Entretien de Jérémy Damian par Anouk Llaurens

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Contextual note
Replays, variations sur les Tuning Scores de Lisa Nelson un projet de recherche d'Anouk Llaurens en dialogue avec Julien Bruneau, s’intéresse à la multiplicité des perspectives sur ce qui fait héritage pour celles et ceux qui ont été touché·es par l'œuvre de Lisa Nelson. S'appuyant aussi bien sur des conversations avec des artistes, des éducateur·ices et des chercheur·euses que sur son propre travail, Anouk Llaurens enquête sur l’héritage comme un processus de diffraction, de créolisation et de réinvention - un vecteur d'émancipation au service des vivants. La collection Sarma Replays rassemble des entretiens, tandis que d'autres contenus de la recherche peuvent être explorés sur le site d’Oral Site

Anouk Llaurens : Bonjour Jérémy. Merci de prendre le temps de répondre à mes questions. Est-ce que tu peux commencer par te situer ?

Jérémy Damian : Je ne suis jamais très bon pour ça. À tel point que j’ai appris la semaine dernière que ma fille disait à ses copines que j’étais comptable quand elles lui demandaient ce que je faisais. En se disant que comme ça, personne ne lui poserait de questions …

Mais je peux me situer en disant que je me suis mis à danser en même temps qu’ à faire de la recherche en sciences sociales – avec en particulier une tendance et un goût pour l'anthropologie.

Je me suis mis à danser par hasard, l’année ou je me suis engagé dans un master en sociologie de l'art et de la culture. C'était du Contact Improvisation, alors que j’avais commencé à écrire un mémoire sur des danses traditionnelles. Ça a donc plutôt commencé par une sorte de contrebande d'expérience, je me servais de ce que je vivais en Contact Improvisation pour écrire un mémoire de sociologie sur une toute autre forme de danse. Et c’est comme ça que l’anthropologie et la danse se sont mises à se confondre, à exister en même temps dans ma vie et à participer d’un même champ d’expériences. Je me suis amusé ensuite à dire que l’anthropologie et la danse étaient deux fois la même chose. Disons que j’essaie de faire en sorte que ce soit vrai pour moi.

Anouk Llaurens : Tu te sens autant à l'aise dans une pratique que dans l'autre ?

Jérémy Damian : J'ai la même curiosité pour l’une et pour l’autre. J’aime tresser ces deux curiosités. Je pourrais donc répondre oui, à ta question. Et paradoxalement, je me trimballe un petit conflit de légitimité entre l’une et l’autre. Je dis souvent que je suis un faux anthropologue et presque un danseur…

Anouk Llaurens : Comment as-tu rencontré le travail de Lisa ? Dans quel contexte et à quel moment de ton parcours ?

Jérémy Damian : Ça a commencé à Grenoble, dans des ateliers de danse avec Isabelle Üski. Elle faisait parfois des petites propositions de partition à l’occasion desquelles Lisa Nelson était nommée. J’ai reçu une annonce d’un stage avec Lisa, organisé par Claude Boillet et Pascale Gille à Bruxelles. C'était en 2011. Une des choses qui a dû me motiver à l’époque, c'est que j'étais dans ma thèse sur le Contact Improvisation et les pratiques somatiques. Je voulais rencontrer, un peu à la fois, des personnes qui avaient participé aux champs d'expérimentation d’où ces pratiques étaient nées.

Le stage durait deux semaines. J'étais un peu excité, et en même temps ça me faisait peur. Je n'avais jamais fait un stage aussi long. Je n’avais alors que très peu d’expérience en danse. J'étais un peu impressionné. Et, bien sûr, ça a été super sous plein d'aspects.

Anouk Llaurens : Après, as-tu eu d’autres occasions de rencontrer Lisa ?

Jérémy Damian : En rentrant, j'étais tellement enthousiaste que, avec Isabelle, on a monté un projet de pratique de danse amateur auprès du CND. On a décroché une bourse qui nous a permis de faire venir Lisa pour travailler avec le groupe de danseurs qu'on avait sur Grenoble qui était issu des ateliers d'Isabelle. On n’était pas peu fiers d’avoir contribué à faire rentrer le Tuning Score dans le cadre d’un dispositif qui se destinait à soutenir des œuvres de répertoire. Je l’avais revu à ce moment-là. Depuis, on s'échange parfois quelques mails, et j’ai l’impression d’être en contact avec elle par l’intermédiaire de mes amies qui le sont, elles, beaucoup plus régulièrement et directement. Elles apportent des nouvelles fraîches. Ma relation à Lisa s’est donc principalement établie par le biais de son travail et du tuning band qu’on a monté dans la région avec Claude Boillet, Mathilde Monfreux, Isabelle Üski, Aline Fayard, Lauriane Houbey, Karine Thomas, Pascale Gille, Sandra Wiezer, Christel Carrier, Christelle Casse… On essaie de se retrouver trois ou quatre fois dans l'année. On est quand même assez espacés géographiquement. Ça va de Marseille à Saint-Étienne avec trois ou quatre personnes à Grenoble. On a une formule maintenant qui consiste à se voir quatre jours.Ça continue , avec tout ce qu'un groupe autogéré génère. Parfois des difficultés dans l'organisation, dans l'accordage des désirs justement.

Anouk Llaurens : Quels aspects du Tuning te touchent particulièrement ?

