Entretien de Franck Beaubois par Anouk Llaurens

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Contextual note
Replays, variations sur les Tuning Scores de Lisa Nelson un projet de recherche d'Anouk Llaurens en dialogue avec Julien Bruneau, s’intéresse à la multiplicité des perspectives sur ce qui fait héritage pour celles et ceux qui ont été touché·es par l'œuvre de Lisa Nelson. S'appuyant aussi bien sur des conversations avec des artistes, des éducateur·ices et des chercheur·euses que sur son propre travail, Anouk Llaurens enquête sur l’héritage comme un processus de diffraction, de créolisation et de réinvention - un vecteur d'émancipation au service des vivants. La collection Sarma Replays rassemble des entretiens, tandis que d'autres contenus de la recherche peuvent être explorés sur le site d’Oral Site

Anouk Llaurens: Bonjour Franck , merci de répondre à mon invitation. Qu'est ce que tu dirais pour te situer aujourd’hui? 

 

Franck Beaubois: J'ai commencé dans les arts visuels. J’avais déjà un désir de collectif et de collaboratif. Je voulais partager dans l’instant l'acte créatif avec d’autres. Tout ce qui est de l'ordre de l'improvisation m'intéressait parce que c'était relié à un processus. J’ai plongé dans la danse assez tardivement, je n’ai pas fait d’école bien que je me sois formé d'une certaine manière, en suivant un chemin de traverse. J'ai trouvé petit à petit le champ de la danse qui me touchait, qui m'intéressait et aussi des personnes qui rejoignaient un goût ou une curiosité qui pouvait s'approcher de la mienne, un lieu d'échanges, de communication, de partage sur des questions. Ça a été une immense joie pour moi de découvrir une danse qui valorise une intelligence collective, et évidemment l’improvisation qui met au centre l'horizontalité et le processus.

 

Je ne me suis jamais senti tout à fait à l’aise avec le titre « artiste chorégraphique » parce que je n'ai pas l'impression d'être exactement à cet endroit-là. Il s’agit plutôt de me mettre en œuvre en tant que danseur dans un dispositif dans lequel je vais évoluer. Je fais des propositions déterminées, pré-prédéterminées avec des dispositifs, c'est le processus lui-même qui va me dire ce que je vais assembler ou proposer. Je ne produis pas un objet qui serait déterminé par la danse elle-même en tant que contenu. Mais en tous les cas, il y a une partition à jouer.

 

Anouk Llaurens: Et quand tu étais dans les arts visuels, quel était ton médium? 

 

Franck Beaubois: La photographie et plus particulièrement le rayogramme. C’est une technique exploréepar Man Ray par exemple, c’est un peu le B.A.BA de la photographie : tu as un support photosensible et tu opposes un obstacle à la lumière pour créer une ombre. C'est une récolte d'ombres. Tu peux constituer une trace de ton activité en vivant sur la surface photosensible, sur le papier qui est à la fois le réceptacle de ton activité et ta composition. Je cherchais des images qui étaient le résultat d'une expérience physique. Pour traduire la question du corps, j’ai fait des performances sur des images à grande échelle, des images de moments de vie, comme par exemple des gens qui regardent la télévision ou des images de repas. 

J’ai invité un ami, Mathieu Vincent, pour une aventure, une improvisation de sept jours sur un support photosensible, la pièce avait pour titre 7 jours de vie en zone sensible. A notre demande, on s’est fait enfermer dans une salle qui s'appelait le hangar à bateaux. On y a déployé une surface de papier photographique, un peu comme un tapis de danse au sol, qui faisait trente-deux mètres carrés. On a amené tous les éléments dont on avait besoin pour survivre une semaine et on s'est donné comme contrainte de rester sur le papier sur toute la durée. Nous n’avions pas de montres, la nuit et le jour n’existaient plus parce que nous étions tout le temps sous la lumière inactinique, la lumière rouge qu'on utilise dans les labos. On dit que cette lumière n'affecte pas le papier mais au bout d'une certaine durée, elle commence à l’affecter. Durant ces sept jours, on n'a fait qu’opposer nos corps et nos activités à cette lumière, y compris l’activité de sommeil. On imaginait les traces en train de se produire, en sachant qu’on mesurait certains paramètres mais que d'autres nous échappaient totalement(comme les réactions chimiques qui s' opéraient en plus de l’altération des sels d’argent par la lumière). On a cherché des stratégies pour mesurer le temps, pour être sûr qu'à la fin l’image ne soit pas toute noire et obtenir diverses valeurs de blanc, gris et noirs. C’était une aventure de composition et d’improvisation. A la fin des sept jours, quelqu’un est venu nous prévenir que la durée était écoulée. Nous avons nettoyé le papier, (de nos déchets qui participaient de la composition de notre paysage des sept jours), préparé la chimie dans des seaux et révélé l'image au balai. On a fixé, rincé et les gens sont entrés pour voir le résultat.  

