·euses que sur son propre travail, Anouk Llaurens enquête sur l’héritage comme un processus de diffraction, de créolisation et de réinvention - un vecteur d'émancipation au service des vivants. La collection Sarma Replays rassemble des entretiens, tandis que d'autres contenus de la recherche peuvent être explorés sur le site d’Oral Site

Anouk Llaurens : Je n'ai jamais vu ton travail mais on m’a parlé d’une pratique de promenade en aveugle que tu proposes depuis plusieurs années et qui m’évoque le travail de Lisa. Est-ce que tu peux m’en parler ? Est-ce que tu la tournes encore ? 

 

Myriam Lefkowitz : C'est la pratique de balades [Walk, Hands, Eyes (a city)] [1]. On la tourne encore, ça fait quatorze ans, oui. C'est une pratique très générique. Elle a besoin de deux personnes et d'un morceau de ville. Elle met en jeu à chaque fois la spécificité non seulement ducontexte urbain dans lequel on se trouve,mais aussi de l'état dans lequel on est au moment où on va marcher. Et ça, ça change à chaque fois. C’est une proposition qui n'arrête pas de morpher avec le temps. Elle a été acquise par deux institutions.la National Gallery of Scotland en partenariat avec la collection de l’université d’Edimbourg et le FRAC Lorraine. Donc, là, je suis en train de travailler à essayer de stabiliser un score. Ça a morphé dans le temps, selon les questions que la pratique posait, selon ce qui m'arrivait et ce qui arrivait aux personnes avec qui je travaille et selon le contexte. 

 

Anouk Llaurens : Je reviens un petit peu en arrière. La première question que je pose aux personnes que je rencontre c'est comment tu te situes aujourd'hui ?

 

Myriam Lefkowitz : Oui, je l'ai lue, elle est difficile. Mon travail mobilise une certaine forme de danse. Je  ne pourrais pas faire ce que je fais sans avoir étudié la danse et avoir dansé. Le savoir que j'ai en danse, je l’ai glané un peu partout. Je n’ai pas été dans une école, j'ai fait des workshops et la rencontre avec Lisa a été vraiment clé. Je n’ai jamais été interprète et je n’ai jamais chorégraphié des pièces sur un plateau. Je ne fais pas une danse qui se joue en représentation. Je danse dans un cadre qui n'est pas en lien avec les questions que posent le plateau. Ça fait quinze ans que je travaille à essayer de créer les conditions pour qu’une expérience de perception, de sensations quej’appelle « augmentée » puisse se produire – « augmentée » au sens où on n'a plus rien à faire à part à s'observer en train de sentir. Et cette expérience a lieu entre deux personnes, soit moi et les ami·es collaboratrices, collaborateurs, avec qui je bosse et une spectatrice, ou un spectateur.

Il y a aussi une pratique de sieste accompagnéed’objets où on invite les spectatrices et les spectateurs à s’allonger et à fermer les yeux dans un espace plongé dans l’obscurité. On rentre en contact avec elles et eux par l’intermédiaire d’objets de différents poids, textures, températures, en faisant en sorte qu’ils ne puissent identifier ni la nature de l’objet ni notre action sur l’objet. On cherche à disparaître le plus possible. Ça passe par flouter au maximum le début et la fin des actions. On se fait des sortes d’assistantes des qualités de ces objets de manière à ce que ce qui apparaît comme inanimé puisse potentiellement s’animer. Ou qu’en tous les cas, ce qui touche ce serait les qualités de ces objets et leur manière de bouger sur le corps. On essaye de modifier notre manière d’agir sur  pour que notre action soit la moins centrale ou la moins première possible et que ça devienne « autre chose » qui touche - va savoir quoi…On a constaté que plus les objets et l’espace et nous nous dés-identifions, plus l’activité imaginante augmente.  Donc sentir devient très vite un embrayage imaginaire. 