Jérémy Damian : Lors du premier laboratoire, deux choses m'ont frappé : le Blind Unisson Trio et la proposition consistant à s’imaginer danser, les yeux fermés au sol et immobile pendant une minute. Ça avait commencé le matin avec un échauffement qui concernait la peau. En fin de matinée, Lisa nous propose de nous allonger, immobiles, de fermer les yeux et, pendant une minute, de se laisser imaginer danser. J'ai passé une bonne partie de la minute à me dire « Ouh là là, mais je n'ai pas d'image… il ne se passe rien… je ne me vois pas en train de danser…  » Jusqu’à finalement accepter que, bah, c'était comme ça. Puis me dire « mais en fait, ce qui s'est passé, c'était ça la danse ! » . Ça a fait exploser un ordre de représentation de la danse. D'une part du point de vue de la forme, bien entendu, puisqu’il ne s’agissait plus d’un corps qui dansait – je n’étais pas en train de visualiser un corps qui dansait. Et d’autre part du point de vue du lieu de la danse. Il y avait tout à coup une délocalisation radicale du lieu de la danse qui n'était plus forcément « des corps en mouvement dans un espace ». Je peux fermer les yeux et être en train de danser moi-même ou avoir accès à des gens en train de danser. Comme si l’espace de l’intériorité devenait aussi une des scènes de la danse. Ça a été une des choses marquantes du premier laboratoire.

La deuxième chose, c'était le Blind Unisson Trio. À cette époque, 2011, j’étais très marqué par un livre sorti en 2009 et que j'avais beaucoup lu pour ma thèse, Métaphysiques cannibales, d’Eduardo Viveiros de Castro qui décrit des sociétés animistes en Amazonie. C’était la rencontre pour moi avec ce qu'il appelle le perspectivisme.

Quand je suis arrivé dans l'atelier et qu'on a fait du Blind Unisson Trio, j'ai eu comme la sensation de vivre une expérience perspectiviste. Chez Viveiros de Castro, l’expérience perspectiviste est beaucoup plus radicale puisqu'elle dépasse l'ordre des règnes, mais en gros ça dit que ces peuples animistes, quand ils voient un jaguar, ils se posent la question de savoir ce que le jaguar voit quand il les regarde, eux, en supposant que, au fond du jaguar, il y a un humain aussi. Il y a une forme d'humanité qui fait que le jaguar se perçoit comme un humain. Dans l'anthropologie, et notamment celle qui étudie des sociétés amazoniennes, il y a beaucoup de personnes qui ont documenté les rituels, les initiations, les pratiques chamaniques qui concernent la question de « qu'est-ce que c'est que expérimenter un corps autre, une physicalité autre ?  ». Cette expérimentation, très ritualisée, passe par la prise de substances psychotropes,  par des parures grâce auxquelles sont revêtues des qualités de l’entité dont on se met à habiter la perspective. Mettre des colliers de dents de tigre, une coiffe avec des plumes d’aras, ce n'est pas simplement un apparat, c'est vraiment se doter des attributs de la physicalité d'un autre, d'un autre corps, d'un autre animal, c’est essayer d'en expérimenter les possibles. Qu'est-ce que ça fait que d'avoir une perspective sur le monde depuis le corps d'un jaguar ? Et donc, dans cet atelier de Tuning, à un endroit beaucoup plus modeste, moi j'étais un danseur pas très assuré, au milieu de danseurs qui eux, visiblement l'étaient… C'était comme si tout à coup, ça me permettait d'entrer dans la danse par d'autres corps et d'entrer dans ma danse par d'autres danses. Donc d'amener dans la danse une forme de dépaysement assez fort. Et un dépaysement qui se faisait par une forme distribuée. Dans un article que j’ai écrit à ce sujet, je reprends une expression de Tarde, « l'entre-possession  », qui me paraissait décrire très exactement ce qui circule dans le Blind Unisson Trio. Les désirs mêmes de mouvement, les intentions de mouvement, les pré-mouvements, se retrouvent distribués entre les movers. Les yeux fermés, je m'accorde à ce que je présuppose être un unisson. Je m'accorde à ce que je présuppose que les autres sont en train de faire, alors qu’eux mêmes sont en train de faire la même chose vis-à-vis de moi. Et donc ça tourne comme ça, à des vitesses infinies.

Ce sont vraiment les deux choses qui m'ont attrapé lors de cette première rencontre : d’abord, vivre une expérience perspectiviste et la mettre en scène dans un studio de danse de manière assez expérimentale. Ensuite, cette explosion de ce qu’est la danse. Entre autres choses…

Ce que j'aime beaucoup, et de plus en plus, chez Lisa, c'est tout ce qui tourne autour de la survie. Et des patterns de survie. Ça m’intéresse beaucoup. À la fois d’aller me rencontrer moi-même dans mes propres patterns, mes coordinations, etc. mais aussi d’aller vers la couche en-dessous. Atteindre la couche de l’animal humain. Mettre un peu en exercice et en exploration cette question des patterns et de la survie, c'est aussi aller rencontrer un endroit de moi-mammifère. Moi-mammifère qui me connecte à moi, moi-mammifère ancien cousin d'amphibien… Et d'une manière que je trouve aujourd'hui politiquement hyper intéressante. Faire de la biologie un allié et une possibilité d'alliance – notamment pour se mettre à danser, à composer ensemble – et pas juste cette espèce de savoir naturalisant qui a la prétention de dire le vrai du monde. Et de le rencontrer. Ce n'est pas un truc intellectuel, c'est vraiment aller le rencontrer dans le corps. 

Dans les choses que ça m'a laissé, il y a cette expression : « apprendre à mesurer le temps ». Je prenais conscience que c'était quelque chose que je faisais déjà. Mais c'est comme si à plusieurs endroits, et ça, c'en est un, il y avait une invitation à habiter des habitudes que j'avais et dont j'ignorais que je les avais.

Anouk Llaurens : Habiter tes habitudes…

Jérémy Damian : Oui. Un exemple concret : quand je suis dans un espace collectif et que la séance est finie, j’ai tendance à rester pendant que les autres se lèvent. J’ai beaucoup de goût à juste observer la décomposition, le decay. C'est vrai en réunion, c'est vrai dans une salle de classe ou au cinéma. Un peu partout quoi. C’est une expérience qui n'était pas cadrée au départ, puis en prenant conscience de cette habitude à mesurer le temps, c'est devenu un jeu de la vivre et de la goûter.

