Entretien de Mathieu Bouvier par Anouk Llaurens
Anouk Llaurens : Bonjour Mathieu, merci d’accepter de faire cet entretien. Peux-tu commencer par te situer aujourd'hui ?
Mathieu Bouvier : Les situations changent dans le temps. Elles sont mouvantes. Je pourrais dire qu'actuellement, depuis quelques années, je m'invente comme chercheur. Je viens de finir une thèse de doctorat que j'ai soutenue il y a un an, mais je n’étais pas du tout voué à ça au départ, je n'ai pas fait de parcours académique. Après le lycée, j’ai plutôt fait le choix de fuir l’université . J'ai fait plusieurs écoles d'art, je pratiquais la vidéo, la photographie, l’installation. J’ai d’abord rencontré la danse par le prisme de la vidéo. Je filmais des spectacles de danse, en travaillant à la vidéothèque de la maison de la danse à Lyon quand j'étais encore étudiant à l'école des Beaux-Arts. Avec la danse, j’ai découvert un monde d'expressions et de formes dont j'ignorais tout. Dans mon enfance et mon adolescence, la danse contemporaine n'existait pas. Peu à peu, au gré de rencontres amicales, de collaborations en tant que vidéaste, je me suis laissé adopter par un certain milieu chorégraphique.
La danse donnait corps aux questions que me posaient déjà les arts visuels, des questions de « figuralité », de « figurabilité » : qu'est-ce qui fait figure dans ce que l'on regarde, dans la métamorphose des formes, dans certaines propriétés expressives qui ne sont pas codifiées, mais qu'on doit découvrir et formuler en même temps qu'elles se forment sous nos yeux ? J'étais très intrigué par l’image vivante qu’est le corps dansant. J'ai compris plus tard, grâce à Lisa, que ce que je voyais de si intrigant dans le geste dansé, c’étaient des « images de sensations ». Pendant de longues années j'ai collaboré à divers titres avec des chorégraphes, des amis danseurs et danseuses, tantôt comme scénographe, tantôt comme vidéaste, puis comme dramaturge, ou collaborateur artistique. C'est cette fréquentation-là, et ces questions partagées, qui m'ont construit peu à peu comme chercheur amateur, curieux et autodidacte.
A la fin de 2008, j'ai été invité par Eliane Dheygere, qui dirigeait le Vivat à Armentières, puis l’année suivante par Stéphanie Aubin, directrice du Manège de Reims – des personnes à qui j'avais fait état de mes recherches – à donner des ateliers. Cette demande relevait de formats qu’on appelait à l’époque « l'école du spectateur », ou “l’atelier du regard”, qui cherchaient à “former”un public, à le “préparer” à la rencontre avec les œuvres chorégraphiques. C'était de la médiation culturelle, disons. Ce format d’ «école du spectateur » ne me convenait pas. J'ai donc proposé à Eliane Dheygere de concevoir des ateliers de pratique sur un week-end, avec les personnes qui le voulaient, des fidèles du théâtre, des amateurices à fidéliser, des étudiant.e.s, des artistes, des gens du Fresnoy qui n'étaient pas très loin. C’étaient des ateliers de pratique partagés, avec un ou une chorégraphe programmé.e dans la saison – ce qui était l'enjeu de l'institution évidemment – et moi-même. Pendant un week-end, on partageait un vrai temps pour construire une relation, et on expérimentait les outils pratiques des chorégraphes. Cette dimension m'intéressait énormément : quels sont les outils de la fabrique du geste ?
Anouk Llaurens : L'apprentissage par la pratique…
Mathieu Bouvier : Oui absolument. J’étais opposé à l’idée d’enseigner aux spectateurs des rudiments d’histoire de la danse (d’ailleurs exclusivement moderne et contemporaine, occidentale) pour leur permettre de “situer” les propositions chorégraphiques en rapport à des “courants”, ça me paraissait très scolaire, et à l’envers de la façon de penser, de créer, des artistes. En revanche, rencontrer une œuvre et une démarche par la pratique, ça me paraissait bien plus intéressant. Et pour moi c'était l'occasion de créer des relations entre les outils pratiques, leurs inventions, leurs bienfaits, et certaines des curiosités théoriques qui m'agitaient à l'époque. Je commençais mes petites études autodidactes, avec de la curiosité pour la phénoménologie, pour l'histoire culturelle, et en particulier l’histoire de l’art.. À un moment donné je me suis aussi intéressé à l'histoire de la médecine, à la construction de l'anatomie… enfin des choses de ce genre.
