Entretien de Claire Filmon par Anouk Llaurens

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Contextual note
Replays, variations sur les Tuning Scores de Lisa Nelson un projet de recherche d'Anouk Llaurens en dialogue avec Julien Bruneau, s’intéresse à la multiplicité des perspectives sur ce qui fait héritage pour celles et ceux qui ont été touché·es par l'œuvre de Lisa Nelson. S'appuyant aussi bien sur des conversations avec des artistes, des éducateur·ices et des chercheur·euses que sur son propre travail, Anouk Llaurens enquête sur l’héritage comme un processus de diffraction, de créolisation et de réinvention - un vecteur d'émancipation au service des vivants. La collection Sarma Replays rassemble des entretiens, tandis que d'autres contenus de la recherche peuvent être explorés sur le site d’ Oral Site

Anouk Llaurens: Bonjour Claire, on ne s'est pas vues depuis 20 ans à peu près!

 

Claire Filmon: Oui, c’est magnifique ce clin d'œil que tu me fais. Je vois parfois passer des informations sur ton travail sur Facebook. C’est fabuleux parce que c'est comme un vocabulaire, un langage qu'on a en commun.

 

Anouk Llaurens: Tu vis toujours à Paris?

 

Claire Filmon: J'allais presque dire que rien n'a changé depuis des années. C’est beaucoup d'énergie pour que rien ne change, tout en changeant. On est poreuse, on influence, et on est influencée par les évènements du monde. C'est toujours un défi d'être là, et de continuer à faire ce qu'on aime. J'ai toujours une adresse à Paris, c’est un choix stratégique, même si la pandémie m’a fait me poser beaucoup de questions. Enfin… ça a répondu à certaines, et ça en a ouvert d’autres. J'essaie de trouver les moyens de continuer à explorer ce que j'appelle «la composition en temps réel», à travers un travail de création et aussi en transmettant cette passion. Ça occupe toute ma vie.

 

Anouk Llaurens: Pour résumer un peu ma recherche, avant de commencer, je me suis dit qu'il fallait plusieurs voix pour parler des Tuning Scores. Le fait de multiplier les perspectives me permet d’en préserver la dimension insaisissable et vivante. Ça fait un moment que je suis engagée avec la question de comment documenter le vivant. Comment documenter un processus sans le figer? J’ai opté pour ce que j’appelle une « documentation poétique » parce que le poétique pour moi, c’est ce qui échappe, c’est le vivant, et qu’on ne peut documenter le vivant que par du vivant.

 

Claire Filmon: Je ne suis pas du tout le même chemin, ou, en tous cas, je ne le fais pas de la même manière que toi, mais je sens que ce sont les mêmes choses qui me touchent. Je trouve que tu articules bien les choses. C’est comme si tu étais dans un jardin, et que tu éclairais un endroit. Et je me dis: « Ah oui, c'est ça, je vois ça, je ressens ça. » Mais je ne sais pas le dire, je n’ai pas les mots. C'est pour ça que je danse.

 

Anouk Llaurens:  Ça me rappelle une phrase de Lisa que je trouve très belle: « Talking is not my first language », parler n’est pas ma première langue. Ou quelque chose comme ça.

 

Claire Filmon: Pendant la pandémie, j’ai compris pourquoi je dansais. Je veux des corps, pas des Zooms! Mais ça a duré si longtemps que j’ai quand même fait des essais en donnant des ateliers en ligne avec des gens que j'avais choisis. Dès que ça a été possible de retourner dans un studio, j’ai arrêté ce genre d’ateliers – même si mes élèves qui sont au Costa Rica, en Italie, ou ailleurs dans le monde, ne peuvent désormais plus se joindre à ce travail aussi facilement. Le body touch, le toucher, ça change vraiment l'expérience qu'on vit et ce qu’on en fait. C’est une autre expérience.

 

Pour en venir un peu à mon parcours, en 1991, j’ai eu une bourse pour aller étudier aux États-Unis. C’est à mon retour que j'ai rencontré Barre Philips. Pour moi, à cette époque, l'improvisation était un terrain de recherche, ce n'était pas du tout la possibilité d'être sur un plateau. Pendant les trois années suivantes, c’est Barre qui a commencé, sans que je m’en rende compte, à semer en moi les premières graines de l’improvisation comme composition. C’est pour cette raison que j'ai appelé ce que je fais de « la composition en temps réel ». J’ai pris cette appellation des musiciens.