 

Il y a maintenant une pratique de lecture qui associe le toucher fin, le corps à corps, avec la lecture des textes théoriques. On a lu l’introduction du Manifeste des espèces compagnes  de Donna Harraway, un extrait de Rassemblement  de Judith Butler, le début du texte lu dans la bande son du film de Deligny, Ce gamin-là, la préface des Sous-communs de Fred Moten et Stefano Harney écrit par Jack Halberstam, et un texte de Anne Carson qui s’appelle The Gender of Sound 

Depuis trois ans, je collabore  aussi avec Catalina Insignares pour travailler avec des personnes en situation d'exil et de migration . On a appelé ce projet la facultad [2]. Il s’agit d’un atelier de pratiques où on étudie ensemble les facultés latentes en chacun·e d’entre nous : depuis la télépathie ou la clairvoyance, jusqu’à des choses beaucoup plus commune comme rêver de quelque chose qui arrive dans la vie diurne ou penser à quelqu’un·e qui nous appelle au moment où on pense à elle. On se demande comment on peut s’exercer à « faire ça » ensemble. On n’adresse pas directement la question de l’exil mais on cherche à partager des pratiques qui travaille avec la question de la distance et qui racontent comment on se retrouve parfois loin et proche simultanément.

Cata et moi on s’intéresse à la manière dont les opérations sensorielles et imaginantes sont un moyens de spéculer sur ce que l’on pourrait devenir ensemble si on s’autorise à croire que ces autres facultés (de voyance et d’écoute) dont on ignore encore tout, peuvent s’activer en nous, via nous. C’est aussi une manière d’imaginer une autre forme de socialité là où elle est empêchée, notamment avec ces personnes où tout est mis en place pour nous tenir séparé·es. 

 

Anouk Llaurens: C'est ce que tu travailles dans le cadre de la recherche de Mathieu Bouvier [Techniques fabuleuses] [3] ?

 

Myriam Lefkowitz: Avec Mathieu, ça vient de commencer, mais avec mon compagnon [Simon Ripoll-Hurier] qui fait des films, on a bossé pendant longtemps autour d’une pratique de vision à distance, le remote viewing [4], qui a été protocolisée par la CIA pendant la guerre froide et qui joue sur l’idée qu'on aurait des perceptions extra sensorielles. Que les espions pourraient ne pas se déplacer physiquement sur les lieux pour espionner mais pourraient déplacer leur esprit. C'est une pratique dont les archives ont été déclassifiées, donc tu peux  avoir accès à la méthode qu’on s'est amusé à apprendre et à transmettre. 

 

Dans la facultad, que je décrivais plus haut , on ne montre rien, personne n'est à vue devant d'autres. C'est pour ça que des fois, c'est un peu  tricky  de dire que je suis danseuse. Et en même temps je ne ferais rien de tout ça sans la danse. Et ma question est « qu'est ce que la relation nous fait faire? » ou « qu’est ce que la relation performe ?» Et comment ces outils-là produisent certains types de relation. C'est ça qui m'intrigue beaucoup… Qu'est ce que ça va nous faire devenir ensemble ? 

Quand je prenais des cours de danse pendant toute la journée, j'avais l'impression d'être occupée à apprendre à sentir, et que c'était un vecteur de transformation hallucinant, tu vois, les liens que j'avais  avec les personnes qui étaient là, autour de moi, enfin avec tous les phénomènes, tout ce qui nous arrive tout le temps. Et j'avais envie de rester là-dedans. Le plateau pour moi c'est la cata, ça me dépossède de toute cette puissance sensorielle. Quand j'imaginais que ce que je devais faire c’était de monter sur un plateau, j'étais systématiquement complètement dépossédée de toute l’expérience sensorielle qui avait été la mienne dans le studio. Je ne savais plus ce que je foutais. Je pense que cette question d'être à vue, je ne l'ai jamais domptée.Elle était juste terrorisante. J’ai écouté la peur, j'ai fait un pas de côté, en me disant « bon, j'y 'arrive pas là ». Et la balade est arrivée un peu par accident. C'est parti d’une surprise que je voulais faire à une amie avec laquelle je dansais beaucoup. Je lui ai dit de fermer les yeux. Je devais la guider dans l’espace, donc spontanément, j’ai utilisé le toucher et cette déambulation à deux m’a tout de suite beaucoup intriguée. En même temps, je voulais lui montrer l'endroit. Du coup, je me suis mis à cadrer avec sa tête et une fois que j’avais l’impression d’avoir correctement cadré je lui ai dit « ouvres les yeux » et puis « ferme » presque aussi vite qu’elle les avait ouverts pour que l’on puisse revenir à ce qui se passait quand le toucher était notre seul mode de dialogue avec l’espace. Ça m’a aussi tout de suite intéressée l’idée qu’elle aurait une vision parcellaire du lieu. Ou que la plupart de ce qu’elle voyait se manifestait certainement les yeux fermés. Ça a commencé comme ça. J'ai vraiment découvert un truc par accident. Lisa est arrivée après.  Et tout le monde me disait « Il faudrait quand même que tu rencontres Lisa Nelson ». « Ça va t'intéresser grave !»  « Tu ne peux pas faire l'économie de cette rencontre vu ce que tu es en train de faire. »  