Je montais donc ces ateliers avec les artistes, en alternant des séquences de pratique et des exposés théoriques. Ça a bien marché, j'ai eu d'autres propositions pour le faire dans différents théâtres. Début 2010, j'ai eu l'opportunité de proposer un atelier de cette nature à Loïc Touzé. J’avais déjà eu une rencontre de spectateur avec son travail, quelques années auparavant, en découvrant sa pièce Love à Paris. Puis, par curiosité, j’avais vu au CND, en vidéo, d’autres pièces et des interviews. Je sentais qu'il y avait là quelqu'un qui m’intéressait ! allait pouvoir m'intéresser. J'ai donc eu l'occasion d'inviter Loïc, que je ne connaissais pas encore, à partager un atelier à Grenoble, au CCN. Ça a été une rencontre extraordinaire, déterminante pour moi, et une relation qui est toujours très vivante, très créative, douze ans après ! J'ai découvert la boîte à outils de Loïc, son univers, sa fantaisie spéculative, les jeux qu'il commençait déjà à élaborer – les premiers jeux télépathiques, par exemple. Et on s'est tout de suite très bien entendus. C'était un atelier de trois jours, à l'occasion duquel j'ai pu aussi rencontrer Catherine Contour. Quelque temps auparavant, en 2009, Loïc l’avait invité à transmettre l'outil hypnotique à son équipe de création pour une pièce qui s'appelait La chance. Et comme on était à Grenoble, où vit Catherine, Loïc s'est dit « Tiens, on pourrait profiter de l'occasion pour faire une après-midi de pratique partagée avec Catherine Contour ». Donc sur trois jours on a eu une demi-journée avec Catherine. Ça aussi, ça a été une rencontre extraordinaire, et solide, puisque nous continuons à travailler ensemble aujourd’hui.
Toutes ces rencontres m’ont permis de préciser mes questions de recherche. En 2015, Loïc et moi avons créé l'opportunité de développer un grand projet de recherche avec la Manufacture, l'école de théâtre et de danse de Lausanne. Ce projet s’appelait “Le travail de la figure”, il questionnait la fabrique et la pensée de la figure en danse, en art, en sciences sociales : le mot de figure y est très ordinaire mais c’est une idée qui devient pourtant complexe et trouble dès lors qu’on ne la pense plus comme image d’objet (le figuratif) mais comme image de sensation, image de pensée, effet de force (le figural)…. … Et puis au même moment, par une sorte de coïncidence, j’ai été incitée par Isabelle Launay à proposer un projet de thèse à Paris 8. Elle m’a fait sentir que peut-être, je pourrais décrocher un contrat doctoral pour ça.
Donc j'avançais sur ces deux fronts. Fin 2015, j'obtiens le contrat doctoral et le projet sur la figure se déclenche à peu près en même temps à la Manufacture. Je me lance en même temps dans la thèse de doctorat, travail très solitaire, et dans le développement de ce projet de recherche sur la figure, beaucoup plus collectif , et qui a donné lieu en 2018 à la création du site internet pour un atlas des figures [1]. Voilà comment je me retrouve chercheur en danse.
Anouk Llaurens : Dans quelles circonstances as-tu rencontré Lisa ?
Mathieu Bouvier : Comme beaucoup de personnes, je crois, j'ai rencontré les Tuning Scores avant de rencontrer Lisa. Je situais vaguement le nom de Lisa Nelson dans cette constellation de la postmodern dance. J'avais entendu parler des Tuning Scores, et j'avais une vraie curiosité. Mais c'est Alice Godfroy qui, un jour, a dégainé le Single Image Score dans un atelier qu'on a donné ensemble aux étudiant.e.s de la Manufacture, dans le cadre du projet sur la figure auquel Alice était associée comme chercheuse. Et là, je me suis dit: « Mais c'est fou , je suis à la maison ! »
Quand je fais cet atelier avec Alice à la Manufacture, j’ai déjà cinq, six ans de travail en commun avec Loïc, et je perçois une grande connivence entre le travail de Loïc et l’esprit du Single Image Score. Loïc et moi avons développé ensemble toute une pensée ludique et spéculative sur ce qu’on appelle « la voyance perceptive », dont l’expérience repose essentiellement sur des tentatives impossibles, du même ordre que celles qui sont suscitées par Lisa quand elle propose par exemple d’aller “à la rencontre d’une image qui est déjà dans l’espace” (Single Image Score), ou de “danser à l'unisson les yeux fermés”(Blind Unisson Trio) . Notre “voyance perceptive” n'a rien de parapsychologique ou de paranormal, c’est un travail de l’intuition sensible qui est mobilisé à partir de certaines hypothèses de jeu : télépathie, divination, jouer le faux pour dire le vrai…. On y cherche un effet de voyance, mais profane, dégagé de toute problématique de croyance : est-ce que la télépathie existe ou pas, est-ce qu'on a des pouvoirs extra-sensoriels qui nous permettraient de lire dans l'avenir, ou de “danser un unisson les yeux fermés” ? La question n’est pas là. Certes, cette question-là n’est pas interdite, mais on se doit de la laisser irrésolue. Ce qui nous importe, et je crois que c’est aussi le cas pour Lisa, c’est : qu’est-ce que ce pari nous fait faire ?
