Entretien de Julien Bruneau par Anouk Llaurens
Anouk Llaurens : Bonjour Julien, pour commencer, peux-tu parler de ton champ de pratique et préciser en quoi il est en lien avec la danse, la chorégraphie ou la composition instantanée ?
Julien Bruneau : Mon travail artistique tourne essentiellement autour de la danse, de la chorégraphie, de la performance. Que ce soit en tant que danseur, chorégraphe, ou instigateur de projets collectifs, mais aussi parfois comme dramaturge. J'ai aussi un travail de dessin, dont une part est plutôt privée, mais dont une autre part est intégrée à mon travail de danse. Enfin, j’ai aussi un travail d'écriture ainsi qu’une pratique éditoriale qui m’amène à travailler sur des textes d’autres auteurs.
Anouk Llaurens : Quand as-tu rencontré les Tuning Scores de Lisa Nelson ? Et dans quel contexte ?
Julien Bruneau : Je ne suis plus très sûr. Est-ce que j’en ai d’abord entendu parlé ou lu quelque chose ? En tout cas, il y a une bonne vingtaine d’années, alors que j’avais dix-neuf ou vingt ans, j’ai vu une ouverture publique à la fin d’un stage de Lisa à L'L, à Bruxelles. J'avais tout de suite retenu l'idée des calls et je me l'étais une première fois appropriée en toute naïveté pour un projet de fin d'année à l'école d'art plastique où j'étudiais. Je voulais faire une performance et ça me plaisait l'idée d'agir sur son développement à travers des opérations inspirées du montage vidéo. Beaucoup plus tard, j'ai découvert davantage les Tunings Scores quand tu m'as invité à une semaine de travail au DansCentrumJette à Bruxelles. C’était avec un groupe qui pratiquait régulièrement à Bruxelles, et qui était, pour l’occasion, rejoint quelques jours par Lisa et Scott Smith. C'est à ce moment-là que j'ai vraiment été exposé de manière plus rigoureuse et plus conséquente au travail. Dans l'intervalle, j'avais aussi lu le livre Vu du corps édité par Contredanse.
Anouk Llaurens : Donc, en fait, tu n'as jamais fait de stage avec elle directement ?
Julien Bruneau : Si, mais encore un peu plus tard, et assez brièvement. J'ai fait un master en chorégraphie à Amsterdam et lors de la deuxième année, elle était invitée pour un stage, mais de trois jours seulement. Quelques années après, j'ai ponctuellement rejoint des ateliers qu'elle donnait alors à a.pass, à Bruxelles. Donc, j’ai très peu suivi son enseignement en définitive. Mais par ailleurs, il y a tout le travail qu'on a fait au début de phréatiques quand je t’ai invitée à nous transmettre la pratique du Tuning Score – enfin certains aspects de la pratique du Tuning Score.
Anouk Llaurens : Quels sont les aspects du Tuning qui te touchent particulièrement et avec lesquels tu as travaillé ? Tu as déjà mentionné ton intérêt pour les calls… Peux-tu parler de cette période de phréatiques ?
Julien Bruneau :phréatiques [1], c'est devenu un terme qui désigne mon travail depuis plus de dix ans. Mais à l'origine c'était le nom que j’avais donné à un laboratoire de recherche sur cinq semaines où je voulais observer ce qui se passerait si on réunissait dans une exploration croisée trois pratiques de composition collective [2]. Une première pratique concernait le domaine de la pensée verbale et empruntait un dispositif développé des années plus tôt par un groupe réuni autour de la philosophe Isabelle Stengers [3]. La seconde pratique consistait en une approche du dessin collectif [4] que j'avais commencé à élaborer quelques années auparavant. Pour le mouvement, la performance, je me suis tourné vers le Tuning Score, en me reposant sur la transmission que tu pouvais nous en faire.
L'idée de ce laboratoire était de d'abord passer du temps à se familiariser avec ces pratiques distinctes – on avait trois semaines consacrées à ça. Ensuite, on avait encore deux semaines pour apprendre du rassemblement de ces trois pratiques. Observer en quoi elles se retrouvaient, en quoi elles se distinguaient… et ça nous a évidemment donné l'envie de formuler de nouvelles propositions de pratiques qui pourrait traverser ces différents champs de la pensée verbale, du dessin et du mouvement.
Anouk Llaurens : C'est intéressant d'avoir choisi ces trois pratiques-là. Le point commun en est donc la « composition collective », mais est-ce qu’il y a d'autres aspects qui t’ont dirigé vers ces pratiques en particulier ?
