Entretien d'Isabelle Üski par Anouk Llaurens

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Contextual note
Replays, variations sur les Tuning Scores de Lisa Nelson un projet de recherche d'Anouk Llaurens en dialogue avec Julien Bruneau, s’intéresse à la multiplicité des perspectives sur ce qui fait héritage pour celles et ceux qui ont été touché·es par l'œuvre de Lisa Nelson. S'appuyant aussi bien sur des conversations avec des artistes, des éducateur·ices et des chercheur·euses que sur son propre travail, Anouk Llaurens enquête sur l’héritage comme un processus de diffraction, de créolisation et de réinvention - un vecteur d'émancipation au service des vivants. La collection Sarma Replays rassemble des entretiens, tandis que d'autres contenus de la recherche peuvent être explorés sur le site d’Oral Site

Anouk Llaurens: Bonjour Isabelle, merci de prendre le temps de répondre à mes questions. Est-ce que tu veux bien commencer par te situer aujourd’hui ? 

 

Isabelle Üski: Je me situe en tant qu'être humaine en fragilité sur terre. Je me situe toujours, en exploration. J'ai l'image de la fouineuse, j’ai l’impression d'être une fouine. Je cherche des espaces nouveaux, que ce soit dans les pratiques, dans les corps, dans les perspectives. Je cherche des perspectives qui redonnent de la beauté, de la poésie et de la joie. Je me situe comme une artiste dans un milieu bobo, quand même. Je suis née en banlieue nord de Paris d'une famille  avec un bagage généalogique bien costaud et bordélique. Je me situe comme femme hétéro blanche, enfin hétéro, oui, à priori. En tout cas, avec une pratique plutôt hétéro. 

 

Aujourd'hui, j’ai trois domaines d'action. Je suis dans des projets de création qui sont assez atypiques, des dispositifs qui vont à la rencontre de personnes qui ne font pas forcément partie d’un public traditionnel du spectacle vivant. Je suis sur deux projets, un qui s'appelle  Murmures & échos qui se joue autour et pour un lieu de vie et, un autre projet, sur le son, Voyage depuis là, qui croise une étude sur les effets du son et sur un travail de mise en commun des imaginaires qu’il suscite. Ce sont deux projets qui trouvent un point de départ dans ma pratique de l’hypnose.

 

Je suis praticienne en hypnose depuis deux ans. J'ai toujours été fascinée par les états modifiés dans la création. J’ai pris conscience que ces états de flow, où tout vient tout seul et tu  ne sais pas d'où ça vient, c’est ce avec quoi je joue depuis toujours. J’ai accès à ce type d’état dans le Contact Improvisation, dans les Tuning Scores, dans le Mouvement Authentique, dans le travail sonore. Étudier et pratiquer l’hypnose a clarifié les processus qui sont en jeu pour entrer dans ces états-là. 

 

Je pensais que ma formation en hypnose allait nourrir le travail artistique mais il y a aussi une forme de porosité entre le travail artistique et le travail thérapeutique, ça se passe dans les deux sens. Dans l'accompagnement thérapeutique, je suis complètement fascinée par comment la créativité de la personne se met au service de sa guérison, de son changement, de sa transformation. Et comment l’improvisation est un vrai support pour ça. Ça me bluff dans les séances que je donne dans un cadre thérapeutique. Mais ce n’est pas mon activité principale. 

 

Mon autre occupation du moment c’est de gérer le rapport à la maladie et de trouver des processus de bien-être et de guérison. Je pense que ça influence beaucoup mon travail artistique et de transmission, ça fait presque cinq ans que je suis en prise avec ça.

 

Anouk Llaurens: Quand as-tu rencontré Lisa Nelson et qu’est-ce qui t’as touché dans son travail ?

 

Isabelle Üski: J'ai rencontrée Lisa en 2001. J’ ai fait trois ou quatre workshops avec elle, c'est tout. Il y a eu une année où les Tuning Scores étaient très présents dans ma vie parce qu'on a eu une bourse CND, “danse amateur et répertoire”, qui finance des démarches de reprise d'œuvres. Je guidais des ateliers sur la composition instantanée avec un groupe d’amateurs sur Grenoble, à partir du Contact improvisation. On a consacré une année au travail sur la perception et aux Tuning Scores. On a invité Lisa, et quelques personnes qui les pratiquaient beaucoup et qui sont d’ailleurs toutes issues du Tuning Band de Bruxelles : Baptiste Andrien, Franck Beaubois et Pascale Gilles. On s'est retrouvé à faire une proposition de Tuning Score avec un groupe d'une vingtaine d’amateurs à Chaillot au milieu de plein d’autres reprises de pièces dans des styles assez différents, mais c’était un peu Bagouet à tous les étages. Et nous on est arrivé avec le travail de Lisa. Je pense que c’était quand même assez inédit. 