 

Anouk Llaurens: Quand as tu rencontré le travail de Lisa ? 

 

Franck Beaubois: C’était en 1997 au CI 25. Et c'est là où j'ai vu Image lab pour la première fois. J’en avais entendu parler par Patricia. Ça répondait à tellement de questions que j'avais par rapport à la danse. Le Contact Improvisation a été une première réponse et celle-ci, c'était le complément. J'ai été tellement surpris par la nature de la proposition, l'agencement, le fait que la chose soit explicitée avant. Lisa avait fourni un texte qui parlait de leur processus avant même qu'ils commencent à pratiquer devant nous. Comme quand tu vas au musée et qu'on te donne les éléments pour accéder à la compréhension de quelque chose qui n'est pas forcément accessible dans tous ses aspects. On te donne les clés pour accéder, en tous les cas en partie, à une expérience qui ne correspond pas à une esthétique normée ou attendue. J’ai vu les outils des Tuning Scores opérer, l’émotion du jeu, la complicité entre les individus qui travaillent ensemble, le jeu sur la composition qui donnait une toute autre dimension à ce que pouvait être une expérience esthétique. C’est Pascale Gille qui disait récemment que c'est une esthétique de la communication. Je n'aurais jamais dit ça à l'époque, mais je sens que c'est une qualité spécifique à ce travail. Ça ne ressemblait à rien de ce que tu pouvais trouver ailleurs sur les scènes en tous cas, à la mesure de ma culture chorégraphique. A cette époque, ce que je voyais sur la scène française me laissait à distance parce que c’était formel. Je sentais que le processus n'était pas au centre.

 

Ma rencontre avec Lisa et la découverte de ce travail, a lieu en 2001 à Bruxelles et puis lors d’un second workshop en 2002. Ensuite, à l'initiative de Baptiste, on a continué ensemble à travers le BrusselsTuning Band avec Eva Maes, Pascale Gille, Baptiste Andrien, Félicette Chazerand et toi au début. Et puis il y a eu Brune Campos, Claude Boillet et puis d’autres. Ça a été un véritable learning process (processus d’apprentissage)pendant dix ans. On s'est appris les uns les autres. Le Score nous permettait d'être ensemble simplement. J’ai découvert des choses que je n'aurais jamais découvert seul. C’est le partage avec les partenaires qui donnait une autre dimension à cette expérience. On la revivait, on la re-mâchait, on la disséquait, re-discutait, on la remettait en perspective. Ça fait totalement partie de mon expérience d'apprentissage de ce travail d'éprouver à travers les autres, à travers leur intelligence, leur capacité à le comprendre et à l’intégrer. C’est une expérience personnelle et impersonnelle à la fois. Tu es traversé par quelque chose qui t'es extérieur tout en étant totalement aligné avec ta propre expérience. C'est comme si la pensée n'était pas dans ta tête mais dans l’espace, de la même manière que la danse, n'est pas dans le corps, mais dans l'espace. C’est tellement joyeux à éprouver. Et à chaque fois qu'on retrouvait Lisa, elle re-dirigeait totalement. D’un seul coup, quelque chose se ré-orientait avec tellement d'évidence et d’autorité, par l’intensité et la puissance de sa présence, par la profondeur de sa compréhension du travail. Quand je pense au Tuning, je pense aussi à Scott (Smith) ou récemment à Bryce (Kasson) . C’est tellement différent d’être exposé à sa compréhension du travail. C’est un tout autre éclairage parce que ça vient de Karen Nelson,avec qui il a commencé. Quand je parle de learning process et que je commence à questionner ce que ça peut vouloir dire, ça me renvoie à ce que c'est que de se mettre en situation d'apprendre avec d'autres. C'est un approfondissement, ça ne se passe pas tout de suite, tu l'éprouves. Quelque chose s'éclaircit en le faisant tout simplement. Et c'est pas immédiat, pas pour moi en tout cas. Ça prend son temps, ça prend un temps de résonances. Il y a beaucoup de choses de l'enseignement de Lisa qui restent irrésolues pour moi et qui continuent d'être actives justement parce que c’est irrésolu. Ça continue de me bousculer.