Julien Bruneau : Essentiellement un certain rapport à la composition collective qui repose à chaque fois sur un score. C’est-à-dire un dispositif de contraintes et de règles claires par lesquelles la composition émerge en dépassant la somme des individus. La subjectivité, l’intuition personnelle sont présentes, mais ne sont pas la ligne directrice. Elles sont mises au service de quelque chose de plus large, de plus transversal.
Anouk Llaurens : Pour revenir au Tuning Score, quels en sont les aspects qui te touchent particulièrement ?
Julien Bruneau : Il y a tout un aspect du Tuning Score qui est comme préliminaire aux scores en eux-mêmes et qui repose sur une pratique de l’attention. Ça passe par de longues explorations détaillées du toucher, de la vue, de comment ces sens mettent le corps en mouvement, de comment le corps s'organise autour de ses appétits perceptifs… L’emphase sur la sensorialité abordée au fil d’une investigation rigoureuse, c’est une approche que j'avais déjà pu travailler auparavant, principalement dans le Body Weather où c’est également très présent. C’est là donc certainement un premier élément qui me touche directement : l’enracinement dans l'étude de la sensorialité.
Ce qui m'a beaucoup intéressé aussi, c'est la relation entre l'organicité que permet une écoute fine des perceptions, des sensations et de l’environnement et ce système de calls qui amène à retravailler, dévier, rejouer ou mettre au défi cette organicité au fil de nos choix de composition. C’est le deuxième point qui m’intéresse beaucoup. Cette espèce de tension entre un flux qui se déroule, qui se développe progressivement et des outils qui viennent marquer de manière explicite que tu composes. J'aime que les Tuning Scores viennent mettre en emphase ces deux aspects et rendre transparente leur interaction.
Anouk Llaurens : Quand tu mets « organicité » et « composition » en tension comme tu le fais, comment vois-tu la différence entre les deux ?
Julien Bruneau : Ça dépend évidemment de ce qu’on entend par composition. Parce qu’en définitive, on peut lire comme composition ce qui se dégage de la relation des deux pôles que j'ai mentionnés : développement organique et intervention des calls. Peut-être qu’il faut un autre terme que « composition » et qui marquerait le contraste avec cette idée d'organicité… Selon moi, c’est utile de placer deux pôles comme ça, pour faire sentir une certaine tension mais, en fait, c’est plus complexe. Par exemple, en me rendant attentif à la composition, je deviens sensible à la micro-composition qui a lieu constamment. Si maintenant je ferme les yeux et que je touche la couverture sur laquelle je suis, je me laisse embarquer par sa texture, la curiosité tactile qu’elle appelle… [il ferme les yeux et touche la couverture]. Ce flux exploratoire est en fait infusé de micro-compositions qui émerge de plein de micro-choix. Sans arrêt, j’ai le sens que ma main pourrait aller par ici ou plutôt par là. À tel ou tel moment, j’ai la possibilité de me focaliser ou bien sur le poids du tissu, ou sur son plissé, ou encore sur la sensation du vent qui caresse le dos de ma main. Sans cesse, des actes de micro-composition se font parce qu’un certain chemin est affirmé, plutôt qu'un autre.
Donc très vite, quand on étudie la question, ces pôles viennent se nuancer et se complexifier. De la même manière les calls peuvent devenir parfois le fait d’une émergence organique. Alors, on n’a plus l'impression que soi, on a choisi un call mais que c’est la situation elle-même qui l’a appelé.
Anouk Llaurens : Pour moi, ces calls qui sont potentiellement « non-organiques » peuvent être une manière de retrouver de l’organicité. C’est un peu paradoxal. Par moment, c'est comme si la volonté subjective avait perdu de son organicité et que le fait de travailler avec les calls – et de le faire en collectif – permettait de rendre les choses plus vivantes. Moi je relie l'organicité au vivant et c’est intéressant de voir comment un dispositif rigoureux et qui peut sembler restrictif peut redonner vie.
Je me demande aussi s'il y a des scores du Tuning Score qui te touchent particulièrement ?
Julien Bruneau : J’en connais quelques-uns mais sans les avoir vraiment pratiqués de manière approfondie, je ne sais pas si je peux relever une préférence… Comment s’appelle celui où on observe l’espace ?
Anouk Llaurens : Le Single Image.