 

Anouk Llaurens : oui, à quoi on est reliée sans le savoir … 

 

Myriam Lefkowitz : Oui exactement ! Et donc c'est très beau cette idée d'héritage vivant dont tu parles. On ne sait même pas que la question a déjà été formulée. Qu'en fait, on est dépositaire de tout ce trajet qu'elle a fait et on se retrouve sur son chemin. C'est là où c'est incroyablement vivant. C’est fou comment on hérite des questions que Lisa et bien d’autres avaient déjà ouvertes.

 

Anouk Llaurens : Oui, oui, c'est étonnant. C’est une sorte de reconnaissance. On reconnaît quelque chose de nous même, une de nos questions quand on la rencontre. Ou peut-être qu’elle pose des questions tellement fondamentales qu’elles sont incontournables.

 

Myriam Lefkowitz: Oui, oui, tout à fait.

 

 Anouk Llaurens : Alors, quand et comment as-tu rencontré Lisa ? 

 

Myriam Lefkowitz: J’ai fait un stage à Bruxelles en 2010 je crois. Je me rappelle d’un grand cercle,  il fallait définir nos pratiques, ça n’en finissait pas. Et je me souviens que quand Lisa a parlé, ça m’a fait un truc,  Anouk Llaurens, comme « Ah ça y est ! C'est ici ! ». Il y avait quelque chose qui m'était tellement familier dans sa langue, son anglais américain de cette époque. Dans sa manière de formuler ses phrases, il y a quelque chose de son intelligence qui m’a tout de suite frappée.Il faut dire que j'ai un père américain, juif américain et que j’ai de la famille aux États-Unis, notamment à NY, alors certainement que ça a aussi résonné avec cette filiation-là. En tous les cas, c’était radical, j’étais commeattrapée. Ça ne m’était jamais arrivé mais je devais être en train de le chercher. Parce que j'étais souvent très déçu de la parole et de la pensée qui était articulée aux expériences sensorielles, somatiques. Il y avait un truc qui tombait, ça ne m'allait pas quoi. Et là, je me suis dit « Oh la la mais qui est cette femme et comment elle pense ! ».J'avais vraiment l'impression qu’elle me proposait un espace d'étude, ce que je n’avais jamais eu avant. Elle a trouvé des manières tellement dingues d'adresser des sujets qui étaient très symptomatiques chez moi, et surtout qu’il y aurait une danse du studio, qui ne cherche pas autre chose que ce temps d'étude-là. L'autonomie de l'étude en fait. On n'est pas en train de préparer un spectacle, personne ne prépare rien ici, à part qu'on s'exerce à vivre complètement autrement. Et ça, c'était assez fou. Et aussi, il y avait tellement d'outils pour dompter cette histoire de regard. Parce qu'en fait, j'étais obsédée par cette histoire de regard. Où était l’image? Qu'est ce qui se jouait quand on ne voyait pas ? J'étais plongée dans un bain qui m'était très familier, elle me permettait de déplier mes questions à l'infini. Ça m'a tellement posé, fait atterrir, qu’après ça, j’ai eu envie de lui parler tout le temps.

 

Anouk Llaurens :[rire !]

 

