Entretien de c claude boillet par Anouk Llaurens

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Contextual note
Replays, variations sur les Tuning Scores de Lisa Nelson un projet de recherche d'Anouk Llaurens en dialogue avec Julien Bruneau, s’intéresse à la multiplicité des perspectives sur ce qui fait héritage pour celles et ceux qui ont été touché·es par l'œuvre de Lisa Nelson. S'appuyant aussi bien sur des conversations avec des artistes, des éducateur·ices et des chercheur·euses que sur son propre travail, Anouk Llaurens enquête sur l’héritage comme un processus de diffraction, de créolisation et de réinvention - un vecteur d'émancipation au service des vivants. La collection Sarma Replays rassemble des entretiens, tandis que d'autres contenus de la recherche peuvent être explorés sur le site d’ Oral Site

 

Anouk Llaurens: Bonjour Claude, merci d’accepter de faire cet entretien. Tu me disais que tu avais commencé par faire des études de médecine, donc tu es

médecin ?

 

c claude boillet: Non, je n’ai pas terminé mes études. Je suis allé·e jusqu'à la fin de la cinquième année. J'ai fait trois ans d’étude théorique et à partir de la quatrième année, le matin, j'étais externe dans les hôpitaux. Cette expérience a été très dure, quelque chose en moi s'éteignait. La discipline médicale véhicule une histoire tellement sexiste, raciste, tellement validiste ! Enfin ce sont les mots que j'ai appris à mettre par la suite. Cela dit, sans avoir les mots à l'époque, je pouvais sentir cette histoire s'incarner dans les pratiques quotidiennes de l’hôpital.

 

Anouk Llaurens: Validiste, ça veut dire quoi?

 

c claude boillet: Ça veut dire que la société est organisée pour un type de corps valide, vaillant, productif, sain, et qu'elle marginalise les autres, dans un double mouvement d'hyper-visibilité et d'effacement à la fois. Ce sont des grilles de lecture que la médecine n'arrête pas de performer pour les reproduire. Moi je trouvais ça violent parce que ça nous obligeait à assigner des êtres dont la spécificité, la beauté, la complexité était éradiquées, plutôt qu’accompagner les manières dont ils et elles se percevaient. À un moment je me suis retrouvé·e face à un choix : soit je continuais, soit je prenais l'oblique, un chemin beaucoup plus tortueux et je commençais tout autre chose. J'ai pris ce chemin tordu. Je me suis engagé·e dans une enquête à l'aveugle où je me suis pris·e pour le sujet d'expérimentation, autour du Contact Improvisation rencontré avec Patricia Kuypers. Je voyais la puissance de cette pratique, comment elle venait nous faire feedback sur l’intelligence du vivant de notre corps animal et nos capacités d'apprentissage par immersion. Puis assez vite j'ai rencontré les écrits de Lisa Nelson, les écrits d'Hubert Godard et j'ai commencé à m'intéresser à la question du regard. J'ai pris une caméra pour enquêter et documenter certaines pratiques. Je suis allé·e à Buenos Aires où j'ai filmé des jams de Contact Improvisation, mais aussi des espaces de recherche dansée que j'avais initiés autour de « la sensation est l'image »[1] , une énigme de Lisa Nelson à étudier à plusieurs !

 

Anouk Llaurens: Donc avant même de t'impliquer dans les pratiques de danse, tu as commencé par filmer ? Est-ce que tu faisais les deux, tu passais de la danse à la caméra ?

 

c claude boillet: Oui je faisais les deux, enfin les trois, parce que je travaillais aussi avec des ressources exogènes : des articles. Je lisais. Je circulais entre ces trois pratiques : danser, regarder la danse et enquêter sur les phénomènes que convoque le fait de passer de l'un à l'autre. Quand j'ai rencontré le Contact Improvisation, c'était la question de la relation qui m’a sauté aux yeux, ce n’était  pas du tout la composition. Et puis la manière qu’a Patricia de faire de la recherche m'a aussi fasciné·e. J'étais content·e de rencontrer quelqu'une qui pouvait avoir une recherche hyper-spécifique et pointue sur les pratiques d'improvisation et en même temps, avoir un humour qui pouvait parler, je ne sais pas, à ma mère ! [rire]. Ça avait un côté artisanal et pas élitiste. Ça venait mettre en lien des mondes que j'avais vécus jusqu’alors comme hyper-cloisonnés.