Julien Bruneau :Single Image, oui voilà. Dans phréatiques, on s'est peut-être un peu plus attardé sur celui-là. Parce qu’il a à voir aussi avec un intérêt que j'ai pour le fait de donner l'initiative à l'environnement, à l'espace. Souvent quand on danse, on utilise simplement l'espace comme une scène qui nous permet d'être vu. Mais je m'intéresse à ces possibles moments de bascule où le danseur permet de voir et de sentir l'espace. L’attention que le danseur capte, il la redirige vers l’environnement. Et c'est effectivement à la base du Single Image.
Anouk Llaurens : … Donner à voir l'espace.
Julien Bruneau :Se donner l'occasion de reconnaître comment l'espace nous meut, nous appelle, agit sur nous. Le donner à voir, ou le donner à sentir. Dans sa première formulation le Single Image met l'accent sur le fait de regarder l'espace. Moi, là où j'en suis dans mon travail, je m'intéresse plus à sentir l'espace sans privilégier le regard, en essayant plutôt de cultiver une approche tactile de l'espace.
Anouk Llaurens : C'est comme si tu avais fait une adaptation, parce que le Single Image reste assez visuel. Même si le travail de Lisa est quand même multi-sensoriel – les sens sont interconnectés et on ne peut pas travailler la vision sans travailler le toucher, ni l’ouïe etc… Dans ton travail, comment s’applique cette relation tactile à l'espace ? Peut-être que tu peux donner un exemple de pratique inspiré par le Single Image ?
Julien Bruneau : C'est difficile de dire à quel point ça a été inspiré par le Single Image ou non mais en tout cas je peux parler d’un cas de résonance avec ce score. Il s’agit d’une pratique qui est à la base de mon travail chorégraphique le plus récent, une performance qu’on joue dans des lieux domestiques et qui s’appelle Genius Loci [5]. Elle consiste à « inviter l'espace à m'inviter »... Ça passe notamment par le fait de formuler expérientiellement cette invitation. Donc, si je fais cette pratique, je suis dans un lieu, a priori debout, et je me rends disponible à être invité ici ou là dans la pièce. J’essaie de ne privilégier aucune modalité sensorielle. Je ne vais donc pas répondre à une invitation qui serait spécifiquement visuelle, ni me déplacer particulièrement en fonction d’un son, ni même pour rentrer en contact avec une texture qui pourrait m’attirer. Je cultive plutôt un rapport amodal ou trans-modal de l’expérience du lieu qui, en définitive, se donne comme une forme de tactilité. Le toucher est bien sûr une des modalités sensorielles mais, comme tu le dis parfois, le toucher est la mère de tous les sens. Finalement tout est toucher. Pour entendre, il faut que les ondes parcourant l'air viennent toucher le tympan. Pour voir il faut que la lumière vienne toucher la rétine…Finalement le fait de suspendre la relation privilégiée à une modalité sensorielle ou l'autre amène à laisser surgir une forme de tactilité qui n'a pas besoin que le corps touche physiquement tel ou tel élément. Ça conduit à se vivre comme complètement baigné par l’environnement. C’est global, comme une sensibilité première, indifférenciée. La multi-directionnalité y est importante. On permet au vécu de se déployer dans toutes les directions, y compris celles qui échapperaient au regard.
Anouk Llaurens : Tu as parlé de la question de la composition collective à travers un score dans phréatiques, de la question de donner à voir ou à sentir le lieu dans Genius Loci. Est-ce que d'autres aspects du Tuning score résonnent encore avec ton travail ?
Julien Bruneau : Au début de phréatiques, on a appliqué de manière plus explicite certains éléments du Tuning score en les hybridant aux autres formes – dessin et pensée verbale. On a notamment exploré un peu l’idée des calls. Mais en en gardant très peu et en leur donnant parfois un autre sens. Par exemple, on observait la danse avec l’idée de pouvoir revenir à la page blanche, comme on le faisait avec le dessin. Pour ça on utilisait le call « next ». Le call n’invitait pas à interrompre ou même modifier la continuité des gestes dansés, mais à les chapitrer, en invitant à rafraîchir notre attention. On disait next pour se proposer de regarder ce qui se passait devant nous comme un nouveau départ. Next voulait dire « page suivante ».