Anouk Llaurens : J'ai également beaucoup de goût pour ces moments où les choses se défont.

Je t’entends dire « habiter mes habitudes », et je viens justement de lire un entretien de Lisa par Jeroen Peeters où elle dit « moi j’adore mes habitudes ». Elle revalorise les habitudes, comme un fondement, alors que souvent on attend des artistes qu’ils s’en détachent, on les encourage à sortir de leur zone de confort… C’est vrai aussi à l’échelle de la gestuelle. Dans l’improvisation, on trouve souvent la tendance à vouloir constamment changer de gestuelle, le shift , passer d’un état à un autre. Mais on peut aussi se dire  : « Ah bah oui, c'est moi, je fais ça, et je vais le faire encore plus, encore plus y goûter , l'apprécier, le laisser changer ».

Jérémy Damian : Une des choses qui est venue aussi dynamiser ma pratique du Tuning Score, c'est ma rencontre avec Feldenkrais. Étrangement, Lisa en parle assez peu, même si dans son livre Vu du corps, il y a quand même un article de Moshé Feldenkrais. Parfois on réduit un peu le Feldenkrais à la recherche d’un alignement qui serait parfait et qu’il faudrait tenir. Il me semble que c’est plutôt une pratique où on se réapproprie la possibilité d'osciller et d'habiter tout le spectre des possibles de la fonctionnalité du corps. Et c'est vrai du fonctionnel, mais aussi de l’attentionnel, c'est vrai de toutes les couches de l'être. Le Tuning Score me fait travailler exactement à cet endroit-là. Il vient travailler mon élasticité existentielle, dans plein d'endroits différents, au niveau du corps, de l’attention, de la danse. Et quand on a fait ce travail de manière suivie avec un groupe stable, on atteint aussi une élasticité relationnelle et émotionnelle, une élasticité dans les prises de décision, dans l'autogestion. Je crois que cette élasticité, c'est quelque chose qui caractérise bien Lisa elle-même d’ailleurs. Elle est en permanence en train de passer d'un truc à l'autre. Elle peut aller très loin dans un sens, très loin dans l'autre. Au point que pendant le stage où je l’ai rencontrée, en 2011, j’avais la sensation que chaque jour, elle avait un âge différent. Je l'ai vue avoir son âge – être aussi visiblement assez fatiguée et marquée – et je l'ai vue être une jeune femme pleine de vie et d'entrain. 

Cette question d’âge ça me ramène aussi à l'idée d'archive. Je trouve ça extrêmement émouvant chez elle, et d'autres personnes que j'ai pu rencontrer : tu sais que leur corps, leur personne est une archive de ce qu’a été ce moment de la post-modern dance. Et il y a quelque chose de culturel, je pense, du fait qu’elle est Nord-Américaine. C’est peut-être une fabulation, et peu importe au fond si c'est vrai ou pas, mais j'ai vraiment la sensation d'être en présence de quelqu'un qui est en provenance de cette histoire, qui la porte et l’a dans le corps. 

Quand on a fait venir Lisa à Grenoble, j’ai pu passer un peu de temps avec elle, l’interroger un peu en allant me balader en montagne avec elle. Elle me parlait du Greenwich Village des années 70, qui est un des moments qui me passionnait déjà, avant même de rencontrer la danse. Je recevais alors un témoignage de première main par ce qu’elle pouvait me raconter de sa jeunesse. Mais j’avais aussi la sensation de quelque chose de fortement et à jamais inscrit dans le corps.

Anouk Llaurens : Est-ce qu’il y aurait d’autres choses qui t’ont marqué dans le Tuning Score

Jérémy Damian :  Des choses dont j'ai peut-être du mal à parler… Je peux reprendre l'image de Nancy Stark Smith de l’underscore. J’ai compris que les Tuning Scores œuvraient à un endroit qui était en dessous de la danse manifeste. Comme si danser en Tuning Score et composer ensemble, c’était comme de montrer, ou de manifester, un étage en dessous de ce qu'on manifeste ou montre d'habitude.

J'ai du mal à en parler parce que c'est très abstrait comme image. Mais c'est quelque chose qui m'est venu d'un temps qu'on avait pris dans notre groupe pour visionner une archive que possédait Claude Boillet. C’était la vidéo de la première performance d'Image Lab. Patricia Kuypers y avait assisté, et je crois que c'est elle qui avait filmé. Un texte y était associé et ouvrait la vidéo, en formulant quelque chose de cet ordre-là. Habiter la couche under, la couche enfoncée, et en faire son espace de composition, rendre visibles les supports qui, en général, restent en dessous de la ligne de visibilité. Ça rejoint un peu aussi l’espèce d'énigme qu’elle nomme en disant « la sensation est l’image » et qui joue à la fois à l'échelle individuelle et à l'échelle collective de tous les tuners, les tuneuses. Pour moi, c'est une énigme, mais au sens noble du terme. C'est quelque chose qui ne se résout pas. C’est une question qui n'arrête pas d'être transformée et qui a besoin d'être mise en pratique et en chantier pour que des propositions en émanent et deviennent des guides pour la pratique. C’est l'art de poser des questions. Lisa fait toujours ça : laisser les questions ouvertes. Je me rappelle sa réponse quand on lui a demandé « Qu'est ce que c'est qu'un unisson ? » Elle avait dit « Of course it's always a question ». Bien entendu, c'est toujours une question. On ne va jamais refermer. C'est un état d'esprit que j'ai gardé.

Anouk Llaurens : Oui, c'est beau. Ça me ramène à ce que j'essaie de faire avec ma recherche. Comment laisser le Tuning Score ouvert ? C'est toute la question. L'art de laisser la question vivante, de l’entretenir. C'est aussi pour ça que je qualifie  cette recherche  de  « documentation poétique ». Le travail invite à s'enfoncer, mais sans vouloir jamais rien résoudre pour continuer à apprendre.