Attention, je ne m’oppose pas à la croyance. Pour Loïc et moi, avec le développement de nos pratiques télépathiques ou “mantiques”, la question de la croyance s'est évidemment très vite posée. Quand on propose à un groupe de faire une danse par télépathie, il y a des gens qui nous regardent, un peu soucieux : on ne cherche évidemment pas à les initier à quelque faculté extra sensorielle à laquelle on voudrait qu’ils croient. On refuse de statuer sur l’existence ou non de la télépathie, on ne cherche pas à “vérifier” quoi que ce soit. Ce n’est pas notre question (même si intimement je peux avouer que je crois à certaines formes de télépathie, et Loïc aussi…). Mais ce n’est pas cette question là qu'on a envie de partager. On travaille sur cette “voyance perceptive” de façon très pragmatique, ce qui est un autre point commun avec Lisa. La voyance perceptive, on en est doté, c'est juste qu'on l’exerce assez peu. Dans le fonctionnement ordinaire et automatique de la perception, on s’en tient à la perception d'objets, telle qu'elle est impliquée dans la vie pratique. Lisa et Loïc ont ceci de commun qu’ils développent tout un arsenal d’outils (les pré-techniques chez Lisa) pour agir avec et sur la perception, dans toutes ses dimensions : synesthésie, proprioception, attentionographie [2]…
Quand Alice nous propose le Single Image Score, j’entends donc un certain nombre de formulations qui me sont familières. Je suis en grande connivence avec cette idée – et je ne sais plus si c’est une formulation propre à Alice ou à Lisa – d’aller dans l'espace « à la rencontre d'une image qui s'y trouve déjà ». Ce que j'y entends, et qui est très fréquent dans le travail de Lisa et de Loïc, c'est une inversion des rapports « actantiels » entre le sujet et le monde. Il y a une demande de l'espace, un appel de l'espace auquel je peux répondre, si je m’y ouvre. J’appelle cela un « processus d'impersonnalisation », je préfère ce mot-là à « désubjectivation ». Je ne suis pas le seul, moi, l'humain pensant et subjectivé, à vouloir ce qui arrive, à en décider. Je suis appelé, je suis requis, je suis poussé dans le dos par toutes sortes de forces qui sont bien plus vastes que moi. Je ne cherche plus à distinguer ce qui relève de “mon” vouloir, mon désir, mon impulsion : la cause de ce qui arrive reste indécidable. Notre culture occidentale moderne nous a appris à nous placer souverainement face au monde, comme les maîtres et les occupants d’un “chez nous” sur lequel notre volonté autonome aurait tout pouvoir. Cette idée-là est mise en question dans un score aussi simple que le Single Image. Enfin simple, il n'est pas si simple ; sa première consigne est très simple. C'est cela qui est extraordinaire : pas besoin de passer deux heures à expliquer le score, il est concentré dans sa formule. C’est en le pratiquant qu’on le découvre, qu’on le déplie dans toutes ses dimensions. Voilà aussi une autre leçon de Lisa : la puissance de condensation de la formule. Avec Loïc, on travaille beaucoup à inventer des jeux et on cherche sans cesse les bonnes formulations, celles qui donneraient le nombre d’infos suffisantes pour se lancer dans l’expérience et y trouver la compréhension de ce qu’on fait. Afin d’éviter cette attitude un peu “scolaire” qui consiste à essayer de comprendre la visée d’une pratique avant de se prêter à son expérience. De ce point de vue-là, Lisa est magistrale pour la qualité de ses énoncés. Certes, la langue anglaise, avec sa force de condensation, lui facilite les choses…
Dans le Single Image Score, il y a aussi un effet que j'appelle « épiphanique », à chaque fois que je vois paraître un mouvement à l'unisson, une forme congruente entre deux personnes qui ont pourtant les yeux fermés : la connivence est dans mon regard. Il y a là une magie profane, qui procède d'une ingénierie de la relation et de la situation, et non de quelque sorcellerie. Ou alors, c'est quoi la sorcellerie ?
Anouk Llaurens : Oui c’est ça. La sorcellerie, je pense que c’est très pragmatique.
Mathieu Bouvier : Je sais qu'on se comprend, mais souvent c'est des choses qu'on a besoin de renommer. En écoutant un entretien entre Lisa Nelson et Mala Kline dans Conversations in Vermont sur Oral site, j’avais retenu cette idée qu’au moment où, dans le Single Image Score, les deux personnes qui sont allées dans l'espace font une action ensemble, elles répondent à une “demande de l'espace”. Et l’image unique (single image) qui en résulte pourrait être une expression, je cite Lisa, “de l'histoire cellulaire, de l'espace, des murs, de ce que la pièce a observé et absorbé”. Il y a là une formulation qui est clairement de type animiste, avec l'idée que par une opération intuitive, une personne humaine pourrait ré-activer et animer une mémoire cellulaire de l'espace : “Voilà ce que la pièce a observé et absorbé”. Et dans ce même texte j'ai trouvé une citation d'elle qui dit aussi « When I enter the space I want to show something that is already there ». Cette idée que l'image était déjà là, avant que je ne la fasse apparaître ! C’est une vieille idée alchimiste, à laquelle Paracelse donne le nom de palingénésie : tout corps vivant, en disparaissant, laisse dans l’espace une empreinte subtile de sa forme, qui pourra de nouveau être endossée par une nouvelle vie. C’est ainsi que certains alchimistes pensent pouvoir redonner sa forme à une fleur, à partir des cendres laissées là où elle a brûlé.