Le principe du report a aussi été beaucoup utilisé. Là, c’était dans la rencontre entre certains principes du Tuning score et le dispositif de pensée collective. On s’engageait dans des explorations sensorielles et le report invitait à verbaliser notre expérience, comme cela se fait parfois en Tuning. Mais on amenait ça ailleurs en saisissant des occasions de déployer une réelle dimension réflexive. En s’étonnant de ce que je sens, de comment je le sens, des moyens par lesquels je sens… En s’étonnant aussi des manières de nommer tout ça… On travaillait avec une volonté explicite de mise en question et de faire fleurir ce questionnement en réflexions.
Anouk Llaurens : Est-ce que tu peux donner des précisions sur cette pratique ?
Julien Bruneau : On avait appelé ça le collective sensing-thinking score. On s’engageait chacun dans une exploration sensorielle selon l’une des modalités que propose le Tuning score. Soit dans une exploration tactile les yeux fermés ou bien, au contraire, en travaillant avec le regard et en observant comment la curiosité visuelle met les corps en mouvement. Petit à petit, chacun dans son exploration commençait à mettre des mots sur ce qu'il percevait, sentait et observait. Chacun parlait assez bas, plutôt pour lui-même, sans porter la voix, mais avec la possibilité d’être audible si quelqu’un à proximité cherchait à écouter.
Puis tout en poursuivant l’exploration et en continuant de parler, j’essayais de formuler une question précise, ou un énoncé, qui pouvait se déduire de mon exploration sensorielle. Ce qui fait que progressivement, l’exploration n’est plus absolument ouverte, désintéressée. Au fur et à mesure, un enjeu se dessine, une enquête se construit au sein de l’expérience sensorielle. Au départ ce n’était pas forcément délibéré d’ailleurs, mais on s’est aperçu que ce travail de verbalisation et de réflexion amenait naturellement l'exploration sensorielle à être très précise, très orientée. Parce qu'il fallait mettre à l'épreuve, finalement, ses hypothèses, ses questionnements.
Quand j’arrivais à formuler une question ou un énoncé, je devais l'annoncer au groupe. D’abord je signalais, tout haut cette fois : « Statement ! » (on travaillait en anglais). Tout le monde s'arrêtait et écoutait. Je prononçais mon énoncé, ou ma question. Chacun repartait ensuite dans son exploration, mais il avait alors la charge de mettre cette réflexion à l’épreuve dans son exploration. Il fallait questionner, vérifier, relancer ce premier énoncé. En faire l’expérience à la première personne, jusqu’à pouvoir vraiment y répondre ou rebondir par une seconde proposition partagée au groupe. Ça se poursuivant comme ça, entre les trajectoires individuelles dans l’espace, et la dimension réflexive qui en émergeait et était partagée collectivement.
À la fin de notre premier laboratoire de cinq semaines, on a eu une ouverture publique lors de laquelle on a mis en jeu cette pratique. On l’a alors formalisé un peu plus pour que l'espèce de chorégraphie émergente qui résultait de toute cette activité soit prise en compte, devienne lisible et articulée.
Anouk Llaurens : Tu veux dire la chorégraphie des corps ?
Julien Bruneau : C'est ça. Les rapport entre les corps, la relation à l'espace etc…
Pour donner du relief à ces aspects, on avait introduit l'usage de quelques calls : enter, exit et puis pause qui venait tout d'un coup suspendre le mouvement et la parole et permettre de reconnaître la dimension plastique et chorégraphique de telle séquence.
Anouk Llaurens : Le collective sensing-thinking score était en fait une hybridation entre le jeu de statement et question qui venait du protocole d'Isabelle Stengers et certains aspects du Tuning score – à savoir l’enquête sensorielle et le report.
Julien Bruneau : C'est bien ça. Et ça illustre vraiment la démarche du premier laboratoire phréatiques pendant lequel il y avait le souhait explicite de « brancher » tel aspect de telle pratique avec telle autre. On l'a fait aussi entre Tuning score et dessin, en s’intéressant à tracer à partir d’explorations sensorielles, puis en y ajoutant aussi la pensée collective par le report. On dessinait à partir des enquêtes sensorielles et en déployant un jeu d’énoncés et de questions qui se trouvaient écrits à même le dessin.
Anouk Llaurens : En principe je voulais encore te demander quelles sont les « formes », performances ou autres, qui émergent de ta relation au Tuning Score, mais j’ai l’impression que tu as déjà répondu, non ?