Myriam Lefkowitz : Je suis allée la voir en Hollande, c'était complètement improbable. C’est l’hiver, je me retrouve dans ce salon, Il y a de la moquette, il y a de la neige dehors et Lisa improvise pour la première fois avec une ancienne danseuse de Trisha Brown qui vivait  là, avec l’ami qu’elle était venue voir. Et j'assiste seule à cette danse qui était mais, dingue, belle, c'était fou ! J'étais vraiment hyper émue. Après on s'est mise à papoter et c'était vraimentcomme si cette danse, dans ces conditions, ouvrait un espace d’échange très particulier. J’avais identifié que j’avais besoin de ça, mais je n’avais pas vraiment articulé une question de recherche, c'était beaucoup plus loose. En fait, je n’ai jamais eu l'impression de devoir extraire quelque chose d'elle. C'est un tellement beau bazar cette femme, son travail, sa vie… Même si ça avait été un peu plus cadré à certains moments, ça aurait été défait tout de suite. Après, je suis allée la voir dans le Vermont. Dans l'avion, je me disais : « Putain mais qu'est ce que tu fous d’aller là-bas cinq jours ? » Tu vois, j'avais même pas de question. Puis je l'ai invitée au Laboratoires d’Aubervilliers pour danser son solo Dodo [5]. Je crois que c'est en 2014, je suis en résidence là-bas, et je lui écris en lui disant : « Est-ce que tu voudrais re-faire Dodo » ? Et là, elle me répond « Wow, wow that's a weird one ».

 

Anouk Llaurens : Dodo, c’est le solo avec la respiration et les bruits d’animaux c’est ça ? 

 

Myriam Lefkowitz : C'est la pièce qui travaille le lien entre le mouvement des yeux et le souffle. Je l'avais vu à Bruxelles, cinq minutes en vidéo et ça m'avait complètement scotchée. Puis elle était venue enseigner un peu dans le programme où j'étais tutrice. On avait trafiqué un truc qui lui avait permis de venir. Et jusqu'à la dernière seconde, elle ne m'avait pas dit qu'elle allait le faire, elle m'avait dit qu’elle ferait une sorte de conférence. Est-ce que ce sera possible ou pas ? La question est restée suspendue jusqu'au dernier moment. Ça, c'était magnifique aussi comme leçon.

 

Anouk Llaurens LlaurensYes, she keeps it open

 

Myriam Lefkowitz : Yeah she keeps it open. « Keep it open » pour quoi ? C'est ça qui m'a frappé, keep it open , parce qu'en fait, le truc va arriver dans un endroit où tu ne l'attends pas. 

 

Anouk Llaurens Llaurens C'est ça improviser.

 

Myriam Lefkowitz : C’est ça, t'as raison, c'est juste ça.

 

Anouk Llaurens : Improviser tout le temps quoi. 

 

Myriam Lefkowitz : Oui c'est constant, dans la vie, dans le Vermont, elle est comme ça. Moi je ne savais pas ce que je foutais. J'étais là dans l'avion à me dire « mais quand même ». Et puis en fait, elle était là, on a commencé à discuter dans la voiture et c'était comme ça pendant cinq jours. À l'époque, je vivais un moment très difficile dans un cadre de travail. J'avais été très déçue par quelqu'un qui avait une puissance intellectuelle incroyable mais une sorte de maladresse et de violence humaine, émotionnelle dingue. Et je ne comprenais pas pourquoi penser, ça ne nous exerçait pas à la vie.

Je suis allée voir Lisa sans savoir pourquoi. Il fallait que je passe du temps avec elle. C'est après que j’ai compris que j’étais allée la voir vivre pour m'assurer qu'en fait, on continuait à faire de l'art pour s'exercer à la vie. Tu vois parce qu'elle décrit les Tuning Scores comme une espèce d'utopie politique. Et elle était très pessimiste avec ça. Enfin, elle n’est pas pessimiste, elle n'est juste pas romantique. Elle sait que les Tunings ont à voir avec une expérimentation politique propre au studio, à l’art que le studio rend possible. Je crois que j’y suis allée pour voir si tout cet espace du studio résistait à la vie ou s’il se faisait  bouffer par la vie. Et non, je crois qu'elle a quand même trouvé une manière de circuler entre les deux. En tout cas de jamais...Oh, c'est mon fantasme à moi. Et puis elle est très honnête et elle ne cherche jamais à mythifier le passé. Elle sait à quel point la vie est incroyablement compliquée et elle a l’honnêteté de le dire.

 

Anouk Llaurens : Oui, c'est une résistante.

 

Myriam Lefkowitz  : Ah mais vraiment ! Je pense qu’en termes de pratique, de refus et de résistance, elle a œuvré toute sa vie en fait. C'est très rassurant. Et aussi parce qu'elle empêche qu'on se mette dans une position d'admiration vis-à-vis d'elle. Je trouve qu’elle a une manière d'empêcher ça que j'adore. Je ne sais pas si elle le fait consciemment ou non. Je lui ai écrit la semaine dernière pour lui demander « comment tu vas ? ». Et elle ne répond pas, mais je pense qu'il faudrait juste lui proposer « hey Lisa, on fait ça ? ».