Lisa parle donc d'une « mémoire cellulaire de l'espace ». La pièce a absorbé des histoires que les performeurs peuvent révéler, donner à voir. Si c'est de la magie, et c'en est peut-être, ce qui m'intéresse, c'est sa pragmatique : Comment se met-on d'accord ensemble pour voir ça ? Et comment cet accord permet-il l'existence de cette possibilité, qu'on ne va pas chercher à vérifier avec les instruments de la science ? Je suis très intéressé par les rapports compliqués entre la vérité scientifique d'un côté –c'est-à-dire les informations observables par des protocoles de vérification – et les processus de véridictions de l’autre– c'est-à-dire des vérités qui n'ont pas besoin d'être vérifiées scientifiquement mais qui existent quand même et qui importent pour les gens qui organisent leur vies avec elles. Ces vérités non scientifiques peuvent être des croyances, des usages, des valeurs éthiques, des valeurs morales, des accords fondés sur l'expérience ou la convention (la valeur d’échange de l’or, par exemple). Ce sont les accords provisoires d'une communauté qui agissent, pensent et sentent en fonction de ces véridictions.
Faire l'expérience d'une après-midi de Tuning Scores avec Lisa , c’est s’accorder sur certaines véridictions. La communauté qui est là s’accorde sur le fait qu'il est possible de danser un unisson à trois, les yeux fermés. Est-ce qu’on doit se mettre d’accord sur l’existence de la télépathie, ou pas, l'action à distance, ou pas, la résonance, l'intuition partagée, les synchronicités, toutes sortes de choses qu'on peut nommer, ou pas nommer…. Peu importe, on agit en fonction de cette véridiction-là.
Toujours par l'entremise d'Alice, j'ai ensuite découvert d'autres Tuning Scores, et la grande clarté conceptuelle de Lisa. Évidemment, je me suis mis à dévorer tous les articles et les entretiens que je pouvais trouver. Et je découvrais à quel point il y a chez elle une clairvoyance de toutes les opérations qu’elle engage. J’ai partagé ces recherches avec Loïc et je crois que ça a réanimé chez lui des mémoires profondes. Quand Loïc a rencontré les Tuning Scores en 1998, à l’occasion du grand workshop On the edge à Paris, il s'est probablement laissé imprégner, il a infusé cet état d’esprit. On pourrait retrouver dans les fantaisies spéculatives de Loïc certaines “survivances” de sa rencontre avec Lisa, comme il y en a d’autres de sa rencontre avec Jennifer Lacey, ou avec la comédie musicale… Pour moi, c'était génial de penser Lisa comme une possible aïeule, au sens généalogique, du travail de Loïc, sans pour autant chercher à savoir s'il y avait eu une filiation réelle, directe ou simplement une espèce d'infusion. Je dis aïeule mais ils sont contemporains. Quand j'ai rencontré Lisa, ce n’était plus seulement une légende, c'était aussi une personne vivante. Je me suis rendu compte que son travail était hyper contemporain, même si elle développe ça depuis les années 70. C'est peut-être maintenant, dans les années 20, que le travail de Lisa rencontre son actualité !
Anouk Llaurens : J'entends que la rencontre avec Lisa vous a donné des outils pour éclaircir votre dialogue, Loïc et toi.
Mathieu Bouvier : Oui, en tout cas, je pourrais dire ça pour moi-même. Je ne sais pas si Loïc le dirait comme ça.
Anouk Llaurens : En tout cas toi, ça t'a permis d'y voir plus clair.
Mathieu Bouvier : Oui, incroyablement. Ça m'a permis de trouver un certain nombre de termes comme celui de “voyance perceptive” .
Anouk Llaurens : Quand j'entends le mot “voyance” » , j'entends aussi prédictions.
Mathieu Bouvier : Oui, absolument, c'est ce que j'ai voulu traiter dans la thèse. Je m'amuse avec ce mot parce que justement, il a de l'ambivalence. En effet, cette dimension de prévision ou même de prévoyance, c'est la question de l'anticipation qui est déjà extrêmement active dans le fonctionnement ordinaire du système nerveux. On pré-voit bien avant de voir, on fait des anticipations à chaque instant. Bergson parle de “divinations concrètes”. C’est une dimension que Lisa met au travail dans ses pré-techniques, le matin. Comment tu prévois le geste, comment tu l’anticipes, c’est une expérience vraiment essentielle de l'expérience esthétique de la danse. Quand tu regardes la danse, tu es dans une sorte d'imminence constante. Tu fais des hypothèses sur l'avenir.