 

J'ai été autant touchée par Lisa elle-même que par son approche. On la rencontre avant tout en tant qu’être humaine. Pour moi, elle a quelque chose de l’anti-héroïne et en même temps une présence dingue. Elle a une dimension un peu queer aussi, même si je pense qu’elle ne mettrait pas forcément ce mot là sur elle-même. J'ai une image de ses chaussettes rouges. Elle a une manière de s'habiller qui est assez discrète Lisa, elle ne met pas de rouge à lèvres, elle met des chaussettes rouges. Ce qu'elle met en avant, c'est ses pieds, il y a une sorte de renversement dans sa manière de se positionner. C’est à la fois sa discrétion et sa présence, qui m'ont assez fascinée. C’est l'enseignante qui m'a le plus influencée. J'ai l'impression qu'elle m'accompagne tout le temps, en tout cas dans le travail de transmission.

 

Ce qui me touche dans les Tuning Scores, c'est le rapport à l'attention collective. J’ai l’ image de regarder l’espace dans le Single Image Score,  celle de notre attention quand on projette nos imaginaires de manière individuelle, tout en regardant le même espace. Il y a cette attention au « presque rien ». Ce moment me fait penser à l'écoute que peuvent avoir les musiciens, avant de jouer ils font silence. Et il y a l'engagement collectif de l'attention vers du détail, vers de la beauté, vers la poésie qui se joue à trois fois rien. Cette saveur du « tout petit » me touche profondément et me fait penser à la posture discrète de Lisa.

 

Ce qui me vient après, c’est la sensation de bousculade, la sensation d'être sans arrêt décalée, ouverte, perturbée dans ton processus individuel par les Tuning Scores eux-mêmes, par les appels et par ce renversement constant entre les watchers et les movers. L'appel replace est  énorme. Il vient te décaler dans ton rapport à ta danse, il questionne une forme de possessivité, d’attachement. 

 

Je travaille beaucoup avec des amateurs et j’observe que la peur du jugement est une question récurrente. Pour moi, si tu as peur du jugement, c'est que tu as peur du jugement sur ta danse. Les tuning c'est une manière de mettre l'accent sur le collectif et de se rendre disponible à quelque chose qui te dépasse. Il y a effectivement un engagement de ton corps, ta danse est influencée par ton entraînement physique, par ta pratique, mais elle est constamment perturbée par les appels qui t’amènent ailleurs, à un endroit où tu ne serais jamais allée seule. A tout moment on peut appeler replace, la personne sort et la danse continue. Ce qui est important, c'est que la danse continue. Tous ces appels qui provoquent une bascule entre les watchers et les movers c’ est quand même très particulier aux Tuning Scores. Les joueurs changent et la composition continue. Sauf peut-être dans des sports collectifs où les joueurs passent leur temps à se remplacer.

 

Je suis touchée par le travail de l'unisson qu'on peut retrouver dans le Single Image Score ou dans le Blind Unisson Trio. Je ne sais pas comment l'unisson opère : est ce que c'est mon corps, mon imaginaire ou quelque chose de l'ordre de la télépathie ? Ça crée une attention particulière à la fois chez les movers et les watchers. Je suis touchée par la beauté des alignements, par les mains levées qui signalent leur apparition, par ces moments de poésie presque de l'ordre de la magie, parce qu’on ne sait pas d'où ça sort. Cette émotion de l’unisson fait que tu te sens relié·e à d'autres personnes et à un mouvement collectif qui te dépasse. Je vis ça aussi quand on est quatre à dire pause en même temps ou qu'un appel que tu étais sur le point de nommer l’est par quelqu’un d’autre. Je le vis comme une oscillation entre une sensation d'engagement et d'accordage collectif  et tous ces moments où, au contraire, tu es perturbée. Il y a le cadeau de l'unisson, de l'accordage et le cadeau de la bousculade que je mets vraiment en lien avec un travail de deuil. Le nombre de fois où tu dois laisser tomber un appel parce qu’il ne fait plus sens. Ce travail de deuil est tout le temps présent dans la composition collective, mais je trouve qu’il est mis en valeur dans les Tuning,  parce que tu es tout le temps en train de réactualiser la situation avec des informations qui viennent de l'extérieur.