 

On a fait ça pendant dix ans, de manière assez sérieuse et régulière, avec différents types d’expériences, en reprenant l'enseignement de Lisa, en participant à des laboratoires et des observatoires avec elle.

Au tout départ de la proposition, je n'étais pas trop chaud. Je me disais : ça, c'est le travail de Lisa, et siellen'est plus là, à quoi bon continuer ce travail ? Le travail, c'est l'artiste qui l'incarne, qui le transmet et pourquoi continuerait-on sans elle? ... Et de fait, c'est tout l'inverse qui est arrivé aussi parce que le matériel est suffisamment ouvert et riche pour ouvrir une infinité de possibles.

Un autre terrain d'apprentissage et de compréhension des Tuning Scores pour moi a été l’interface piupiu.org que Baptiste avait mise en ligne et qui nous invitait à témoigner par écrit de notre expérience après la pratique, chaque semaine. Il n'y avait pas formellement un mode de « report » mais chacun prenait soin, quand il en avait le temps, de manière assez rigoureuse et soutenue de donner du retour sur son expérience. Aussi pour moi, c’est propre à l’enseignement et à l’expérience des Tuning Scores cette capacité de plonger dans l'expérience et de la rendre explicite.

 

Anouk Llaurens: Tu veux dire par écrit? Parce que les calls par exemple et même les actions dans l’espace sont aussi une manière d’expliciter son expérience.

 

Franck Beaubois: Oui, tout à fait. Je fais allusion au fait de tenter de rendre compte, le plus clairement possible, de l'expérience que tu as vécu avec d'autres pour continuer à l’éclairer sous un autre angle. Je pense à l'extrême précision des mots de Lisa quand elle guide, au fait d'être exposé à cette intelligence, à cette compétence verbale extrêmement aiguisée. Et de la voir à l'œuvre chez d'autres a été une découverte. Ça m'a mis au travail et je pense que ça a des conséquences. Le choix des mots, oui, c’est propre aux Tuning Scores. Et aussi faire l'expérience inverse, partir d'un mot et voir ce qu’un mot peut vouloir dire pour chacun, la diversité de compréhension et la tentative de s'accorder. Tout ce qui se situe entre le langage et l’expérience, le passage de l’un à l’autre, cet effort là, de prétendre, comme dirait Lisa, dissocier quelque chose, d’en faire l'effort et de le faire le plus clairement possible. C’est une dimension du travail que j'ai pu voir à l'œuvre et qui m'a beaucoup nourri parce que je n'étais tout simplement pas très aguerri à cet endroit-là. C'est fascinant ce double mouvement de plonger totalement du côté du senti et d’être en même temps si articulé verbalement. Bien sûr, Lisa peut aussi le faire à travers le corps, transmettre une clarté, une compréhension à travers son action vers un corps ou vers l’espace. 

 

Anouk Llaurens: Est-ce que tu mets en jeu certains aspects des Tuning Scores dans ta pratique artistique aujourd’hui?

 

Franck Beaubois: J’ai l'impression que cette « exposition » aux Tuning Scores, en terme presque photographique, participe totalement de mes perceptions ou de ma manière d’aborder les choses. Mais je ne peux pas dire que je le formalise. Je vois simplement que c'est tout le temps actif, à l'œuvre.

 

Anouk Llaurens: Tu veux dire dans ta vie quotidienne, dans les choix que tu fais, dans ta manière d'être au monde ?

 

Franck Beaubois: Oui. Et pour te donner un exemple, la semaine dernière, on pratiquait ensemble avec un groupe pour préparer une rencontre d'improvisation ici, à Valcivières. On a réuni un ensemble d’improvisateurs et de personnes concernées par la question de l’improvisation. Le goût est d'inviter une cinquantaine de personnes à pratiquer, à échanger, à réfléchir ensemble autour des questions d'improvisation spécifiquement. On était une douzaine de danseurs et musiciens. Précédemment, on a accueilli l'événement de Barre Phillips, le CEPI (Conférence Européenne Pour l’Improvisation). Le CEPI s’étant déplacé ailleurs, on a souhaité continuer à organiser des rencontres. Et plutôt que de le faire de manière individuelle, on a créé un collectif afin d'inviter des artistes à réfléchir ensemble sur ce que pourrait être cet événement. On s'est rencontrés quelques jours, en alternant des temps de pratique et temps d’organisation. C'était beau de voir comme l'un reflétait l'autre et comment tous les outils qui sont à l'œuvre dans nos pratiques d’improvisation deviennent efficients dans le cadre même d'un échange qui consiste à générer un événement ensemble. 