Jérémy Damian : Non il n'y a rien à résoudre. Pour moi, il y a une dimension martiale dans son caractère, et je le verrais à cet endroit-là. Je ne suis pas du tout un praticien d'arts martiaux, j'emploie ce mot de manière un peu sauvage. Mais martial, au sens où la pratique ne se réduit pas à avancer sur l'échelle de la maîtrise mais cherche plutôt à toujours déployer les dimensions du travail à venir.  C'est évidemment la dimension la plus fragile. Ou en tout cas, celle dont il est le moins facile de faire l’expérience. Et je pense qu'elle est fragile notamment dans le passage d’une côte de l'Atlantique à l'autre. Culturellement, je pense qu'on n’a pas le même rapport à l'énigme qu’aux États-Unis. 

Quand je parlais de ces danseurs qui m’apparaissaient comme des archives d’une certaine histoire nord-américaine, ça renvoie pour moi à un certain rapport au travail en studio. Ce sont des gens qui transmettent des cadres d'expérience et non pas des contenus et des réponses. Ils posent des questions qui ouvrent. Je n'avais pas rencontré ça ailleurs, ni avant de le rencontrer dans la danse, et dans cette danse-là particulièrement. Et j'ai l'impression que je pourrais presque faire des parallèles avec des penseurs, avec des philosophes ou avec des idées nord-américains. Des styles en fait, ou des attitudes.

Anouk Llaurens : Quels parallèles ferais-tu avec les philosophes ?

Jérémy Damian : En philosophie, je viens beaucoup de l'« école belge » –Isabelle Stengers, Vinciane Despret… –  qui reconnaît une grande influence de Gilles Deleuze, William James, Alfred North Whitehead – Deleuze est français évidemment, mais il était très inspiré des anglo-saxons. C'est une philosophie ouverte et spéculative. William James, particulièrement, a vraiment une philosophie ouverte. Le monde est toujours en train de se faire, il est indéterminé dans sa fin. Il est toujours possiblement à s'augmenter, à multiplier les connexions. On étouffe d'être dans un monde qui veut tracer un périmètre autour de ce que sont les choses, de ce qu'est le réel. Ces penseurs sont en contrepoint d’un certain style de philosophie qui est très analytique et va descendre à un certain niveau de précision pour pouvoir tracer au plus juste le contour des choses. Je le rapporte à un trait culturel aussi. Lisa c'est quand même la contre-culture américaine. 

Ce qui m'a fasciné aussi c'est que c'est un endroit de la danse qui n'est pas du tout anti-intellectuel. Alors qu'il y a une certaine tendance – surtout quand tu rentres par la danse amateur – à faire de l'espace du studio un endroit de revanche contre l'esprit, l'intellect. Le corps ce serait « on pose son cerveau à l'extérieur du studio ». J'ai toujours trouvé énormément de pensée, d'intelligence justement dans le contact impro et dans le Tuning Score. On pourrait même presque dire que c’est une danse qui est aussi très intellectuelle, si on ne met pas un côté péjoratif là-dedans. Mais quand tu parles de ça avec Lisa, elle te raconte les polars qu'elle lit, elle parle de trucs qui ne sont pas du tout légitimés académiquement. Elle a vraiment construit sa propre intelligence, à sa manière.

Anouk Llaurens : C'est intellectuel, mais non académique. Pour moi c'est une philosophe mais en pratique. C'est de la philosophie incorporée…

Jérémy Damian : Complètement.

Anouk Llaurens : …et donc martiale aussi, comme tu disais. Dans son entretien, Jeroen Peters parle de la capacité décisive de Lisa. On n’est pas dans la maîtrise, mais quand il faut agir, on agit. L’action est claire et nette.

Jérémy Damian : Hyper sharp, tranchante. Ça se voit quand on la voit performer. Elle est vraiment dans cette qualité et j'ai l'impression qu'elle a tenté de le rendre dans certains de ses scores, notamment le Single Image Score et puis Go. C'est tellement confrontant par rapport à mes patterns. C'est vraiment un exercice perspectiviste parce que c'est rencontrer un autre rapport au monde, le rapport « sharp », pour moi qui suis quasiment l'opposé. Moi, je suis mellow. J'écoutais Catherine Millet à la radio, l’autre jour. Elle disait « J'ai eu du mal à sortir de l'enfance. Il y a des gens qui se considèrent comme étant des acteurs et d'autres qui se considèrent comme étant des observateurs. Moi, j'étais irrémédiablement du côté des observateurs ». Moi aussi, je crois, je suis du côté des observateurs. Ce qui, par ailleurs, ménage une vraie place en tant que personne, en tant que performeur dans le Tuning Score.

Et bien entendu qu'être observateur, c'est déjà être acteur, mais j'ai un rapport à l'action qui est assez « débrayé ». C’est  un truc avec lequel je me débats parfois. Rencontrer le tranchant de Lisa, ça m'obligeait à m'habituer à devenir un peu plus acteur. Affirmer. Quitte à d'abord le jouer. Être acteur (être dans le faire) par le fait d’être mover. Ma tendance en toute chose, c'est un peu ce que, en grammaire, on appelle la « modalisation ». Je vais dire : «  peut-être que ce serait bien que… »  plutôt que de dire « fais ça » . Eh bien, j'ai la même chose dans le mouvement. Toutes ces espèces d'arabesques, ces circonvolutions qui permettent de créer, possiblement, un peu de confort pour tout le monde... Non. Apprendre à aller droit et de ne pas avoir à se justifier. Jusqu’à être un peu sec des fois. Ça a aussi toute sa valeur esthétique.

Anouk Llaurens : Le travail de Tuning n’est pas confortable. 