 

Anouk Llaurens: Quand as-tu rencontré Lisa ?

 

c claude boillet: Je rencontre le Contact Improvisation, puis assez vite je lis des articles de Lisa. Elle est invitée à Poitiers par Claire Filmon, je vais à ce stage. Ça fait maintenant treize ans que j'ai touché du doigt la ​​« piscine » et que j’y baigne. Ça me met au travail sur les questions de formes, de mémoire, de communication. C’est comme ça que je rencontre vraiment le mouvement dans sa dimension très physique, fonctionnelle et à la fois fictionnelle, c'est-à-dire, ce que le mouvement fait imaginer, et inversement ce que l’imagination fait au mouvement. Je l'avais rencontré préalablement mais son ampleur explose à travers l'étude des Tuning Scores, et la spécificité de ses partitions. Je découvre les caractéristiques de l'instrument-corps qui est le mien, comment il bouge, quelle image je me fais de ces mouvements dans des boucles infinies pour véhiculer un goût, une opinion. C’est un instrument-corps situé, fait de matières physiologiques et aussi d'expériences, de patterns, d'habitudes de comportement. Pour plonger dans l'étude de cet instrument, j'ai généré des conditions matérielles d'existence qui me permettaient de m'y consacrer, en diminuant la consommation et le coût de la vie, le loyer.

Pendant plusieurs années, j'ai été en résidence à la Roseraie à Bruxelles, et je passais trois à quatre jours par semaine dans le studio à pratiquer, avec des moments de trouble, des moments de perte mais une confrontation tellement brute et radicale avec le vivant – comment il échappe et quel est l’état d’esprit favorable pour qu’il surgisse. La question autour du moteur du mouvement était une énorme question pour moi. Comme dans un moteur à combustion, quelle est cette explosion première qui récolte une danse en conséquence ? J'avais besoin d’éprouver ça d'abord seul·e, puis en communication avec d'autres. 

 

Anouk Llaurens: Tu n’avais pas de formation de danseur·euse et tu as créé un espace de recherche, de formation autodidacte.

 

c claude boillet: Totalement. Pendant longtemps il y avait la question de la légitimité qui arrivait aussi par la minorité du point de vue.

 

Anouk Llaurens: Tu veux parler de la légitimité de danser parce que tu n’avais pas de formation en danse ?

 

c claude boillet: Oui. Pourquoi est-ce que tout à coup ça serait acceptable ou accepté ? Un corps dansant a des modèles puissants auxquels ressembler. Et parce que j'ai le corps que j'ai, j'ai vraiment eu à me coltiner cet endroit-là, pour qu'à un moment ce ne soit plus la question première. Et bien sûr, ça le reste, ça n'est jamais acquis. C'est en rapport avec la question ​​« qu'est-ce que la danse ? » Dans les Tuning Scores, on se montre nos réponses à cette question. Elles sont à chaque fois locales, partielles, situées. Et c'est ce qui a de la valeur pour moi, cette question qui est au fondement du commun et qui, paradoxalement, s'ancre dans nos expériences les plus intimes.

 

Anouk LLaurens: Est-ce que tu veux parler du projet de documentation que vous avez mené avec Pascale Gille ?

 

c claude boillet: Oui, STORE ! [2] C'est un projet qui a duré longtemps et qui m'a beaucoup construit·e. On s'est mis à la table toustes les deux pendant dix ans et on a suivi un fil de documentation en travaillant à partir de nos mémoires des Tuning Scores. On avait des perspectives diamétralement opposées parce que je venais avec des questions autour des comportements et Pascale, elle, enquêtait sur la danse... Mais on était toustes les deux mordu·es : on a mis en place des procédés pour déplier, comprendre et rendre plus explicites les phénomènes qui étaient à l’œuvre dans nos expériences en circulant entre différents médiums. Et on a invité des gens pour étudier avec nous. On partait d’une question commune. Par exemple, pendant deux semaines on  a enquêté sur la proposition de Lisa Localise your appetite for stimulation and rest, qui consiste à « localiser ton appétit pour la stimulation et le repos ». Travailler sur une proposition pendant deux semaines permet la spécificité, ça agit un peu comme un entonnoir : d’abord c’est serré et puis quand ça s’ouvre, ça s’ouvre grand ! J'aime la recherche en laboratoire. Ça m’intéresse de créer et offrir des conditions, un studio avec telle personne, telle partition, pour plonger dans l'expérience. C'était super de l’avoir fait à deux avec Pascale, d’avoir pu éclaircir ce qu'on avait vécu et ce qui nous tenait dedans. Notre processus a créé de la différenciation. Ça m’a montré où j'avais envie de persévérer. On a chacun·e déployé ce qui nous intéressait.