A cette occasion, je me suis aperçu, en pratiquant avec une amie qui vient d'une autre culture de danse, que je tentais de lui communiquer mon désir d'immobilité à travers le contact et en mouvement. J'ai compris après coup que cette tentative de communication amenait à une sorte d' accordage qui était vraiment lié au travail de Lisa. J’étais vraiment en train d'accorder quelque chose sur des principes de mobilité, d'immobilité, d'écoute, de désir. Le frame des Tuning Scores était là et a surgi spontanément. Je n’étais pas en train de pratiquer les Tuning parce que ce n’était pas la culture principale de danse pour la plupart des personnes présentes. Mais j’étais soutenu par une sorte d’inner score, une culture sous-jacente qui m’a permis de rejoindre ma partenaire de danse, sans nécessairement partager cette culture explicitement. C'est pour ça que je disais que c’est difficile de séparer la chair de l'os parce qu'à ce moment-là, tout était à l’œuvre. Ce n’est pas personnel, c'est ce que j’ai reçu qui, d'un seul coup, me permet de décrypter une situation. S’exposer et se surexposer à la question de la mobilité, de l'immobilité, de la synchronicité,du désir de mouvement fait que quelque chose s'intègre dans ton expérience, que tu ne peux pas nommer nécessairement directement.  

Autrement dans ma pratique artistique, je crée aussi des pièces écrites qui utilisent la vidéo temps réel. Après avoir quitté l'image photographique et avoir fait l'apprentissage de la danse, j'ai trouvé le chemin de l'image mouvement par la vidéo. J'ai toujours cette question sur le fait de laisser des traces et je m’intéresse à des dispositifs en temps réel. J'ai appris à programmer sous Max/msp/jitter et surtout, j'ai travaillé avec des amis avec qui j'ai développé des dispositifs pour travailler avec la vidéo en temps réel. J'ai longtemps exploré un processus simple: le délai. Un des premiers éléments est de mettre une boucle de retard dans la réapparition de quelque chose qui vient d'être enregistré. Pour moi, c’est analogique à l'expérience musicale. J’ai eu la chance d'être exposé à des musiciens et à leur pratique d’improvisation. En particulier,  j’ai été fasciné par tout ce fatras de câbles, ces interfaces qui leur permettent de jouer avec le matériel sonore qu'ils produisent. Le dispositif vidéo, par analogie est devenu le  moyen d’accéder à ça, jouer avec le matériel de l’image produite en temps réel. Le délai, comme en musique, est la première chose que j'ai trouvé et qui est présente depuis les premières expériences avec la vidéo dans les années 70.  Par exemple dans la pièce Time Delay Room de Dan Graham: tu rentres, tu es filmé, enregistré et tu vois ton image sur un moniteur huit secondes plus tard. J’ai joué avec cette boucle de retard dans des dispositifs scéniques. J'ai créé plusieurs pièces, sortes de petites études, puis j’ai utilisé ensuite du sampling

Dans la dernière pièce qui s'appelle Entre bruits, nous travaillons avec Patricia autour du bruit de l’image. Qu'est ce que le son de l'image ? Qu'est ce que tu entends quand tu vois une image? Quel son vas-tu donner à une image et en particulier à une image mouvement du corps. On se filme, puis on crée le son de l'image et puis on la redonne à voir et entendre, on la rejoue, donc on en arrive à revoir l'image ou le son, les deux associés ou dissociés, ce genre de choses. Ce qui me touche c'est de revoir ce qui vient d'avoir lieu et de pouvoir le rejouer, d'assister à la naissance de l'image devant les gens et de la laisser disparaître. Ça m’intéresse aussi de générer un dispositif qui est totalement autonome, qui n'est pas en régie, mais sur le plateau et qui est activé par le danseur. La pièce commence très simplement. Je fais un mouvement en premier plan, je me frotte les mains et Patricia en fait le bruitage. On voit les deux personnes travailler en même temps et puis ensuite on voit l'image résultante qui synthétise ces deux perceptions. Et puis on voit une proposition en duo, en silence, dont nous faisons ensuite le bruitage à l’image en direct. Puis on revoit cette image sonorisée. Si une image est un ensemble de sensations, là en particulier visuelles et sonores,l'expérience d'avoir vu l'image se créer participe de sa perception. Le fait que par exemple, là, tu vois l'image d'un autre point de vue. Tu la perçois de manière totalement différente parce que tu sais ce qui la constitue, tu as observé son processus d’émergence. Ce sont des processus longs et laborieux à mettre en place. On travaille à une forme scénique qui est totalement composée, à part les dix dernières minutes qui sont improvisées. Je n’ai pas la maîtrise pour pouvoir tout improviser et être satisfait de ce que je peux présenter. Ce sont des choses qui sont préconçues en amont et des interactions avec le dispositif en temps réel. Je pourrais imaginer un lien avec le travail de Lisa mais pour moi Lisa, c'est faire avec ce qu'il y a dans ton assiette, maintenant.