 

Anouk Llaurens : Oui si tu arrives avec un projet c’est différent. 

 

Myriam Lefkowitz : Ça m'est arrivé de lui écrire des rêves, vraiment des trucs qui me faisaient penser à elle. Et c'est chouette aussi qu’elle ne se sente pas tenue d'y répondre.

 

Anouk Llaurens : C'est extraordinaire de recevoir tout ça sans avoir rien demandé, ha ha ! Tu parlais de New York, de la branche juive de ta famille, vous avez une sorte de familiarité culturelle finalement ? C'est une manière d’être et de penser. Tu es la première à me parler de cet aspect-là.

 

Myriam Lefkowitz : Ouais, ça c'était fort. Il faudrait creuser. Je ne saurais pas exactement définir ce que c’est. Je pense qu'il y a un truc vraiment de famille, la manière dont elle a été perçue comme fille et puis comme femme à l’intérieur de son milieu familial mais également après, dans sa vie de danseuse, chorégraphe, chercheuse et pédagogue. Il y a beaucoup d’éléments là qui font écho aux histoires de femmes de ma famille américaine, notamment ma tante, dont je suis très proche. Des histoires de colère, de refus, de résistance similaires. Moi je n’ai jamais vécu là-bas, j'ai toujours été visiter la famille. Ce sont des histoires que je ne connais pas bien ou bien justement via ce qu’on m’a raconté. Mais il s’agit certainement d’une manière dont moi je fais des liens, là où ça a compté et résonné pour moi. Là où ça a structuré quelque chose du récit de ma propre histoire. 

C'est aussi un monde artistique et politique de ce moment-là, des Etats Unis, de la côte Est qui me fascinait et qui dessine en quelque sorte le paysage dans lequel j’imagine Lisa. Mais encore une fois il s’agit plus de mon imagination de son histoire que de son histoire réelle. 

Mais en dehors de tout cet aspect disons plus identitaire, c’est surtout sa manière de ne jamais réduire l'expérience somatique à cette histoire de retour au self et à l'authenticité. Je me rappelle quand j’étudiais à New York. Je faisais du Klein Techniques et cette femme, Suzanne Klein, dit en nous guidant : « Your deep self is in your bones ». Et je me souviens me demander «  Why am I looking for my deep self ? Am I doing this to find myself ? ».  Elle présupposait que c'était ça qu'on cherchait ! Moi, je n’étais pas occupé avec ça en tout cas. Et alors en plus, elle prétendait qu’il y avait un système dans le corps qui est était le plus authentiquement « moi ». Alors là vraiment ! [ éclat de rire ]. Tu vois, c'est de ça dont je te parlais tout à l'heure : le trouble entre la puissance de la pratique – parce que Klein, c'est quand même super puissant – et les termes ou le paradigme philosophique amené avec la pratique et qui était tellement déceptif pour moi… tu peux pas imaginer. Et j'avais l'impression que l'endroit de cette articulation, chez Lisa, entre la pratique et le wording qu’elle mobilise n'était jamais un délire de « Find yourself » mais plutôt de dissolution de ce sujet, « Fuck the self ! ». Ce truc des somatiques  qui consiste à engager l’idée d’un retour à l'authenticité du corps, ça me fait vraiment chier quoi ! Et Lisa, elle a, pour moi, tout de suite une manière de te poser des énigmes. Elle dira jamais « Your deep self is in your bones », mais jamais de la vie ! Elle va juste te lancer une question monumentale, et c'est wow wow wow ! Et tu reconnais plus rien. 

Mais il faudrait que je sois plus précise sur cette manière qu’elle a de parler qui m'a tellement touchée.Tu vois, la manière dont elle performe la pensée oralement. Ce que je sens qui me reste d'elle, par exemple dans plein de situations de transmission, c'est toute la force de ses questions, le moment où elle les lance et comment elle les lance. J'ai l'impression que c'est vraiment dans mes guts. Quand je transmets, je ne pense pas que je vais faire du Tuning scores, j'ai pas ce truc de réactiver sa pratique, enfin parfois je me dis « tiens, on pourrait faire un Blind Unisson Trio » et, alors, oui, bien sûr, à ce moment-là, je la cite directement.  Mais pour moi, c'est surtout dans le guidage. J'ai l'impression que parfois, vraiment, elle passe dans ma voix. Elle visite quoi. Mais justement, dans ce rapport de proximité, de compagnonnage, de filiation, mais sans qu'il y ait allégeance. Enfin ça dépend si l'allégeance te fait faire des trucs,  si ça autorise à… peut-être ?