 

Anouk Llaurens: Qu’est-ce qui t'intéresse et que tu as envie de continuer à questionner ?

 

c claude boillet: Pour moi, ce que les Tuning Scores apportent et que je trouve révolutionnaire, c’est la capacité à se mettre au travail à plusieurs pour s’engager à faire coïncider l'observation avec l'action et tisser du commun. C’est révolutionnaire parce que ça demande de se prendre pour le sujet de l’expérience, tout en  mutualisant la réception de l'image qui reste souvent de l'ordre d'une perception individuelle et privée : cette réception n'est plus une finalité, mais un nouveau point de départ pour mettre l'image vécue en mouvement. Ça crée des boucles de feedback qui rendent tangibles des potentiels contenus dans l'image, pourtant invisibles au départ. Je peux aller danser pour donner à voir ce que j’ai vu, et incarner mon watching, ma manière de regarder. Dans la pratique, il y a une mise en tension entre rendre visible mon attention et me mettre au service de l'attention de l'autre. Quand je sens que l'accordage à la situation collective est en train de se fabriquer, je me sens comme dépersonnalisé·e, en train de devenir. L'identité et son contour deviennent flous, et cette danse n'appartient plus uniquement à une seule personne. Il y a un décentrement et une mise en commun imprévisible [3]. C'est de ce monde-là dont j'ai envie. Que celles qui ont vu des choses viennent me les montrer et que ces deux activités ne soient pas séparées, mais au contraire s'alimentent mutuellement. Que celles qui prennent les décisions, qui font des appels, puissent expérimenter elles-mêmes les conditions de ce qu’elles proposent.

 

Anouk Llaurens: Oui, faire l’expérience des conséquences concrètes de nos décisions. On devrait proposer des pratiques de Tuning Score aux responsables politiques !

 

c claude boillet: Oui, il n’est pas question d’un regard venu de nulle part. C'est incarné, vécu. Dans le monde scientifique, ce « point de vue de nulle part », ce « God’s trick » comme le dit Donna Haraway, est  une posture non localisée et non localisable qui glisse sur la surface du monde et qui crée une rupture, un non soi, un autre avec un rapport de valeur. Ces ruptures existent aussi entre mes sens, et me montrent les comportements violents que j’ai intégrés, souvent inconsciemment, et les angles morts formés aussi bien par des privilèges, que par des stratégies de survie. Hubert Godard parle de dissociation à l’intérieur d’un sens, et entre les sens. Avec mes collègues de longue date, Pascale Gille, Franck Beaubois et Baptiste Andrien, on s'est mutuellement rendu·es capables de voir et d'être vu·es. Et quelque chose nous a tenu·es ensemble qui a déclenché chez moi un travail profond pour retisser les ruptures sensorielles, petite touche par petite touche, en allant remettre en mouvement des mémoires, des points morts, en débrayant. Les expériences que je fais quand observation et action cherchent à coïncider, c'est un commun qui se fabrique. Et ce commun n’est pas acquis. Il se remet en jeu. Alors on se rend des comptes entre nous après l’expérience pour engrammer des mémoires communes, qui deviendront de nouveaux tissus d’expériences pour naviguer le vivant. A travers ce processus, j'apprends à venir habiter les mondes perceptifs de mes partenaires de jeu.

Un autre aspect qui me fascine dans les Tuning scores, c'est la pratique de la reprise instantanée. En alternant entre regarder la danse et l'éprouver, nous nous donnons à voir ce que nous avons perçu de la danse de l'autre, ou nous nous offrons la possibilité de voir la danse que nous venons d'incarner.