Jérémy Damian : Pas vraiment non. 

Anouk Llaurens : Et en même temps, si on repense à son rapport à l’habitude, le confort n’en est pas absent non plus. Je ne vais pas défaire mon socle pour défaire les choses à tout prix. Comme tu disais, habiter ses habitudes. C 'est un certain confort et en fait, c'est aussi ça peut-être qui permet d'être décisif, sharp.

Jérémy Damian : Parce que du coup, dans le Tuning, à force, tu les connais tes habitudes. Tu viens les rencontrer. Alors tu peux commencer à créer des courts circuits, parce que tu t'es déjà observé là-dedans, tu vois que tu y es, tu reconnais. Ça me fait réaliser que j’ai oublié un aspect qui est essentiel pour moi dans le Tuning Score. C’est le redirect. « Redirige ». Ça c'est énorme ! Et ce n’est pas cut, c'est autre chose. « Redirige ». C'est une pratique en soi, c'est un art de vivre en fait.

Anouk Llaurens : Qu'est ce que c'est pour toi ? Pourquoi un art de vivre ?

Jérémy Damian : C'est William James qui parlait des habitudes comme ça. Les habitudes créent des raccourcis et de l’économie pour notre système nerveux. Elles sont très liées à notre survie. Elles supportent nos réflexes et les fonctions qui nous permettent d’agir. Mais les habitudes, c'est aussi l'endroit dans lequel on se met à ronronner et à s’enfermer. Lisa, elle appuie ce travail sur les habitudes, les patterns, sur son rapport à son environnement immédiat. J’adore cette expression qu’elle utilise, qui est un score à part entière : taking instructions from the space, from my local environment. Plus on entre en relation, plus on « prend instruction » de cet espace, plus on devient capable de rediriger. 

Le « redirige », il permet de vraiment créer un appui. Il crée le point de fuite, la perspective pour sortir de quelque chose qui, sinon, tournerait en rond. Mais surtout, là où le travail de Lisa — et encore une fois je trouve qu’elle le porte tellement sur elle, que c’est si manifeste quand on la voit danser et aussi simplement être comme elle est — il ouvre et échauffe ma capacité à prendre en compte, à percevoir ce qu’elle nomme les « instructions cachés », qu’elles viennent de l’espace ou de mes propres habitudes, mes patterns. C’est elle qui le dit, mais ça a été tellement important pour moi de rencontrer ça que je pourrais le redire en première personne : quand je ne prends pas de décision, il y a en permanence un nombre incalculables de décisions qui sont prises pour moi et qui informent mon mouvement, ma perception. Qui me sculptent. Et c’est parfois très bon de se laisser sculpter, mais c’est aussi une sacré affaire d’être soudainement invité à pouvoir prendre appui sur un outil, une pratique, un score qui change ce rapport-là au monde.

Politiquement, je le lis aussi comme une manière de complexifier des histoires qu’on entend beaucoup, sur notre capacité à lire, recevoir les « invites »  (les affordances) de l’espace, comme si c’était là quelque chose de moralement bon et politiquement souhaitable. Peut-être que le martial de Lisa, des Tuning Scores, se joue là aussi, dans sa manière de nous équiper, de nous entraîner à ne pas croire que toutes les instructions sont bonnes, que toutes les invites se valent. D’où la valeur du redirect et de l’accordage (tuning) avec celleux qui composent la situation. Tune something into visibility and give it a go…

Anouk Llaurens : Et qu'est ce que tu fais de tout ça dans ton travail ? 

Jérémy Damian : Pour donner un exemple plus directement lié au Tuning Score, je peux parler de mon travail sur les « sensorialités aberrantes », c’est-à-dire sur des gens qui sentent ce que d’autres ne sentent pas. D'un côté une « aberration », c'est un terme physique qui vient nommer un écart. Mais d’un autre côté, dire d’une chose qu’elle est une « aberration », c'est établir un jugement. Les sensorialités aberrantes sont des sensorialités qui sont discréditées, déniées dans leur possibilité même, jugées pour leur écart à la norme, et qu’on retrouve pourtant chez des gens qui sentent des choses particulières. Que ce soit des thérapeutes manuels, des magnétiseurs… Mais aussi, dans une certaine mesure, tout un chacun. Il y a une forme de sensorialité aberrante qui peut être vécue dans des expériences très quotidiennes. La danse en fait partie. Quand je reviens à ma découverte initiale en 2011, le Blind Unisson Trio, ça rentre dans la sphère des sensorialité aberrantes. Ça m’apprend à faire des choses qui étaient a priori et jusque-là impossibles. Nous sommes trois, nous fermons les yeux et nous cherchons le niveau d'accordage qui nous permettra de faire un geste à l'unisson, en même temps. Je crois que ça a ouvert chez moi un champ de réflexion, de pratique et de pensée. Quels sont les endroits, les conditions où on se met à faire collectivement des choses qui sont réputées être impossibles ? Dire ça, ce n'est pas du tout ouvrir le champ du surnaturel, de l'ésotérisme total. Ça peut être des choses très quotidiennes et routinières. 

Anouk Llaurens : Quand je t’entends parler de sensorialité aberrante, j'entends aussi la question de la finesse. Des gens qui ont un niveau de sensibilité très fin. J'ai l'impression que l’accordage, l’unisson relève aussi de cette finesse. Parce que pour moi l'unisson c'est de l’ordre du miracle ! C’est-à-dire de ce qui apparaît a priori impossible. 