Anouk Llaurens: Dans le travail de Lisa, la question de l'anticipation est essentielle aussi parce que c'est un outil de composition en temps réel, c’est important d'être là au bon moment. Quand tu fais un call, c’est souvent trop tard. Il s'agit de cultiver toute une sensibilité à la vie en amont de l’action, pour être là au bon moment, c’est la question du timing.
Comme Loïc se situe plutôt comme chorégraphe, penses-tu que cette notion de prédiction et d’anticipation est aussi importante dans son processus chorégraphique?
Mathieu Bouvier : Oui, c'est une question intéressante. Cet enjeu est super important chez Loïc, en tout cas dans les outils qu’il développe pour la pratique (et qui infusent naturellement ses processus de création chorégraphique). Il propose par exemple un ensemble de jeux très élaborés pour le travail du phrasé chorégraphique, qui permettent de vivre l’expérience d’un présent duratif, dans un flux de passé immédiat et de futur proche, un roulis de “déjà” et de “encore” dans lequel on peut “voir” les événements “venir”, “aller”, “rester” un peu… C’est un véritable training de la prévoyance, de la voyance et de la souvenance. Mais je ne pense pas que, comme le fait Lisa, il fasse de ces questions d’anticipation ou de prédiction une sorte d'investigation spécifique. Je ne sais pas si c’est pertinent de dire cela, mais Lisa pourrait avoir à mes yeux une démarche presque scientifique, au sens où elle va travailler une question et pour cela, développer des outils spécifiques. Loïc, dans le fond, arrive à des expériences tout à fait comparables, mais par des chemins qui me semblent être moins systématiques. J’ai l'impression qu'il fait sans cesse du montage, de type cinéma, avec des sauts de registres, des associations d'idées improbables.
Pour te donner un exemple, il y a une formule de Dominique Dupuy qui dit « le danseur rend l'espace visible ». Loïc ajouterait à cela une petite précaution en disant : « Oui, certes, mais pour pouvoir rendre l'espace visible, le danseur doit faire en sorte de ne pas masquer l’espace ». Et pour métaboliser cette idée, il déploie un jeu assez complexe qui s'appelle « le champ visuel » : c’est une pratique qui consiste à donner un pouvoir de voyance à l’espace même, que ce soit l’espace du studio, d’un plateau, ou tout espace où se croisent des regards. Dire que l'espace est voyant, ça veut dire qu’il est parcouru de regards anonymes, impersonnels, non subjectivés, et que que moi, danseur ou danseuse, je peux faire écran à cette « voyance de l'espace ». Si, en dansant, je ne fais que me montrer, m'exposer, si j'attire à moi les regards, je prends toute la place et j'empêche cette voyance de l’espace.
C'est une intuition très proche des théories antiques et médiévales de l'émission :
il y a des rayonnements atomiques partout dans le monde et chaque corps est percuté par les atomes de la lumière. Ces chocs atomiques détachent de chaque objet, de chaque être, des petits composés composés matériels, des sortes de pellicules d'atomes, de couleurs et de substances qui voltigent dans l'air jusqu'à toi quand tu ouvres les yeux sur le monde. Mais ce faisant, en ouvrant les yeux sur le monde, tu projettes aussi un rayon de vision, une force intentionnelle qui est elle-même est un composé atomique. C'est à la rencontre de ces deux précipitations atomiques dans l'espace, dans le diaphane, que se forme une image qu’Epicure appelle un simulacre (simulacra) simulacra. Ce mot de simulacre n’a pas ici le sens d’une erreur de jugement ou d’une tromperie, mais celui d'une image matérielle, sensible : une pure “image de sensation” que les épicuriens conçoivent à juste titre comme atomique. C'est vraiment une idée écologique au sens où la perception n’est pas le seul fait d’un sujet humain qui ouvre les yeux sur le monde, mais le monde participe lui aussi du sensible, en tant qu’il est sentant, et intentionnel. Loïc, alors qu’il ne connaissait pas cette vieille théorie, a développé des jeux comme “le champ visuel”, qui font vraiment “sentir” ce chiasme sensible entre sujet et monde .
Pour moi, la « voyance perceptive » commence dans les fonctions les plus élémentaires du système nerveux et elle va jusqu'à des phénomènes plus spéculatifs, plus intuitifs. La « voyance », c'est d’abord, littéralement, le fait d'être voyant. Mais cela va évidemment au-delà de la simple vision, qui est toujours vision de quelque chose, perception d’objet, et qui s’accompagne le plus souvent de processus quasi-automatiques de reconnaissance. La voyance, c’est cette faculté qui est donnée à tout le système sensoriel, à tout le corps, de croiser différents actes perceptifs, sous diverses modalités sensorielles, pour composer une image de sensation. Il y a voyance quand l’oeil se couple avec d’autres appareils du système perceptif et neuro-moteur, avec le système vestibulaire, avec l’haptique, avec la mélodie du tonus, etc..; et que ces composés de sensations intentionnelles, joueuses, forment des images, des phrasés, des énonciations. Je crois que quand Lisa dit “la sensation est l’image”, elle nomme ce que, pour ma part, j’appelle la voyance dans l'événement figural du geste dansé : quand la danseuse se fait voyante de ses images de sensations, son geste dansé lève alors des figurabilités dans mon regard. Du point de vue esthétique, susciter des images de sensation est essentiel, car la sensation à l’état pur ne suffit pas à intéresser mon regard, à l’intriguer. Il y a bien sûr des sensations sans images (ou du moins pas conscientes), mais elles restent alors vagues, océaniques, et si on y cherche un geste dansé, il y a de grandes chances que celui-ci soit imbibé de clichés, d’habitudes acquises. La sensation, il faut la mettre au travail, c’est un acte imaginaire qui appelle des fictions, des fables, des intrigues.