 

Anouk Llaurens: Oui c’est une manière d’entrer dans la peau de l’autre.

 

c claude boillet: Oui. Comment je me fonds dans la peau de l'autre, dans ses coordinations, ses manières de voir, son instrument, ses dimensions et caractéristiques, toutes précises ? Parce que ce n’est pas la même chose de voir le monde d’1m80 que de le voir d'1m60, ou selon une organisation posturale inhabituelle. Si je m'intéresse vraiment à l'organisation de ton corps dans un mouvement – comment il étire la pause, quelle est sa durée de vie, quel est le mouvement de ton attention – je suis dans un rapport de curiosité, je m'intéresse, j'écoute. Et parce c'est bon de te donner à voir ce que j'ai vu autant que je peux, en ayant vraiment cherché à faire l'expérience de ton expérience, de ton expertise. Je suis dépaysé·e. Mon corps s'ouvre, fait circuler en lui des coordinations, des comportements qu'il n'avait peut-être pas encore éprouvés. J'emprunte des caractéristiques autres pour sentir le monde, je fais l'expérience d'une altérité. Alors que je sais que je n'y arriverai jamais, je reste engagé·e à cette tâche. C'est dans cet engagement que tout se passe à mes yeux, parce qu'il regorge de potentiels d'accordage, et d'invention d'une danse que nous n'aurions pas pu prédire à l'avance... Les différentiels deviennent des cadeaux.

 

Anouk Llaurens: Est- ce que tu peux me parler de ton projet chorégraphique en cours et qui, je crois, s’inspire des pratiques du Tuning ?

 

c claude boillet: C'est parti du confinement, pendant ce temps où je ne savais pas quelles allaient être les suites. J'avais d'abord entendu que deux pourcents de la population allait mourir, donc forcément que des gens que je connaissais ou que j'aimais allaient mourir. La présence de la mort m'a mis·e en mouvement, j'avais moi-même perdu un proche l'année d'avant. Ça m'a poussé·e à prendre le risque de faire une proposition chorégraphique que j'avais envie de voir exister sur les scènes actuelles. 

C'est aussi venu d'un désir de partage. Je circule entre deux mondes, deux pratiques, celle de la danse avec les Tuning Scores et celle des pratiques féministes plutôt radicales et queer qui mettent au travail les questions de genre et de sexualité. Au moment du confinement, j’ai eu le besoin brûlant que ces deux mondes puissent dialoguer. Mes camarades de Tuning n'étaient pas spécialement intéressé·es par travailler les questions de genre en studio. Et dans le groupe de mes camarades et ami·es féministes militant·es de l'époque, les questions sensorielles et sensibles étaient mal lues, parce qu’elles n’étaient pas assez tangibles et matérialistes pour elleux. Dans beaucoup d'endroits où je me trouvais, j'avais la sensation d'être incomplet·ète et amputé·e.

 

Anouk Llaurens: Peux-tu me parler de tes pratiques féministes ?

 

c claude boillet: Par exemple, je pratique et transmets l’auto-défense féministe. C’est une pratique de passation en non-mixité, une manière de se préparer, à plusieurs, au commun de l'humanité. Ça se passe différemment entre femmes, entre personnes LGBTQIA+, entre personnes trans non binaire inter, entre bergères, entre femmes avec une déficience intellectuelle, entre femmes de plus de soixante-cinq ans, entre filles selon des tranches d'âge précises. On y partage et met en pratique nos stratégies, pour se passer nos capacités de réponse et de résistance à prévenir et arrêter les dangers. On apprend des techniques physiques et verbales simples, qu'on peut utiliser dans des situations très différentes, que ce soit dans la rue, au travail, dans des relations proches, intimes, intrafamiliales, d'amour, d'amitié, de non exclusivité, communautaires et qui vont d'un simple comportement qui dérange aux agressions réelles. L'autodéfense, c'est de la prévention. Je l’ai d'abord fait en co-réalisant un documentaire sonore [4] sur ces pratiques, avant de m'y former à l'association Garance à Bruxelles. Parce que j'ai vu qu’en deux jours de stage c'était extrêmement opérant. J'y voyais un processus d'”empuissancement” qui remet en question les assignations, comme j’y ai accès d'une tout autre manière dans les Tuning scores.