 

Anouk Llaurens: Oui si c'est moteur.

 

Myriam Lefkowitz : C'est ça, peut-être. Moi je crois que ce qui me manque et c'est peut-être ça qui arrive en situation de transmission, c'est la conversation avec elle. Et le Tuning Score est une manière de discuter. Mais c'est vrai qu’il y a eu d'autres manières de discuter. « Viens on boit un café, on va se balader dans le jardin… » Oui, ça, ça me manque. Et peut être que les moments où elle visite dans le guidage, tu vois, ses phrases «what are your eyes doing ? », pour moi c’est comme « Ah Lisa, comment tu vas ? » Elle visite. C'est fou. J'enseigne àl’ENSAD à Paris, dans une école d'art, c’est un des jobs que j'ai. Et je pense que la pratique de Lisa  permet de se défaire de tellement de choses qui sont puissamment inhibantes et autoritaires. C'est dingue l'efficacité de ces jeux, l'efficacité au sens vraiment émancipatrice. Tu vois, le truc qui fait qu’en deux secondes, t'as arrêté de penser à la logique du jugement, toute cette violence-là se suspend et tu joues. Elle a vraiment créé un espace politique qui, je trouve, peut atterrir dans une école d'art où je me retrouve avec des jeunes gens qui ont peut-être une curiosité, mais qui ont juste peur quoi ! Essentiellement, ce qu'il y a dans l'espace c'est de la peur, l'espace est ultra chargé par ça. Et il faut trouver les moyens de négocier un peu avec cette peur, et là Lisa heureusement elle visite ![ rire ]

 

Anouk Llaurens : Je travaille aussi en école d'art  et je reconnais bien cette atmosphère. 

 

Myriam Lefkowitz : En fait ce que je trouve dingue, c'est cette puissance d'analyse qu'elle a aussi sur tout le bordel qu'on est et que le travail ne consiste pas à résoudre le bordel mais à le maintenir « ouvert ». 

 

Anouk Llaurens : Oui c’est pour maintenir la question en vie. 

 

Myriam Lefkowitz : Ouais, tu maintiens la question en vie, mais tu peux le faire que si t'as quand même osé regarder la merde. Elle a un rapport à ce qui constitue la violence de ce monde et les violences qui nous traversent que je trouve très honnête. J'adore ce truc de parler. C'est là où ça s'est calmé chez moi avec Lisa, « Ah les deux sont possibles.»

 

Anouk Llaurens : [ rire ] Yes ! You can dance and talk. 

 

Myriam Lefkowitz : Yeah! You can dance and talk and think and read all those books and… C'est comme si elle avait autorisé à activer différents espaces simultanément en moi. Elle s'est quand même coltinée les émotions. Oui, c'est clair, c'est à la fois ce mouvement de la puissance d'abstraction, la puissance du no content, no narrative , mais quand même y a un truc qui nous brasse aussi quoi. En fait, c'est des outils pour défaire le contrôle, c'est ça qui est flippant. 

 

Anouk Llaurens : Oui et en même temps, ce sont des outils très rigoureux. C’est un paradoxe. Et on peut aussi détourner ces outils d’émancipation pour remettre du contrôle. La question que je me pose avec cette recherche c’est comment cultiver et préserver ce « sauvage » en nous, cet espace poétique en nous ?

 

Myriam Lefkowitz : Et soutenir le trouble quoi. Ouais, ouais, c'est peut-être aussi parce que les outils sont à la fois très simples et rigoureux que c’est possible. Je vois avec les plus jeunes que nous à quel point la peur, la nécessité de contrôler, est, j'ai l'impression, de plus en plus forte en ce moment.