La rencontre avec Lisa a renforcé chez moi une conviction que je partage aussi avec Loïc : pour être inventif, inédit, surprenant, le geste dansé appelle un « geste spéculatif » : le danseur ou la danseuse se propose un pari pour faire une tentative, un piège pour se laisser surprendre, une intrigue pour s’intéresser à son geste, ne pas en avoir toute la maîtrise, ni l’abandonner à la spontanéité. Je pourrais traduire cette notion de “geste spéculatif” par la fameuse formule de Déborah Hay : « what if ? » Lisa dit : Et si on pouvait danser à l’unisson à trois, les yeux fermés ? Loïc dit : Et si on pouvait faire une danse par télépathie ? Et si on pouvait se souvenir de quelque chose qu'on n’a pas vécu ? Ce sont des énoncés « fabuleux » – pour le dire dans les termes du projet de recherche qui m’occupe actuellement : Techniques Fabuleuses.
Parmi ces “gestes spéculatifs”, j’attache de l’importance à ceux qui procèdent de ce que j’appelle une “intrigue perceptive”, une autre idée que j’ai développée avec Loïc, mais qui rencontre le travail de bien d’autres artistes. Le mot d’intrigue a ici la connotation un peu policière de petit récit, de devinette, le problème qui appelle une enquête. Par exemple, le problème : “comment danser un unisson à trois les yeux fermés” appelle une enquête intrigante.
L’intrigue perceptive peut être engagée à un niveau somatique très individuel, par exemple dans le fait d'émuler une sensation au moyen d'une fiction perceptive. Loïc pratique beaucoup ce genre d’intrigues dans les échauffements du matin. Ses inductions pour éveiller le corps, pour retrouver de la sensori-motricité et chauffer les sensations, passent souvent par de petites fictions. C’est une chose que l’on trouve aussi dans le travail de Yasmine Hugonnet, qui propose de prêter une sensibilité aux espaces qui entourent le corps, aux intervalles, au vide, à ce qu’elle appelle “la peau de l’espace”.
Avec la dimension plus sociale du jeu, comme dans le Tuning Score ou dans les jeux que développe Loïc, il y a une intrigue partagée qui est un petit problème à résoudre collectivement et qui peut s'énoncer sous la forme d'un pari : « what if ? » : Essayons, pour voir. Faisons la tentative. A mes yeux, les longues phrases énigmatiques de Déborah Hay sont un très bel exemple d’intrigue . Parce qu’il sont si “intrigants”, ses énoncés demandent de débrayer nos habitudes cognitives pour y rencontrer des possibilités de sens inédites. Dans ma thèse, j’ai proposé de décrire les phrases de Deborah Hay comme des “énoncés stupéfiants”, au double sens de l’adjectif : surprenants et psychotropes. Deborah Hay en parle ainsi quand elle dit qu’elle a besoin de s’injecter le paradoxe dans le corps.
Anouk Llaurens : Oui, c'est aussi travailler des paradoxes.
Mathieu Bouvier : Absolument. Le levier de l'intrigue, c'est le paradoxe. Il s’agit de créer une surprise : surprise perceptive, heuristique ou cognitive. Ce qui m'occupe actuellement dans mes travaux de recherche, c'est précisément ce que j'ai déjà nommé « gestes spéculatifs » ou « techniques fabuleuses” c’est-à-dire des inventions d'intrigues, de paris spéculatifs, de paradoxes et de dispositifs ludiques qui permettent de débrayer nos façons de penser, nos façons d'agir, de douter ou de croire.
Anouk Llaurens : Je remarque que tu utilises le terme « débrayer ». Qu'est ce que tu veux dire ?
Mathieu Bouvier : Et bien, si on reprend la définition mécanique du mot, débrayer c'est changer de régime. Au départ, j'utilisais cette expression pour décrire les changements de régime perceptif. Par exemple, dans la perception trans-modale, quand tu sens que tu débrayes une impression visuelle dans une impression acoustique, l'œil écoute. Ou l'inverse, l’écoute est voyante. La synesthésie est un débrayage permanent. Dans les pratiques somatiques, on cherche souvent un débrayage des habitudes sensori-motrices : on veut extraire nos comportements des ornières de l’habitude pour leur donner de nouveaux régimes de perception, de mobilité.