 

Anouk Llaurens: D'où vient ton désir de mettre en conversation les outils du Tuning et les outils d'un féminisme radical ?

 

c claude boillet: De voir les espaces de croisement où les uns et les autres peuvent s’enrichir mutuellement. Ce sont des pratiques qui viennent de contextes éloignés, il y des écarts dans leurs intentions et dans les cultures que chacune d'entre-elles brassent implicitement. Visions, la pièce initiée pendant le confinement, ne cherche pas les croisements de ces deux pratiques en particulier, mais plutôt de ces deux cultures. J’ai fait l'hypothèse qu'en persévérant dans le fait de les faire tenir ensemble, en nourrissant suffisamment la recherche pour qu'elle ré-enchante ces deux objets – parfois de manière inconfortable et contradictoire – ça ferait émerger une forme qu'on n'aurait pas pu imaginer au départ. 

 

Visions [5]donc, c'est le croisement entre les pratiques de Tuning scores, le goût pour l'artisanat de l'image qui se fait et se défait, et de vieilles photos de famille. Ce sont des photos qui au départ étaient adressées à un cercle proche. Elles n’étaient destinées ni à une réception  publique, ni à une réception artistique... Même si j’aimerais voir plus ces états de corps sur les scènes actuelles. 

La première fois que j'ai vu une partie de ces photos, c'était au cours du Black History Month en février 2019. Chaque jour de ce mois, le Facebook du festival Massimadi, festival des films LGBTQIA+ d'Afrique et de sa diaspora, célébrait différent·es héro·ïnes, activistes, allié·e·s noir·es qui ont aidé le mouvement et les enjeux LGBTQIA+. J'en ai fait un copier-coller chaque jour. Le vingt-huitième jour était consacré à Trent Kelley, historien africain-américain qui a rassemblé certaines de ces photos, et les a exposées aux Etats-Unis. Il dit que l'intimité est subtile et parfois même difficile à voir, mais que par exemple, au dos d'une photo était écrit « my special friend » [6]. Les photos dégagent une ambiguïté, un trouble. Sur certaines, on ne sait pas dire quelle relation lie les personnes à l'image, et puis sur d’autres ça apparaît comme très explicite depuis nos grilles de lecture d’aujourd’hui. Malgré cela, les photos arrivent à nous avec une perte, les personnes à l'image sont pour la plupart anonymes, on ne pourra pas remonter jusqu'à leur vérité, pleine et entière. Et c'est ok. Nous allons habiter ce trouble de ne pas savoir. Accepter de ne pas savoir et quequelque chose nous échappe. Nous cherchons à écrire une histoire avec les traces que nous avons,  pour refaire une généalogie tordue, avec des contradictions, des interruptions, des trous, des débris, des absences.

En regardant ces photos, j'ai été affecté·e par les organisations du toucher à l'image, ce qui existe dans la relation, dans l' « espace entre » et comment celui-ci vibre. 

En plus des photos de Trent Kelley, le corpus source contient aussi le fonds de David Deitcher [7] et Sébastien Lifshitz [8] qui collectionne et chine sur des vide-greniers et sur le marché de la photo  vintage de vieilles photos de famille qui dévient les modes de relation hétérosexuelles. Il y a là un geste de récupération qui me touche et que la pièce cherche à poursuivre.

L'écriture de la pièce s'ancre dans la reprise de ces images, particulièrement les corps-à-corps et les étreintes, comme un moyen de convoquer les photos, les réanimer, les prolonger. C’est un jeu entre la photo source et la reprise, entre les personnes à l’image et les performers, et ce avec le public.

 

Anouk Llaurens: Est-ce que vous travaillez à partir des photos originales ? 

 

c claude boillet: Dans Visions, c’est la copie de la copie de la copie de l'original papier que l'on présente dans la pièce, imprimée et sous cadre. Pour moi, ces images font partie d'un data base communautaire. Elles sont tellement précieuses ! Et elles posent elles-mêmes la question des droits d'auteur, puisque les photographes qui ont pris ces photos, à qui reviennent les droits, sont pour la plupart inconnu·e·s.