Jérémy Damian : Oui, ce qui était réputé impossible devient possible pour peu que l’on dépayse un peu l'image que l’on se fait de ce que « s'accorder » veut dire. Il y a des couches d'accordage très différentes. Imiter un geste, ce serait la dimension la plus évidente, la plus immédiate. Mais après il y a des niveaux d'accordage de tonus, de rythme… On peut imaginer plein d’aspects. Il y a des unissons qui se font sur ce que j’appellerais des « harmoniques » de notre expérience commune. Si je fais une analogie avec le son, chaque son nous apparaît comme « un », une unité pleine avec son timbre, son volume, son intensité. Mais un son est en fait déjà une synthèse d’autres sons qui entrent en sympathie avec les caractéristiques fondamentales, ce que nous percevons comme un. Et ils le font par consonance. Ce sont les harmoniques. Ce qui vaut pour le son, je crois qu’on peut l’étendre, au moins par analogie, à plein d’autres domaines de notre expérience. Les images, les souvenirs… Toute notre vie mentale et psychique est organisée comme ça, dans et par les franges. Je peux donc, quand je bouge, me tuner à différentes fréquences, à différentes hauteurs, à ce qui ressemble et consonne, mais aussi à ce qui diffère et dissonne. Les plans d’accordage deviennent infinis quand on sait bien « prendre instruction », « mesurer le temps » , « rediriger » , « étendre nos sens », pour utiliser des expressions de Lisa. Si être à l’unisson est « toujours une question » , c’est parce que les plans où ça se passe et où ça arrive sont si divers et, effectivement, si subtils.

Et ça a donc des effets sur mon travail, mais ça le dépasse très largement. Ça travaille à une autre échelle. Comment je vis. Comment je me relie avec ma fille, comment on joue ensemble, comment je compose avec la personne avec qui je vis, avec mes amis... la possibilité de m'accorder sur des harmoniques assez différentes. 

Si j’essaie de répondre un peu plus spécifiquement à la question. En tant qu' anthropologue, je trouve que les sciences sociales ont pensé la question du lien, du lien social, d'une manière qui est très réductrice. Et le Tuning Score participe à mettre en chantier la question  de la mise en relation, d' « être avec » ou de composer. Ça me fait bouger assez fortement. Dans ce que je fais, ça m'amène à essayer de penser une anthropologie somatique qui soit une anthropologie plutôt critique – ou qui soit une critique anthropologique – de ce qu'on appelle le lien social et qui me semble extrêmement réducteur. J’emprunte là les mots d’un livre formidable de Catherine Perret, Le tacite, l’humain, sur Deligny. Je pense également aux travaux d’un anthropologue, Albert Piette, qui s'intéresse à nos manières d’être « humain·es »  en passant par la question de la présence. Il s’intéresse aux latéralités, aux oblicités de la présence qu’une simple approche par l’interaction néglige. Notre capacité à être à la fois ici et ailleurs, à faire une chose en pensant à une autre, à se dévouer à des personnes ou des entités invisibles.  On peut multiplier les mots pour, là aussi, mettre du range, modaliser,et pas seulement dire « la relation »  ou « l'interaction » , qui sont les mots qu'on utilise en sociologie. Quand je tune, quelque part, je crois que tout ça résonne. Et là, je m'aperçois quand même que Tuning Score et pratiques somatiques résonnent pour moi,  parce qu'elles m'offrent des endroits d'accordage un peu différents aussi.

Anouk Llaurens : J'ai l'impression que dans ton expérience, Tuning Score et somatiques sont assez liés.

Jérémy Damian : Oui, mais sans les confondre du tout. C'est ma stratégie pour ne pas tomber dans un truc trop mental, inhibant avec le Tuning Score, de le faire redescendre dans le corps.

Anouk Llaurens : Pour revenir aux sensorialité aberrantes, concrètement, comment tu étudies ça  ?

Jérémy Damian : J'essaie de décrire l’activité des gens concernés. C’est marrant, je disais tout à l’heure que j'étais un observateur. Et bien, j'observe des gens qui font des choses… qu’ils ou elles ne seraient pas censé·es pouvoir faire, et qu’ils le font par et grâce à leurs sens, à un sens en particulier. C’est souvent assez difficile  d'amener les personnes à décrire cet endroit qui est aussi subtil et qui relève, y compris pour eux, de quelque chose qui possède une dimension qui échappe aux catégories courantes par lesquelles on appréhende ce qu’est et peut un corps. C’est une autre sorte de frange, ce qui est sensoriel et ce qui pourrait passer — mais c’est souvent un raccourci qui n’est pas très juste — pour de l’extra-sensoriel. C’est souvent assez difficile de les faire nommer ce qu’ils ressentent, ce qu’il se passe pour elles et eux parce qu’il y a peu d’appuis, de relais, de leur expertise. Ce sont des praticien·nes qui parlent pour des pratiques qui sont souvent disqualifiées. Parfois aussi, la culture du secret et l’opacité font entièrement partie de l'identité de la pratique.

Anouk Llaurens : Quand tu parles de pratiques, tu parles des pratiques de sourcier ? 

Jérémy Damian : Pas que, mais oui en l'occurrence c’est un de mes sujets d’étude. À un moment, je disais que je travaillais à une mosaïque des formes contemporaines d’hypersensibilité. J’enquêtais un peu à tout va, sur des personnes électrohypersensibles, chimiosensibles, sur des ostéopathes, des danseurs et des danseuses bien sûr. Et puis, récemment j’ai travaillé sur les sourciers et, plus largement, le champ de la géobiologie qui regroupe tout un ensemble de pratiques de soins des lieux, des habitats. Là, on a affaire à des pros de l’accordage ! Ils et elles se tunent à des dimensions de nos milieux qui peuvent être des rayonnements cosmo telluriques, des veines d’eau, des failles, des réseaux liés à des métaux, mais ils traitent également avec des charges mémorielles, des entités un peu étranges… bon, des fantômes, il faut le dire ! 