 

Je m'intéresse aussi aux Tuning Scores comme une proposition qui me met dans des états modifiés. A la base, on parle d'”états modifiés de conscience”. J'aurais plutôt envie de parler d'unétat modifié des sens, ou tu passes d'un état par défaut où l’ attention  passe par le cortex, à un état de sensibilité corporelle autre. Il y a différents types d'états modifiés : des états d'attention, des états de concentration, des états de lâcher prise, qui sont tous sous corticaux, sous-volontaires et qui te sortent de ton fonctionnement habituel. On les retrouve en hypnose, On les appelle aussi des transes et qui ne sont pas forcément des transes profondes de type chamanique mais des états très doux. Tu peux être assise sur une chaise et être dans un état de transe sans tomber par terre et trembler de partout.

 

Il y a un flow beaucoup plus évident et continu dans le Contact Improvisation et dans le mouvement authentique que dans les Tuning Scores. En tant que mover, il faut apprendre à intégrer l’appel, c'est-à-dire, une information qui passe par des mots, qui pourrait paraître injonctive et qui vient effectivement bousculer ton état de corps. Ça m'intéresse aussi d’observer comment l'appel arrive en tant que watcher. Parfois je ressens un désir volontaire  « Ah, j'aurais envie de voir ça!".  Et parfois, l'appel arrive comme si la danse appelait et je suis juste un transmetteur. 

 

Il y a des appels qui me font réfléchir et des appels qui me font tomber dans le corps. Par exemple, le  reverse  est difficile pour moi parce qu'il fait appel à la mémoire, à quelque chose de plus cognitif. Comment vivre un reverse  qui ne soit plus attaché à un désir de bien faire, un truc volontaire et réflexif. Par contre le  pause , est un appel qui me ramène à la simplicité de ressentir à nouveau. Et à chaque fois que tu es dans la sensation, tu bascules dans un état modifié. Quels sont les appels qui mettent dans l’état modifié et quels sont les appels qui m’en sortent sont des questions que j'ai envie de creuser. 

 

Anouk Llaurens: Est-ce qu’on peut faire un parallèle entre les appels des Tuning Scores et la parole employée dans les pratiques d’hypnose?

 

Isabelle Üski: Je suis formée en hypnose Ericksonienne. C'est une hypnose qui passe beaucoup par la parole, mais pas seulement. Tu es aussi très attentive à ce qui se passe dans le corps, dans le mouvement, à tout ce que tu vas pouvoir percevoir chez la personne. On utilise ce qu’on appelle les “ inductions hypnotiques” qui sont des protocoles qui décalent la personne et la plongent dans un état modifié. Certains de ces protocoles hypnotiques passent par la confusion ou la saturation qui fait que la personne ne peut plus s'accrocher à ce qu’elle connaît. Dans le tuning, les appels peuvent aussi créer des moments de confusion et de saturation un peu comme en hypnose, ou la parole vient bousculer le processus individuel de la personne pour qu’elle sente ce qui est vraiment là.

 

Anouk Llaurens:  Est-ce que ces différents aspects des Tuning Scores que tu nommes continuent à vivre à travers ton travail et comment?

 

Isabelle Üski: Il y a plusieurs aspects que je vais déployer dans mes stages : l’activité d’observation, les allers-retour entre le « dedans » et le « dehors », entre ce que tu es en train de vivre et l’espace, l’attention aux détails, la simplicité, le fait de partir de presque rien, le plaisir et la joie d'être vraiment dans le ressenti de ce que tu es en train de vivre. Je fais une proposition de stage qui s'appelle « After Ego , danse et état de transe »  où  je pose la question de l'individualisme moderne qui fait reposer toute la responsabilité sur l’individu, sur ce qu'il fait, sur ce qu'il crée. Et souvent, je nomme qu'on est responsable de sa disponibilité, on est responsable de sa présence, mais on n’est pas responsable de sa danse.