Mais j’emploie aussi souvent cette expression de débrayage pour nommer des changements de régime expressifs, cognitifs, imaginaires, symboliques. Dans la perspective freudienne, l’image onirique est une opération de débrayage qui travestit les contenus inconscients pour les exprimer sous des formes transfigurées. Les images que je vois en rêve valent pour d’autres choses qu’elles-mêmes, pour d’autres signifiants. Ces images transfigurent leur contenu inconscient au moyen d’opérations de déplacement, de condensation, grâce à des métaphores visuelles. De façon comparable, le rébus est le cas d’école du débrayage signifiant. Le rébus oblige à débrayer le pictural dans le verbal, le spatial dans le grammatical, etc. La bouteille de lait vaut pour l’adjectif “laid”. Le psychanalyste qui écoute une mère se plaindre de sa fille en disant “j’ai tout fait pour elle” entend plutôt “j’étouffais pour elle”.
Du point de vue de l’expérience esthétique, le débrayage est au coeur de l'approche figurale du geste dansé que j’ai voulu adopter dans ma thèse : comme le geste dansé est une forme dynamique, instable, il est sans cesse en train de stimuler des débrayages de régime attentionnels, de régimes perceptifs, de régimes symboliques. Ce geste dansé que je vois décrire une courbe, une formulation spatiale, est-ce que, en même temps, je ne suis pas en train de l'entendre ? Cette ressemblance qui m’apparaît dans un geste, dans une posture, est-ce que c'est une ressemblance visuelle, une ressemblance comportementale, une ressemblance motrice ?
Anouk Llaurens : Ce sont des opérations de shift. D’ailleur on dit shifting gear, changer de vitesse.
Mathieu Bouvier : Absolument. Shift, c'est le bon mot. Si on voulait trouver une autre formulation en français, on pourrait parler d’opérations de conversion. Par exemple, convertir une forme picturale dans le son du mot qu'elle représente. Et ça passe en effet par un geste. Sauf que dans le débrayage, si on prend le geste avec le boîtier de vitesse, il faut dès-articuler, ré-articuler, vraiment changer notre façon de nous rapporter au phénomène. Changer de conduite !
A ce sujet du débrayage encore, et pour revenir à Lisa, Alice Godfroy m'a transmis des prises de notes de ses étudiantes, à l'issue d'un grand week-end de pratique du Blind Unisson Trio. Elle a demandé aux étudiantes d’écrire sur leurs sensations, sur les stratégies employées pour aller à la rencontre de cet unisson, en tant que movers et en tant que watchers. Et dans ces textes, il y a des choses absolument merveilleuses, qui décrivent de façon très précise les opérations de débrayage dont ces praticiennes ont été capables. Il y a cette personne qui cherche à capter un flux gravitaire en bougeant ses doigts comme des petites antennes, comme si elle était capable de capter un signal radiophonique. Chez les watchers, il y a des effets de d’adresse directe, mais mentale, aux movers, un dialogue fait d'encouragements ou d'impatience. Ou encore des effets d'inversion perceptive entre la figure et le fond, quand l'attention donne consistance à l'intervalle entre les corps et que l’unisson se manifeste dans le fond plutôt que dans les corps. Tout ça, pour moi, sont des enjeux profonds et importants de ce type de travail, qui permet de puissants débrayages dans la perception, dans la sensation, et par là-même dans nos représentations du monde, dans nos comportements, dans les relations sociales. C'est aussi ce que j'essaye de faire valoir avec l'adjectif « fabuleux », dans l’intitulé du projet de recherche « Techniques Fabuleuses ».
Ce projet de recherche doit beaucoup à Lisa. Au sens où il me semble qu’elle a donné une impulsion historique aux questions qui s’y posent, et que partagent nombre d’artistes qui inventent des pratiques non spectaculaires, pour lesquelles les contextes du workshop, de l’atelier, de la rencontre publique permettent une authentique expérience de l’art, émancipée de la catégorie de l’oeuvre. Disant cela, je veux préciser que je ne m’intéresse pas à la recherche des origines historiques. Il n’existe pas de point originel, il y a toujours des précédents. A cet égard, je pourrais aussi citer le travail de Lygia Clark, car elle aussi a donné une impulsion importante aux tentatives de proposer des expériences de l’art qui échappent au cadre fini de l'œuvre. Et je dois aussi préciser qu’il n’y a, de ma part, aucun rejet de l'œuvre d’art. Je tiens beaucoup à l’expérience artistique prodiguée par les artistes sous la forme de l'œuvre : la réalisation d'un objet, d'un événement, d'une forme conçue, anticipée, préparée par l’artiste, et qui, à un moment donné, rencontre un public. Ce processus-là est capable d’accueillir des expériences de participation très fines.
Mais je crois qu’il y aussi d’autres façons de faire l’expérience de l’art. Pas seulement des expériences “prodiguées”, mais aussi des expériences “contribuées”. Le workshop, l’atelier, la rencontre publique de longue durée sont des situations qui permettent cela. C’est une des expériences essentielles que j’ai pu faire avec Loïc, avec Lisa, avec Yasmine Hugonnet, Catherine Contour, João Fiadeiro, Alice Chauchat et bien d’autres, quand le workshop m’offre des émotions esthétiques aussi fortes, voire plus fortes, ou d’une autre nature que celles que je peux éprouver dans une salle de théâtre.