Donc par rapport à des premières enquêtes autour des danseurs, puis des ostéopathes, il y a un shift parce que ça vient radicaliser d'une part le type de sensorialité et d'autre part les objets ou les entités qui sont ressenties. C'est comme si, on passait de l'autre côté de la barrière, celui de l'extra-sensorialité. Mon travail, plutôt que de poser la question de la croyance ou de la vérité, consiste à décrire ce qu’il se passe, ce qui arrive pour ces personnes quand elles pratiquent. Je reprends une formule que j’aime bien qui vient de la méthode des entretiens d’explicitation de Pierre Vermersch et qui me semble très puissante : qu’est-ce que je fais quand je fais ce que je fais ? Bon, ben, sur ces pratiques, souvent on passe par-dessus le fait de se donner la description de ça. Et sautant cette description on n’est plus à même de les comprendre et de les faire importer. C’est vrai pour la géobiologie, mais c’est tout aussi vrai pour l’ostéopathie, les formes les plus douces et énergétiques d’ostéopathie.  Qu'est ce qu'ils font quand ils font ce qu'ils font ? Ça reste un leitmotiv.

Anouk Llaurens : Quelle est leur pratique en fait à ces sourciers ou géobiologues ? Est-ce qu’ils décrivent seulement ça comme une pratique d’ailleurs ? Parce que ça peut être un don aussi.

Jérémy Damian : C'est une bonne question. Ça dépend surtout de la génération. De plus en plus, le don se passe de moins en moins. À la place, les gens se forment. Il y a un shift dans la manière de penser ces sensorialités qui sont, non plus un don qui se transmet par des rapports de filiation et par des voies d’initiation, mais plutôt une aptitude qui s’apprend, s’échauffe, s'entraîne. C’est un tout autre rapport à la « magie » qui se révèle dans ce tournant. On vit, sur ce terrain, quelque chose de l’ordre d’une réouverture de nos capacités à accéder à ces sensorialités. Puisqu’elles renvoient désormais à des aptitudes que l’on aurait tous et toutes potentiellement et qu'il s'agirait de développer. 

Anouk Llaurens : Cette capacité d'élever la fréquence, de s'élever, de raffiner le rapport à la matière, je le vis, moi, comme quelque chose de spirituel. C'est la question des hautes fréquences. Qu'est ce qu'on peut encore percevoir et qu'est ce qu'on peut cultiver comme capacité de perception ? Et qu'est ce que ça fait au monde aussi ? Pourquoi tu t'intéresses à ça, toi, personnellement ?

Jérémy Damian : Pour moi, découvrir la danse, c'était découvrir que j'avais une intériorité. Bon je vais très vite là. J'avais fait un tout autre projet de thèse, plutôt sur le caractère social des émotions, et je me suis vite rendu compte que ce n'était pas ça qui était thématisé en tant que tel dans les studios de danse, pas en priorité en tout cas. Oui, il y avait des émotions, mais ce qui était mis au travail un peu techniquement, c'était la question sensorielle. Ça parait une évidence, hein, mais je découvrais tout ça… Me tourner vers ces questions, c'était un peu l'occasion d’un pied de nez à une orientation assez centrale des sciences sociales, notamment françaises, qui se sont construites en bonne part contre l'idée d'intériorité, de conscience, de sensation… La sensation était un objet qui échappait absolument à ces disciplines. C’est un peu moins vrai maintenant, les choses ont beaucoup changé en une vingtaine d’années. Donc j'avais un intérêt de recherche, mais qui croisait un intérêt personnel qui était que pour des raisons différentes, j'avais grandi un peu à côté de mon corps, à côté de moi-même. Là j'ouvrais tout à coup un champ d'expérience dans lequel je pouvais me rencontrer à cet endroit-là et où je pouvais venir jouer, travailler, explorer, faire grandir. 

Ça, ça a été une entrée biographique. Et après, je crois qu'il y a un endroit qui est celui de mon travail, mais qui est aussi une forme de militantisme. Si je nomme mon geste à moi, en tant qu’anthropologue, je dis maintenant qu’il consiste à  faire « baver la réalité ». Encore une fois, si on revient à ces expériences de sensorialités aberrantes qui mettent au défi ce qu’on considère être possible de sentir, de faire, de percevoir, etc, faire baver la réalité, c’est décrire tous les endroits où le modèle un peu carré, où le périmètre bien dessiné de ce qui est présumé être possible et entendable se met à bouger, à se flouter. Ça m'intéresse d'aller observer ce qui se passe à tous les endroits où très localement, et de manière des fois très petite, le périmètre se met à se déformer ou à s'effacer. Les contours de ce que l’on prend pour le réel sont mouvants, ils ne cessent de se déformer. Autrement dit, ça bave ! Je pense que l'image qu'on a de la réalité est absolument fausse si on la met en regard des pratiques que nous avons, si on la met en regard de nos habitudes. « Faire baver »  pour moi c'est déjà venir offrir une image un peu plus ajustée. Et possiblement – ça c'est la dimension plus spéculative du travail – œuvrer à l'aider à se dés-ajuster et à se ré-ouvrir. À retrouver de la mobilité. 

Pardon, j’ai l’air de ne pas répondre à la question du spirituel, mais c’est que c’est une question pas facile. J’essaie de l’attraper par ce dont on était en train de parler  mais je suis bien conscient que c’est très pauvre comme approche du spirituel. Ça a à voir avec le fait de ne pas savoir. C’est quoi notre rapport à ce qui se nourrit de ce qui échappe au fait de connaître et de savoir ? Si je le disais un peu autrement, c’est quoi notre rapport à l’infini dans nos vies? Qu’en est-il de tout ce qui, dans nos vies –, dans nos expériences et encore une fois en disant ça je ne pense pas forcément à des expériences extraordinaires, je pense aussi à des faits d’expérience très courants –, qu’en est-il de tout ce qui est irréductible à une donnée, un calcul, une raison, une logique ?

Anouk Llaurens : Avec cette recherche sur la géobiologie, est- ce que tu es dans le champ de la sociologie, de l’anthropologie ?