 

Ces photos, ce sont les photos de notre album de famille. Une famille au sens large. Une famille d'expérience. Sans bord. Et qui n'est pas donnée. Qui est à faire. La pièce est un moyen d’hériter de la présence de ces photos d’ancêtres. D'ailleurs, cette question peut se poser d'une autre manière mais est tout aussi pertinente pour la communauté d'expérience des Tuning scores. Avec Baptiste Andrien, Franck Beaubois et prochainement Bryce Kasson, nous œuvrons à mettre en place des formats de pratique des Tuning scores de manière souterraine et autogérée. 

 

Anouk Llaurens: Est-ce que tu peux parler de la pièce plus en détail ?

c claude boillet: C'est une pièce qui est en cours de ré-écriture, une recréation.

Anouk Llaurens: Vous jouez sur des plateaux de théâtre, dans des boîtes noires, c'est ça ?

c claude boillet: Oui, on joue dans le théâtre assez dépouillé, avec le public assis sur trois côtés, au bord de l'espace scénique. Au début, le public est invité à entrer dans un album de famille grandeur nature. Sur le sol du plateau, il y a des îlots de photos qui sont chacun comme la page d’un album. Le public peut circuler d'une page à l'autre, et avoir accès au geste source du projet.

Anouk Llaurens: Tu parles d’album de famille. Est-ce que ces personnes prises en photo sont un peu comme des ancêtres ou des fantômes pour vous ?

c claude boillet: Oui ! ce sont nos ancêtres queer. Nous avons le potentiel de retisser des connexions rompues, comme une manière d’hériter de leur geste de laisser trace. Nous convoquons leurs présences, pour en faire des parents d'expérience. La pièce est aussi un clin d'oeil pour dire « si ça se trouve, vous trouverez la ressemblance flagrante avec une grand-tante, et vous vous demanderez si elle en était ». L'archive apparaît de moins en moins comme une preuve, et de plus en plus comme un moyen de mener l’enquête, de poser des questions. De se demander. Et d’ouvrir l’imagination. C’est la circulation de cette imagination qui compte. Olivier Marboeuf parle de l’archive comme d’ « un objet transactionnel » [9] .

Anouk Llaurens: Et ça dure combien de temps ce prélude?

c claude boillet: Une dizaine de minutes. Dans la première version, à Grenoble, c'était la première fois qu'on commençait en partageant les photos sources. Après avoir fait ça, pour moi en tant que performeur·euse, il était juste question de« suivre les instructions de l'espace » comme dit Lisa,parce que tout était déjà là.

Suite à l’installation des photos, peu à peu l'espace du plateau se vide, le public s'installe en tri-frontal et voit la reprise d'une des photos du corpus. La lumière, le son, la danse, tous les médiums sont au service de la convocation du souvenir, de l'instantané de la photo. Concrètement, nous reprenons l'organisation corporelle de chaque ancêtre à l'image, et du corps-à-corps qui les emboîte ensemble. Nous le faisons à travers des replace et des relocate joués par l'action (les appels sont à l'origine de l'action sans qu'ils soient émis à voix haute). Il s'agit de laisser voir par nos présences le travail de mémoire qui consiste à se rappeler dans sa chair les particularités d'une relation visuelle et dont on cherche à hériter par tous les sens. Il s'agit aussi de percevoir le temps de l'image du corps-à-corps. Comme les bains chimiques pour la photo argentique, notre activité consiste à mesurer quand le corps-à-corps apparaît comme image pour celleux qui regardent.

Anouk Llaurens: Tu parles du moment de révélation, quand une image devient visible ?

c claude boillet: Oui la révélation. Quand l'image est là, vivante. 

La pièce a aussi fabriqué une forme pour reprendre les images restées invisibles, les images manquantes de ce data base communautaire. Le corps-à-corps sculpte les organisations corporelles. Une fois que l’image de l’étreinte s’est révélée, cellui qui était dessous se décolle et se retire. Cellui qui était au-dessus  travaille à préserver seul·e la sculpture faite à deux. Ça laisse voir une disparition, qui fait vibrer l’espace devenu vide. C’est une façon de goûter à l'absence. Une analogie physique avec la question de « comment faire mémoire ? ». Un rapport littéral à la perte. Cellui qui reste devient le nouveau point de départ d’une nouvelle image à sculpter à deux et ainsi de suite sur le mode de la série. Dans cette forme, après avoir rendu ces règles du jeu explicites au public par l’interprétation, nous jouons des actions qui n’ont pas été appelés oralement mais qui incarnent des appels du Tuning Score (comme reverse, relocate, enter, exit pour les players et resituate, travelling pour les watchers). Ces actions montrent nos manières de communiquer sur l'image en train de se faire et de se défaire. La pièce est une sorte de making of pour donner à voir la fabrique artisanale d'une mémoire à plusieurs.