 

La présence des Tuning Scores est un peu moins évident dans mon travail de création ou j’ai l’impression que ça se mélange à d’autres influences. Comme je l’ai dit au début de notre entretien je suis sur un projet qui s’appelle "Murmures & échos (pour un lieu de vie) » . C'est un projet en deux temps, un temps où je vais faire des « murmures » avec des gens dans des lieux divers, une maison des habitants, un Ehpad, un centre de santé, un centre d’accueil, un théâtre, un festival. Souvent, je reste entre trois et cinq jours dans un lieu. Les murmures se font en rendez-vous individuel. Les gens prennent rendez-vous avec la structure qui accueille le projet. Je prends du temps avec chaque personne pour retrouver un souvenir dans lequel elles se sont senties particulièrement bien. On cultive ça pendant une heure pour déployer une image poétique du souvenir, en ravivant les sensations corporelles et les images qui sont associées à ce souvenir. J'utilise la communication Ericksonienne. Ce n’est pas une vraie séance d'hypnose thérapeutique dans le sens où on ne part pas de la problématique de la personne. C'est une séance ressource qui met en valeur certaines capacités, qui met en valeur leur valeur. Puis dans un deuxième temps, au terme de cette semaine passée dans les lieux, je fais ce que j’appelle un “écho”. Ça pourrait ressembler à un spectacle, je m’amuse à créer des petites scènes dans des endroits pas du tout faits pour ça, à emmener la danse, la performance dans ces endroits-là et j’essaye d’en faire des lieux et des moments hospitaliers. Pendant ces échos, je suis en lien avec les souvenirs de plusieurs personnes en même temps. C’est la matière même des murmures qui me met en mouvement et en voix. 

J'adore faire ça, j'ai l'impression d'être anthropologue du bonheur. Par contre, c'est vraiment très très intense. Je vais souvent vers des publics hyper fragiles et je suis heureuse de leur amener ça.

 

Anouk Llaurens: Comment mémorises-tu les souvenirs ? 

 

Isabelle Üski:  Après avoir passé une heure avec la personne pour le murmure, je prends une demie-heure pour faire une espèce de carte postale avec des images et des mots. Je note des choses sur la gestuelle de la personne, des moments d’intensité, ce que ça a provoqué dans son corps. Je ne note pas le souvenir exact, je n’enregistre pas, il n'y a pas de récit du souvenir. Je m'appuie sur la carte postale pour composer une sorte d’écho de ce moment et j’ai établie une sorte de protocole pour faire surgir les souvenirs.

 

Au début de l’écho, de la restitution, j’invite les personnes à se reconnecter à un moment qui leur a fait du bien. Celles qui ont murmuré peuvent se reconnecter à leur murmure ou à un autre souvenir, les autres sont aussi invitées à se relier à quelque chose qui leur fait du bien. Cet ancrage dans leur vécu les rend disponibles à vivre une expérience ensemble qui est différente de celle d'aller voir un spectacle. Le dispositif qui crée une disponibilité à une proposition musique danse, avec une certaine esthétique. Ça vient toucher un public, qui a priori, n’est pas habitué à ça et qui a tendance à trouver ça plutôt bizarre. En même temps, ils restent disponibles à la proposition. Celles qui ont murmuré des souvenirs ont la curiosité d’en retrouver les traces dans la danse, dans le son, dans la poésie. Pendant l’écho, les souvenirs de différentes personnes viennent s’enchevêtrer et créer du lien. Ce que j’aime en le faisant, c'est d'être à la fois en solo sans avoir la sensation d'être seule. L'idée c'est qu'on se souvienne ensemble, qu'on a tous des trucs qui nous font du bien, qui nous ramènent à nos vibrations, à notre état de vivantes.

 

Anouk Llaurens: L’écho me fait penser au replay dans les Tuning Scores. C’est comme si tu re-jouais les souvenirs non?

 

Isabelle Üski: Je le vois comme une restitution. Je sais pas si c'est rejouer mais en tout cas, j’essaye de toucher les gens. La mémoire du souvenir me met en mouvement, mais je ne rejoue pas le souvenir lui-même puisqu’il appartient à la personne qui est mobile et éphémère. Elle est en mouvement tout comme ses souvenirs d’ailleurs.