Jérémy Damian : Je considère que c'est de l'anthropologie, et par contre on travaille également avec des géographes. Notre question de départ, c'était de prendre aussi la géobiologie comme base. On en est tous à se poser la question des gestes de soin vis-à-vis de la Terre et il se fait que ces gens, les géobiologues, ont perpétué une tradition qui est à la fois multi-séculaire, voire millénaire, chez nous et qu'on retrouve par ailleurs sur toute la planète.  Et c’est aussi une pratique qui, en sous main, déploie des sensorialités. Ça a vraiment rencontré plein de questionnements très différents chez moi. Les géographes, eux, ça les intéresse depuis le point de vue de ce que ça fait dans la manière d'appréhender les milieux de vie. Donc on ne se pose pas tout à fait les mêmes questions, mais on essaie de faire ça ensemble.

Anouk Llaurens : Est-ce que tu partages des pratiques de Tuning Scores avec tes collègues géographes ?

Jérémy Damian : Non mais les géobiologues nous font faire des pratiques de géobiologue qui sont des pratiques sensorielles et attentionnelles très proches de ce que pourraient être des échauffements qu'on fait dans des studio de danse. Pour moi c'est vraiment très proche. Moi je vois ça comme des formes d'alignement. En géobiologie, ils mettent beaucoup l'accent sur l'alignement entre terre et ciel. Des alignements qui permettent d'être un corps conducteur, en fait. Ce qui est apparu très fort, c'est comment ces pratiques d'alignement ouvraient tout un rapport intuitif, sensoriel et émotionnel au sol, en créant de la porosité. Tout ce que j'ai dit tout à l'heure du Tuning Score, notamment avec le blind unisson, mais c'est vrai aussi du single image, ça ramène à ce type de porosité. C'est ce que font ces gens sur le terrain, créer les conditions d'être poreux et, si je reprends l'image de tout à l'heure, à des fréquences auxquelles on n'a pas l'habitude de s'accorder et de vibrer. Rien d’autre. Ce qui est l'activité d'un danseur en fait…

Et puis après, il y a d’autres pratiques. Par exemple, une personne qui nous a transmis une pratique qui s'appelle la « main élastique » . Il s’agit de balayer l'espace avec la main et d'essayer de sentir des entités, des enveloppes potentiellement très à distance. C’est une pratique pour apprendre à détecter des présences et à filtrer. On a beaucoup travaillé sur les enveloppes corporelles. Ça a été notre entrée dans la pratique. On a tenu à s'initier auprès des gens, mais on a aussi créé des contextes d'auto-initiation. Et là où on arrivait à avoir des prises, c'était dans quelque chose qui était moins tout de suite géobiologique, mais plus énergétique et qui était d'aller sentir les enveloppes énergétiques des personnes. On a fait des choses que moi j'avais pu faire avec Loïc Touzé par exemple. Il y a une personne au centre et puis tu avances les yeux fermés, et quand tu as l'impression de sentir une enveloppe, tu t'arrêtes et la personne dont on touche l’enveloppe, elle lève la main. C'était déjà des dispositifs presque un peu performatifs. 

Anouk Llaurens : Tu disais que pour l’instant tu décrivais ? 

Jérémy Damian : En partie, pas uniquement mais j'essaie d'en passer par là. Je décris ça comme si je décrivais une pratique qu'on m'aurait transmise en danse. C'est là où je dis que, sans le manifester, ça reste pour moi toujours le terrain depuis lequel je pars. Les gestes qui m'accompagnent sont ceux de la danse. Et je ne le dis à personne, mais je pense que c'est présent et sensible. Ça m'autorise à décrire des choses qui sinon sont trop souvent soit reléguées dans la question ontologique de « ça existe ou ça n’existe pas » , soit dans des réflexes de sciences sociales qui consistent à parler de la question symbolique et qui est une autre manière d'esquiver. En fait, ma manière à moi de décrire, c'est aussi de créer des analogies. Pour pouvoir créer des chemins vers des champs d'expérience auxquels des lecteurs, des lectrices potentiels ont accès à travers d'autres imaginaires. Là aussi, j’essaie de créer la possibilité d’une porosité entre des champs d'expérience différents.

Anouk Llaurens : Donc tu décris, mais tu disais que tu ne faisais pas que ça. Qu'est-ce que tu fais d'autre en écrivant ?

Jérémy Damian : Ça c'est le geste que j'ai rencontré auprès de Vinciane et d'Isabelle : spéculer. C'est le geste central. Par exemple, pour ma thèse je propose de re-décrire l'intériorité en sortant des débats centrés autour des experts légitimes de la question que peuvent être des neuroscientifiques, des biologistes ou autres. Et donc je spécule que les danseurs et les danseuses sont des experts à part entière qui ont cultivé des versions de l'intériorité tout à fait articulées, intéressantes, dont on peut rendre compte. Je me suis mis, en spéculant ça et en m'appuyant sur des philosophes, à spéculer une description possible de l'intériorité qui serait a-centrée, polyrythmique, polyphonique aussi. J’avais envie de  proposer une nouvelle image. Avec l'idée que ce ne soit pas, encore une fois, un discours « en vérité »  – ça, ça ne m'intéresse pas – mais que ça puisse créer un appui ou un outil… que ça vienne fertiliser un imaginaire ou même plutôt des pratiques.

J’aimerais que ce ne soit pas juste une idée sur quelque chose, mais que ça offre des prises pour se traduire en pratique. En fait, je crois que le truc principal maintenant, c'est ça : non pas parler sur les choses, mais depuis elles. C'est pour ça que Lisa n’a pas besoin d'avoir tout un arsenal académique autorisé parce que ce n'est pas son objet de parler sur les choses. Elle parle depuis quelque chose qu'elle a construit, qu'elle a façonné et qu'elle met en partage.