Et puis la pièce cherche à hériter de ces photos par la parole. C'est un gros shift, plus complexe. L’entrée des mots est à construire dans la recréation. J’ai essayé quelque chose dans la première version et je me suis trompé·e. Au plateau, on parlait à la place des personnes à l'image ! La convocation de leurs présences a été poussée jusqu’à l’identification. Et c’est ok d’en passer par là. Mais que ce soit l’unique mode de parole… Ça peut recréer des processus d’assignation, et finalement parler à la place de ces êtres aux existences mineures et fragiles…La convocation a raté en quelque sorte, comme pour dire « Attention, on ne fait pas n'importe quoi avec nous ! Vous allez devoir vous mouiller un peu plus ». Vinciane Despret me stimule quand elle pense le « faire comme si ». C’est « considérer que ce que nous laissent ceux qui partent, c’est un travail à achever. » [10] C'était important de rater, pour apprendre à ouvrir – mieux – les canaux de communication avec leurs présences. Pour la recréation, la nouvelle tentative de convocation consiste à se situer, et finalement parler moins « à la place de » que depuis une position précise, depuis maintenant. Parfois en diminuant l’écart entre ces ancêtres et nous, et parfois en la respectant, parce qu’on n’est peut-être pas les mieux placé·e·s pour en hériter bien. Pour ça, nous avons proposé en amont des ateliers de médiation et nous mettons en place des entrevues sonores avec des personnes concernées par l'héritage de ces photos pour enregistrer leurs spéculations, leurs filtres de perception, en leur posant deux questions. La pièce sera un amplificateur de ces paroles, les relaiera dans un collage, une polyphonie. Je suis en train de comprendre que la forme de la pièce est, en quelque sorte, comme celle d'un « film de famille ».

Anouk Llaurens: Ça me fait penser au film documentaire d'Annie Ernaux et de son fils  Les années Super8. Il est fait à partir des films super 8 de la famille. Annie Ernaux, la narratrice a écrit un très beau texte sur les images de sa famille filmée par son ex-mari et montées par son fils. C'est très intime et très social à la fois, ça parle d’une époque.

Mais que veux-tu dire par la forme d’un « film de famille » ?

c claude boillet: Au début, je disais que Visions était une « performance documentaire ». Quand j’ai commencé à dire ça, je ne savais pas très bien que ce que je disais, c'était un élan intuitif. Aujourd’hui je remarque que la pièce prend la forme d'un « film de famille ». Il y a quelque chose dans le film de famille que je trouve magnifique parce que c'est très ordinaire. Et dans ces photos, il y a quelque chose de très ordinaire, de minimaliste qui n'a pas vocation à être artistique. Ça m'intéresse beaucoup de trouver la traduction de cette forme pour le spectacle vivant. Une traduction dans notre propre langue dansée, qui demande du soin, de l'attention, du respect et même de l'amour pour ce geste qui laisse trace.[11]Ces photos insistent et elles arrivent jusqu'à nous, c'est un miracle !

Anouk Llaurens: Elles arrivent jusqu’à nous parce que quelqu’un les a vues.

c claude boillet: Oui et là, je veux faire un pont avec les questions queer. Elles arrivent sur les scènes ces derniers temps de manière très visible. Ouf, on n'attendait que ça ! Mais du coup, ça peut donner l'impression que ça arrive comme si c’était une nouveauté, sortie de nulle part. Ou sorties des politiques de diversité culturelles. Alors qu'on a toujours existé, et qu'on en est là grâce à tout ce qui a précédé, à la fois ce qui a été montré et ce qui a été caché. Les visibilités queer existent depuis des années, – gratitude aux précurseur·euses. Et cette pièce s’inscrit dans cette continuité avec l’envie de manifester encore une autre forme de visibilité. Pour le dire vite, la colère ou la fête ne peuvent pas être les seules esthétiques queer possibles. Je pense à Hannah Gatsby, qui fait du stand up. Iel est anglophone. Dans un sketch, iel dit en gros, « Where are the quiet gays ? » Du style, à la pride, où sont les personnes dont le son préféré est celui que fait une tasse de thé dans sa soucoupe ? Et puis iel conclut en disant « I'm not good at gay! »[12] 