Julien Bruneau : Je peux peut-être amener une précision là-dessus. Clarifier quelque chose. Donc il y a eu un premier laboratoire où on s'est familiarisé avec la pratique du Tuning Score. On se référait alors explicitement à ses scores et à ses calls. On les a ensuite hybridés avec des pratiques de dessin et de pensée verbale. Jusque là, il ne s’agissait pas de faire de pièces. Mais phréatiques s’est ensuite mué en recherche à long terme, au-delà du laboratoire initial. Alors des pièces ont commencé à émerger, on s’est intéressé à formaliser des performances. Ce processus est resté redevable au Tuning Score sur différents aspects dont nous avons parlé déjà : l’importance des explorations sensorielles, et l’exigence dans le mise en place des scores. Mais on s’est vite éloigné d’une relation explicite, ou d’emprunts directs. Notamment parce que le Tuning Score c'est presque un « méta-score ». C’est-à-dire une approche qui peut s’appliquer à toute activité. Quand tu danses, quand tu as une conversation, quand tu cuisines si tu veux… Le Tuning score peut avoir une dimension enveloppante dont il est difficile de sortir. Je me suis vite dit qu’il fallait s’en écarter de manière claire. Parce que finalement ça a tendance à rendre secondaire tout ce sur quoi tu vas appliquer les principes du Tuning. Du fait, je crois que ceux-ci touchent à quelque chose de très basique dans la manière dont on compose nos actions.
Anouk Llaurens : Oui, quelque chose de très fondamental.
Julien Bruneau : C’est ça. J’ai compris rapidement que le Tuning dessinait une espèce d'horizon indépassable. Et si ça a été très productif de s’y pencher, clairement mon désir de création et la singularité de mes questions me portaient finalement ailleurs.
Quand je me suis dis, « tiens, je vais un peu m’intéresser explicitement aux outils du Tuning score » c'était dans le cadre de ce laboratoire où d'emblée il s’agissait d’une mise en résonance avec d'autres pratiques pré-existantes. Du coup, c’était assez facile de se sentir libre, et, à la fois, d’éviter la complaisance. On était dans un contexte d’étude croisée. L’observation transversale des trois pratiques indiquait ce dont la recherche avait besoin. Ça ne reposait pas sur une fantaisie personnelle. Il y avait de l’analyse, de la comparaison, une forme de rigueur systématique.
Anouk Llaurens : On retrouve l’importance du « collectif ». Ici, un collectif de pratiques. Avec trois visions, trois perspectives, à la fois distinctes, et à la fois partageant quand même du commun. Ce n’est pas pour rien que tu as rassemblé ces trois-là en particulier. Est-ce que tu voudrais encore ajouter quelque chose ?
Julien Bruneau : Oui, parce que là on s’est focalisé sur le Tuning Score, mais j'ai l'impression qu'il y a également un autre mode d'affinité et d'influence avec le travail de Lisa. Des occasions d’échange établis hors de ses outils propres.
J’ai dit tout à l’heure qu’elle avait mené trois jours d’atelier pendant mon master en chorégraphie à Amsterdam. Mais pendant ces études, je lui avais aussi demandé d’être un « mentor externe » pour ma recherche. Lisa s’était ainsi retrouvée à travailler avec nous pendant quelques jours, en studio.
À ce stade, nous étions tout à fait détachés des références explicites à ses outils. Mais je voyais la recherche comme un développement direct du premier laboratoire phréatiques, et je continuais à voir des affinités avec sa perspective. Notamment parce qu’on était toujours occupé à des scores de composition collective. J’étais curieux de son regard.
Concrètement, mon invitation était qu’elle pratique avec nous. Non pas faire d’elle un regard extérieur, mais quelqu’un qui cherche à nos côtés.
Sur le terrain, on a découvert une occasion fertile de friction. Alors que le champ de ma recherche à ce moment-là donnait une place importante à l’incorporation d’images, elle a révélé être tout à fait rétive à ça. Sans y opposer un rejet de principe, elle n’aime pas intégrer en elle des images qui lui sont suggérées de l’extérieur. Ça ne lui va pas. Ça a créé une perspective intéressante.
Après cette résidence, on s’est encore recroisé quelques fois lors d’occasions informelles. Puis récemment, elle m’a invité dans le cadre de son travail éditorial pour Contact Quarterly. J’ai fait un de leurs « folio », c’est-à-dire un petit cahier de quelques pages conçu par un éditeur invité et qui paraît une fois l’an, inséré dans le numéro d’été de CQ.