 

Anouk Llaurens : J’ai la même impression. Quand j'enseigne à des plus jeunes en école d'art plastique surtout, j’observe que c’est de moins en moins possible d’aller dans des espaces de désorientation, je dois tout le temps rassurer. J’ai l’impression qu’il y a de plus en plus à faire avant de pouvoir défaire. Je me demande même parfois si on peut encore faire de l’art ou si ce qui est nécessaire à notre temps est plus de l’ordre de la thérapie. 

 

Myriam Lefkowitz : Ouais, là on est avec les conséquences de la violence de ce monde, c'est ça. Moi ça me faisait aussi fort flipper de lâcher, c’était pas du tout évident. Et je crois que Lisa est peut-être une des premières à m’avoir mise dans une situation où j'ai commencé à prendre un pied phénoménal à le faire. Dans cette école d’art où je travaille, je me demande à quel point cette question du thérapeutique doit rentrer. Parce que finalement,  j'ai constaté qu'une fois que les étudiantes étaient un peu en confiance, on peut quand même mieux travailler. Mais c’est vrai que le temps de la mise en œuvre de cette confiance dans les corps, dans l'espace et tout, ça demande des outils que je n’avais pas avant , ou que je ne pensais pas avoir à mobiliser pour les mêmes raisons. 

 

Anouk Llaurens : Oui et parfois on n’a pas le temps de « commencer » , on doit rester en amont.

 

Myriam Lefkowitz : L'autre jour, tu vois, je suis revenu d’un workshop que je donnais et je me disais « Qu'est ce qui prépare à aller vers, disons, une pratique comme le Tuning ? » Si c'est pas un safe space, de quoi on aurait besoin pour s'autoriser à dissoudre ? Parce que peut-être qu’avantde rentrer dans le studio, tu n’es pas bien délimité, pas vraiment en possession de tes moyens. Il nous arrive toujours tout un tas de choses avant de rentrer dans le studio, et souvent pas que des bonnes choses. Donc qu’est ce qu'il faut déposer avant de pouvoir commencer ? Qu'est ce qui prépare ? Et c'est pour ça qu'à mon avis, Lisa a quand même bien fouillé toute la question de nos empêchements,qu’elle a bien observé tout ce qui nous retenait. J'ai l'impression qu'elle a une immense acuité d’attention à ça. She is a  reader. Et ce n'est pas seulement dans le Tuning qu’elle lit, c'est vraiment dans la vie. Ce qui me manque c’est du temps pour parler avec elle. C'est comme si je la voyais dans un paysage où y'a Paxton, et y’a toute la clique, là, dont elle est quand même de dix ans la plus jeune. Et je me demande avec qui elle parlait justement…

 

Anouk Llaurens : Il y a eu son beau-père Ernst von Glasersfeld [6] qui était philosophe, cybernéticien et  psychologue. Il y a eu Bonnie au début du Body Mind Centering®. Tu vois, elle filmait les yeux des bébés en zoomant. Elle documentait l’échange de regard entre le nouveau-né et sa maman. Tu parlais de ce que la relation nous fait au tout début de notre discussion. C'est une expérience fondatrice de la relation. Regarder et être regardé et la qualité de ce regard… Est-ce qu’on te regarde avec amour ou pas ? Qu’est-ce qu’on perçoit dans cet échange de regard?

 

Myriam Lefkowitz : Oui oui oui, oui, oui, complètement. Et c'est vrai, elle en parle beaucoup du BMC®. Elle dit aussi à quel point ça a été énorme pour elle. Oui, complètement, bien sûr. Ah c'est trop bien, merci. C'est super de parler de tout ça ! 

 

 

Notes:



[1]  https://journals.openedition.org/ambiances/962

 

[2] https://brand-new-life.org/b-n-l-fr-fr/la-facultad/.

 

[3] https://www.manufacture.ch/fr/6904/Techniques-fabuleuses-Pratiques-speculatives-en-art-vivant-Phase-1

 

[4] https://kadist.org/program/remote-viewing-with-Myriam Lefkowitz :-lefkowitz-and-simon-ripoll-hurie

 

[5] https://vimeo.com/177113123  Extrait d'une danse solo de 30 min. Laboratoires d'aubervilliers, Paris, Jan 2014: Mixage sonore par Nelson: La partition du mouvement de cette danse improvisée est ce qui résulte de mon attention à la relation entre les sensations de ma respiration et les sensations de mon activité visuelle. Lisa Nelson

 

[6] https://fr.wikipedia.org/wiki/Ernst_von_Glasersfeld