Je crois que quiconque a pratiqué quelques journées de Tuning Scores pourrait se reconnaître dans cette expérience. Pourquoi ces pratiques offrent-elles des émotions esthétiques d’un autre genre ? Sans doute parce qu’elles intègrent au jeu une relation indispensable entre agir et voir, entre movers et watchers, et qu’elles donnent une fonction essentielle au témoin, un rôle contributeur qui est irréductible à l’expérience habituelle de spectateur. Dans ces pratiques, le témoin n’est pas seulement observateur : son activité de regard participe de l’événement, le plus souvent parce qu’on attend de lui un témoignage (par exemple, et pour ne prendre que des cas tirés des Tuning Scores, signaler aux autres ce que l’on a remarqué, au moyen d’un call, ou d’une main levée dans le Blind Unisson Trio, ou encore témoigner oralement de ce qu’on a vécu dans les Reports, etc.). C’est une des raisons pour lesquelles la jam d’improvisation, qu’elle soit dansée, musicale ou théâtrale, n’est pas forcément concernée par notre projet de recherche, sauf dans le cas où la fonction témoin y serait intégrée de façon indispensable à l’activité. A l’instar des Tuning Scores, les pratiques qui intéressent ce projet reconstituent une sorte de “théâtre idéal” comme le dit Lisa, où l’activité du regard est partie prenante, agissante, de la performance. Cette contribution mutuelle des movers et des watchers, est ce qui permet l’émergence de performances sans auteurs : l’auteur, c’est la relation. Une relation de coopération, de connivence, de foi perceptive partagée. La performance est auto-émergente à cette relation, qui implique autant des agentivités humaines que non-humaines, ou autres qu’humaines [3].
Anouk Llaurens : Oui, ces performances sont « sans auteur » à l’intérieur du cadre, du dispositif. Mais le dispositif lui-même a été conçu, peaufiné par une personne qui a une vision singulière à partager. C’est une spécificité qui enrichit le monde. Je sens que la notion d’auteur est assez tabou, tout comme celle de forme d’ailleurs. Je pense que c’est parce qu’elle est associée à une forme d’autorité qui serait a priori « maléfique », dominatrice. Il y a eu des excès dans le passé et on est les enfants de ces excès, moi la première. Mais j’ai eu la chance de rencontrer des autorités au service de l’émancipation et de la poésie. Et Lisa est une d'entre elles d’ailleurs. Encore une fois un paradoxe. Et en plus ce tabou de l’auteur peut devenir manipulateur et reproduire exactement les situations de pouvoir et de domination qu’on cherche à éviter. Pour moi c'est important d'assumer l'autorité de sa perspective.
Mathieu Bouvier : Oui, je suis absolument d'accord. L'expression « composition sans auteur » se rapporte vraiment à ce qui émerge dans le cadre du dispositif, lequel a bel et bien un.e auteurice. De la même façon, le travail de Lisa n’est pas synonyme pour moi de disparition ou de dépassement de l'œuvre, car le Tuning Score est à mes yeux une œuvre magistrale. C'est juste un déplacement de seuil.
Notes:
[1] https://www.pourunatlasdesfigures.net/
[2] https://vimeo.com/177113123 Excerpt of a 30 min. solo dance. Laboratoires d'aubervilliers, Paris, Jan 2014 - Sound mix by Nelson “The movement score for this improvisational dance is what results from my attention to the relation of the sensations of my breathing to the sensations of my visual activity.”
[3] Tout ceci étant dit, il se pose aussitôt une autre question, qui est celle de rendre ces expériences accessibles, aussi inclusives que possible. C’est aussi là que la pratique prend une tournure politique, et la problématique est difficile, car pour le moment, peu de personnes racisées, minorisées, ou provenant de champs culturels éloignés de l’art contemporain se présentent à ce genre d’expériences. Il y a d’évidence des obstacles sociologiques, un manque de facilitations à l’accès, que les artistes et les institutions peinent à prendre en charge. Mais il y a peut-être aussi un autre facteur de résistance, plus latent, moins déclaré : ces pratiques ne thématisent pas, ou peu, les rapports de domination, elles ne cherchent pas à mettre en forme ou en signes les expressions de l’émancipation. A ce titre, on peut donc leur reprocher un déficit de gestes critiques. C’est justement parce qu’elles regardent ailleurs, à la recherche de gestes spéculatifs. Elles ne thématisent pas la domination, elles cherchent au contraire des moyens pour agir, sentir et penser autrement que sous ce rapport-là. L’empuissancement qu’elle offre ne travaille pas sur l'expression du problème, mais sur une pragmatique de la relation, qui me paraît à même de surmonter le problème. Les deux approches ne sont pas exclusives l’une de l’autre.