 

C’est en 1995, à Paris, grâce à Mark Tompkins, et à ce fameux stage avec Julyen Hamilton, David Zambrano, Frans Poelstra et Alessandro Certini, que j'ai compris que l'improvisation pouvait être une performance en soi, s’offrir sur scène et que des gens donnaient leur vie pour ça. C'est aussi en 1995 que j'ai rencontré des femmes improvisatrices, comme Simone Forti ou encore Carmela Renalias, la compagne de Julyen à l’époque. J’ai rencontré Lisa un peu plus tard, en 2001, par l’intermédiaire de Contredanse, et donc de Patricia Kuypers. A ce moment-là, j’assistais beaucoup Simone Forti, et c’est d’ailleurs elle qui m'a présentée à Lisa. Pour moi, Bruxelles a été une sorte de contrepoids à Paris. C’est là que je suis venue me nourrir pendant au moins trois ans. Contredanse avait donc organisé deux stages avec Lisa, à un an d’intervalle, avec les mêmes stagiaires. Ça a été une expérience extraordinaire qui a changé ma vie. Tu te souviens? On parlait, parlait, parlait, parlait… C'était impressionnant et bien nouveau pour moi, qui n’était que danseuse, de parler autant.

J’ai l’impression d’avoir rencontré les Tuning Scores sans le savoir. Au début du travail, on ne le nommait pas Tuning Scores. Je me rappelle une matinée passée simplement avec le score « yeux ouverts, yeux fermés, mouvement et pause ». C'était FA-BU-LEUX. Puis on s’est retrouvé à travailler en petits groupes avec Scott Smith, et on a joué le fameux GO, le score avec les objets. Un public a été invité à voir ce qu’on faisait. Alors j’ai commencé à comprendre, à prendre conscience de ce qu’étaient les Tuning Scores.

 

J’ai d’ailleurs eu l’extrême chance – que j'ai un peu provoquée – de jouer GO sur scène avec Lisa et Scott deux fois en 2010. D’abord, à Poitiers, parce que j’y avais invité Lisa plusieurs fois. Puis, comme ils partaient directement en Italie ensuite, Lisa a accepté que je les suive. La performance en Italie a été filmée, et de courts extraits sont accessibles sur YouTube. Avant la performance de Poitiers, on s’était quand même bien préparées. On avait travaillé en résidence dans le théâtre toutes les deux pendant quinze jours. Puis, j'ai été chez Lisa à Mad Brook Farm pendant un mois. On allait se baigner dans un lac, c'était ça les Tuning Scores ha! ha! Mais bon, tout ce qu’on avait déjà vécu ensemble avait pavé un terrain de confiance. Ça a été quand même une épreuve qui m'a fait grandir. Par exemple, la première fois à Poitiers, Lisa et Scott commençaient dans le noir, autour de la table avec les objets. Pendant ce temps, j'étais assise dans le public. Puis quand la lumière arrivait plein feux sur le plateau, je pouvais entrer. Tu imagines, directement du public au plateau! J’ai cru que je n'y arriverais jamais! De mémoire, Lisa ne voulait pas que je vienne des coulisses, elle ne voulait pas que je travaille avec les objets, parce que c'était quelque chose d'intime entre elle et Scott. Elle préférait que je regarde avant d’entrer. En Italie, ça n’a pas été du tout pareil.

 

Quand j’ai rencontré Lisa, j’étais curieuse de découvrir un langage. C'était quoi son moteur ? J'ai rencontré quelques « titans » comme elle dans ma vie. Tu vas les voir, et, dix ans ou même quinze ans après, tu fais les mêmes choses avec eux, et c’est toujours aussi passionnant. Je ne comprends pas les gens qui n'aiment pas répéter, parce que si on me demande de retraverser avec Lisa toutes ses propositions, moi, dès demain, je retourne avec elle dans le studio! C’est un peu comme des poupées russes; c'est génial. Je reprends toujours cette phrase de Bonnie Bainbridge Cohen qui m’a marquée. Je n’ai pas beaucoup étudié avec elle, parce que, malheureusement, ses stages étaient un peu trop chers pour mes finances. Mais il m'a suffi d’un week-end avec elle, et j'ai eu de quoi travailler toute ma vie. Elle a dit: « Chaque cellule peut être initiatrice de mouvement. » Ma vie ne sera pas suffisante pour explorer toutes mes cellules. Et avec Lisa, c'est pareil. C’est un travail d’exploration infini. Alors je dis, merci à la vie. Chaque petit moment vécu et partagé sur ce travail est un cadeau. Voilà, vraiment merci.

 

Donc, depuis 1995, je me suis engagée avec moi-même, avec beaucoup de hauts et de bas, dans « la composition en temps réel » sur le plateau. C’est-à-dire pour donner à voir ces compositions dans l'instant, en utilisant tous les outils que j’ai appris des uns et des autres. Ma passion se situe entre le Contact Improvisation, l’improvisation et la parole. Je mets en place des projets pouvant intégrer aussi la musique, la lumière, et je fais en sorte que d'autres personnes qui ont envie de découvrir ces outils puissent y avoir accès.