Son invitation était motivée par le souvenir qu’elle avait de Strata [6], une publication en ligne que j’avais créé sur la plateforme Oralsite. J’y avais fait un travail de mise en espace dans l’« infini » de la page virtuelle, avec tantôt des chevauchements d’images et de textes, et tantôt beaucoup, beaucoup d’espace blanc. Travailler sur le folio était une occasion de travailler cette fois sur l’espace de la page papier. J’étais à l’époque en plein dans la question de comment on est habité par les lieux que l’on habite. C’est la question derrière la performance de Genius Loci dont on a déjà parlé, mais aussi derrière le livre que je suis en train d’écrire, Fields, où la figure du champ permet d’explorer notre relation aux lieux. Le folio, que j’ai intitulé Field within a field, se base sur cette thématique à travers textes et images. Mais aussi avec une mise en page qui prend en compte la page blanche comme présence expressive.
En définitive, si je me suis plutôt contenté d’être un visiteur très occasionnel du Tuning Score, j’ai aussi eu la chance de connaître d’autres formes de relation au travail de Lisa.
Finalement, ce qu'il y a de plus riche pour moi c'est de maintenir cette relation où les affinités sont possibles sans que je doive m'inscrire dans sa formulation à elle.
Anouk Llaurens : Ça me fait penser à cette notion de dialogue qui est quand même assez fondamentale dans le travail de Lisa, que ce soit le dialogue avec l'espace ou avec d'autres personnes. Je trouve intéressant cette notion de friction. Pour qu’un dialogue soit possible, il faut un espace entre, une différence. Et en même temps, quand même, un terrain d'entente.
Julien Bruneau : Tu parles souvent du fait que Lisa souhaite ne pas faire école. C’est très présent quand on la fréquente un peu. Sans arrêt elle se défausse de cette position dans laquelle on veut la placer du « maître » qui aurait finalisé une forme, voudrait la transmettre et avoir un regard sur le degré de fidélité avec lequel « son héritage » est à son tour transmis. Ce rôle ne semble pas l’intéresser. Elle aime multiplier les points de vues, amener les gens à exprimer leurs perspectives propres. Le Tuning score n'est pas une forme achevée, close. C’est peut-être plutôt un lieu de rencontre – de négociations comme le suggère le terme de tuning. Je trouve tout à fait inspirant que tu t’inscrives dans cet élan avec ta recherche. Si le Tuning Score n'est pas à transmettre tel quel, alors effectivement, multiplions les points de vue. Et intéressons-nous en particulier à ces points de vue qui, par différents moyens et pour différentes raisons, sont certes enrichis du terreau du Tuning Score mais trouvent d’autres chemins que les formes déjà répertoriées.
Au sujet du dialogue et de ses frictions, je trouve remarquable aussi comment Lisa peut soutenir la proposition des autres avec beaucoup d’ouverture d’esprit, et en même temps faire preuve d’une grande franchise, parfois tranchante. Elle se positionne très clairement. Elle dit « ça et ça, ça ne m'intéresse pas, ça oui, ça non ». Ça ne l'effraie pas que ça puisse déranger. Et en même temps, une fois qu'elle a posé son point de vue, elle est prête à le mettre de côté si, en face, tu est clair sur ton intention.
Avant de terminer, je voudrais relever aussi son humilité et sa générosité. Je trouve ça très inspirant chez elle. Elle est évidemment une artiste très accomplie. Pourtant, elle n’est jamais dans la position d'affirmation de soi, d'affirmation de son travail. Quand je parle avec elle, elle m’amène toujours à parler de moi, de mes recherches, de mes envies. Elle est toujours à poser des questions aux autres, à entrer en dialogue avec eux sur leur terrain, plutôt que de venir avec des annonces sur tel ou tel de ses projets. Après l’avoir vue, elle me laisse toujours nourri, vitalisé.
[1] Julien Bruneau : https://www.pourunatlasdesfigures.net/element/durations-3-phreatiques
[2] Le laboratoire réunissait Sonia Si Ahmed, Maya Dalinsky, Laure Myers, Anouk Llaurens et Julien Bruneau, ponctuellement rejoints par Nada Gambier, Jeroen Peeters, Jonathan Philippe, Coralie Stalberg et Lisa Reinheimer.
[3] http://olga0.oralsite.be/oralsite/pages/Desamalgamer_la_pensee/
[4] http://somework.be/media/Julien%20Bruneau/homepage/portfolio%20phr%c3%a9atiques%202012-.pdf
[5] http://somework.be/pages/GeniusLoci
[6] http://olga0.oralsite.be/oralsite/pages/Strata/