Anouk Llaurens: Oui dans chaque milieu, il y a toujours des voix plus tonitruantes, plus spectaculaires que d’autres. Et il y a aussi des personnes plus discrètes, qu’on entend moins mais qui sont là. Lisa est une personnalité discrète elle aussi, c’est ce qui fait sa puissance. Elle transmet ça à travers son travail. Et toi, tout comme moi d’ailleurs, c’est ce type de voix là que nous portons. 

c claude boillet: Oui. Historiquement, en tant que queer mais aussi en tant que pratiquant·e des Tuning, j'ai l'impression qu'on sait très bien œuvrer de manière souterraine, discrète – dans le visible mais aussi dans l'invisible. Ça diminue les prises d’une récupération capitaliste telle que le marché institutionnel de l'art l’organise.

Le format du « film de famille » fait sens pour moi parce que « comment faire famille ? » est une question criante quand tu vis les queerness, les trans-identités, des sexualités déviantes. Et ce n'est pas l'esthétique ou le style qui vont définir une pièce queer, ou un « faire famille queer ». C'est beaucoup plus profond, ça a à voir peut-être avec ce qu’ Olivier Marbœuf nomme comme « une  politique de l'attention ». Comment on l'oriente, sur quoi et dans quelle intention. Il parle d'une politique de l'attention à ce qui n'est pas soi. J'ai envie de rêver que des formes très différentes peuvent œuvrer dans le même sens, parce que ce qui ferait commun, ce serait des politiques de l'attention. Léa Rivière, poétesse et danseuse, dit que « Tout l'enjeu c'est d'être différente avec, de diverger en relation, ouvertement, curieusement »[13]. Parce qu'il serait moins question de s'affilier à un milieu que d'être dans des écarts les un·es avec les autres et de multiplier les voies, y compris de désaccords et de frictions, sans que ça nous sépare pour autant.

 

[1]“The sensation is the image”, Lisa Nelson http://sarma.be/docs/3248

 

[2] STORE: https://www.pascalegille.com/store-1

 

[3] "Lisa Nelson about listening : https ://vimeo.com/manage/videos/380565824

 

[4] A bras le corps, doc autodéfense : https ://www.radiopanik.org/emissions/l-heure-de-pointe/a-bras-le-corps/

 

[5] https://vimeo.com/1043899260?fbclid=IwZXh0bgNhZW0CMTEAAR1sopJNlXH8U9vu5Xvnw1hf13CI_zGUdP9-KCIa20CTDslAu91rV6o6yHE_aem_pv49sCR69Pc--Bkaz7s_YA

 

[6] https ://www.youtube.com/watch?v=f1U0qfWQL4I&ab_channel=TheBlackGayHistoryChannel

 

[7] https://handoreye.com/shop/p/dear-friends-american-photographs-of-men-together-1840-1918

 

[8]https://www.demotivateur.fr/article/les-invisibles-une-touchante-compilation-de-photos-anciennes-de-couples-homosexuels-datant-du-debut-du-vingtieme-siecle-qui-va-vous-faire-voire-d-un-autre-oeil-l-homosexualite-a-cette-periode-9096

 

[9]Olivier Marboeuf et Stéphane Martelly : https ://www.youtube.com/watch?v=HkLu_4YYSrk&t=1s&ab_channel=GalerieLeonard%26BinaEllen 

 

[10] https ://www.youtube.com/watch?v=6G_FOCxIxOM&ab_channel=Universit%C3%A9deLausanne

 

[11] https ://www.youtube.com/watch?v=7y-7qTP0iSs&ab_channel=Kiffetarace

 

[12] https ://www.youtube.com/watch?v=VFbhkJNWnhU

 

 

[13] Léa Rivière :https ://www.youtube.com/watch?v=WkBuOxorFQc&ab_channel=GouinementLundi-chaque4%C3%A8melundi-106.3FM