 

Anouk Llaurens: Oui mais maintenant est toujours plein des mémoires du passé. On est toujours en train de rejouer des mémoires. Pour moi le travail de Lisa c’est un processus de recyclage de mémoires, un recyclage qui les transforment. Je vois de nombreuse affinité entre ton travail et celui de Lisa même si vous ne placez pas le centre de votre intérêt au même endroit. Je pense aussi à son engagement physique avec la machine, la caméra, la machine de montage. Est-ce que tu appelles ce que vous faites du montage ?

 

Franck Beaubois: Non. C’est redonner à voir ou rejouer le matériel pour proposer une nouvelle perception, à un ensemble d'éléments que tu as déjà vu. Dans le retour de l’image, il y a une émotion. C’est le retour d’un même, mais transfiguré. C’est une sorte d’alchimie de temps qui est une procédure musicale pour moi.  C’est du sampling: le vidéo projecteur est l'ampli et les outils qu'on utilise sont des samplers. Ce sont des interfaces permettant de jouer les images vidéos stockées par la mémoire vive de l’ordinateur : des game-pads, des tapis de jeu vidéo, des interfaces midi, une tablette tactile. Aucune n’est totalement satisfaisante mais toutes permettent de jouer. On joue des échantillons du matériel qu'on produit dans l'instant, comme le font les musiciens. Basiquement, on utilise la répétition, le changement de vitesse, l’accumulation de couches de temps par transparence (empilement de pistes), les renversements d’image, le reverse. J’ai d’ailleurs une histoire particulière avec le reverse. Quand j'étais étudiant, avec des amis qui possédaient un lecteur cassette qui avait le défaut et la grâce de lire à l'envers, on avait une performance. On avait appris Sur le pont d’Avignon à l'envers. On le chantait en live puis on relisait l’enregistrement directement à l’endroit grâce à ce lecteur défaillant. C'était notre « performance ». Le processus fait que le matériel change et c'est ce à quoi tu assistes et qui est tellement touchant. Et ce qui est effectivement merveilleux dans le principe et l'étendue de la question du reverse dans le travail de Lisa, c’est d’observer ce que ce que tu retrouves ou abandonnes au fur à mesure du processus, lorsque tu n’as que ta mémoire pour revenir vers le passé.

 

Anouk Llaurens: Dans le travail de Lisa se sont des êtres humains qui font le reverse, qui font des choix et là dans ton travail ça passe par des machines. Et tu dis que ça amène quand même de la variation ?

 

Franck Beaubois : Oui, tout à fait. Quelque chose a changé, quelque chose s’est altéré, il n'y a rien de pareil, tu assistes à quelque chose qui est modifié. La caméra n’est pas l’oeil, et elle regarde en noir et blanc. Le passage du volume aux deux dimensions est un changement de monde. Et il suffit de changer un paramètre, comme la vitesse de défilement pour que la perception soit totalement modifiée. A travers l’interface, tu opères des choix dans le matériel enregistré, c’est bien toi qui le fais. L’ordinateur a une mémoire digitale dans laquelle tu viens puiser à travers une interface. Comme sur le clavier et un traitement de texte, tu vas chercher la lettre, là tu viens chercher l’image avec laquelle tu écris une séquence que tu joues. Comme sur un piano, la touche actionne le marteau qui fait sonner la corde. C’est la même chose quand le musicien joue sur un clavier midi un échantillon sonore qu’il vient d’enregistrer. 

J’observe quand ça joue et quandça devient fastidieux quand j'ai l'impression de quitter cet endroit de clarté où cette capacité à sentir si ça danse, ou plutôt si ça joue. Comme dans le Tuning Scores, sentir si ça joue ou pas. Et puis cette question de nommer quand ça danse – qui serait presque un gros mot qu'on éviterait presque de dire pour surtout ne pas l'altérer et la laisser survenir. Ne pas tenter de la désigner mais la reconnaître simplement. Je me rappelle les discussions autour du  « go ». Est-ce que le fait de nommerlego va faire disparaître la danse ?