 

Anouk Llaurens: Donc tu fais des propositions scéniques et tu transmets.

 

Claire Filmon: C'est exactement ça. Des propositions scéniques dans lesquelles je danse ou pas. Plus j’avance en âge, plus je me pose la question d’aller sur un plateau. Mais quand tu vois que Simone a continué d’y être jusqu'à 84 ans, tu te dis « Bah, j’ai encore un petit peu de temps devant moi, ça va. » Tu ne le peux pas avec la danse classique. Mais avec cette danse particulière qu’on nous a transmise, c’est possible, parce que la possibilité de no end estintrinsèque à cette matière qu'on travaille. Ça me touche. Et puis, il y a le bâton de la transmission qui est important pour moi. Ça me nourrit autant de donner que de recevoir. Voilà comment je me situe brièvement aujourd'hui, et je suis un peu dans cette espèce de flow d'avoir reçu et de redonner. Lisa est une des couleurs qui m’habite, même si c’est plutôt le travail de Simone qui est le plus présent pour moi sur scène, parce que j'ai passé plus de temps avec elle. Puis je m'intéresse à cette relation entre la parole et le mouvement, qui est un monde en soi.

 

Dans mon travail de transmission, j’essaie d'être la plus fidèle possible, selon moi, à ce que j'ai reçu, en en respectant les racines. J’ai toujours eu cette tendance; on me l'a reprochée parfois. Mais je ne le fais pas exprès, je suis comme ça. Je rends hommage par exemple en nommant les sources: ça c’est Simone Forti, ça c'est Nancy Stark Smith, ça, c'est Lisa Nelson, ça c'est Barre Philips… Dans mon travail de transmission, ce que le travail de Lisa m'a apporté, un peu comme le travail de Julyen Hamilton d’ailleurs, c’est une certaine clarté. Ils ont, chacun à leur manière, la capacité d’éclairer et de mettre des mots sur des choses très compliquées. Julyen dit qu’on sépare d’abord les choses, on met des mots, et on remet ensuite les choses ensemble. Ça lève toute confusion, surtout quand on travaille avec des néophytes ou des personnes qui pensent qu’en improvisation, on fait ce qu'on veut.

 

J'avais déjà pas mal pratiqué l’appel tout simple eyes closed, dans le Mouvement Authentique. Mais dans les Tuning Scores, ça va plus loin. C’est pas seulement yeux fermés ou yeux ouverts, mais ce qui se passe entre ouverts et fermés. Que se passe-t-il dans cette transition? C’est puissant. Pour moi, ce sont des outils, comme pour jardiner. Quand tu fais de la permaculture, tu n’utilises pas de gros tracteurs, tu prends des outils nouveaux qui ont été créés précisément pour retourner la terre. Mais après, avec le jardin lui-même, tu fais ce que tu veux. Ce sont des outils qui permettent une prise de conscience et qui affinent ta capacité à composer. Je les utilise dans le but de redonner de la conscience et de la liberté aux gens avec qui je travaille. J'utilise souvent les mêmes appels, yeux ouverts, yeux fermés, pause, parce que je n’ai les groupes que pendant deux ou trois jours. Quand c’est plus long, je peux aller plus loin. Ces derniers temps, je travaille beaucoup sur replay, replace,change, sustain, repeat. J’organise les appels en deux groupes : ceux quitravaillent plus sur des notions de temps, et d'autres qui travaillent plus sur des notions d’espace. Ce sont des super outils pour composer, simples et complexes, et, dans ce sens, ils sont « infinis ». Dernièrement, j'utilise aussi beaucoup le single image, pour que les gens se rendent compte qu'on est tous très différents. On ne regarde pas la même chose, on ne voit pas la même chose non plus. J'aime beaucoup le blind unisson trio,mais, à mon sens, ça demande de travailler avec des gens qui ont un peu d’expérience. C’est plus rare. Ces outils-là sont comme des espèces d'électrochoc. Les gens pensent savoir, et ils se rendent vite compte qu'ils ne savent pas. Ils pensent que c'est facile, et se rendent compte que ça ne l’est pas. Julyen dit que la seule technique dans l’improvisation, c'est la précision. Et la précision, c'est ad vitam aeternam: tu n’as jamais fini d'être précis. Avec les outils de Lisa, les gens se rendent compte en très peu de temps qu’ils ne sont pas précis. Tu sais, simplement « s’arrêter, yeux fermés et bouger, yeux ouverts ». Quand est-ce que tu t'arrêtes? Quand est-ce que tu ouvres les yeux, avant, au même moment ou après? Trois choix alors que, d'habitude, tu n’en as qu’un!  Pour être précis à ce niveau-là, c’est du travail! C'est ça qui me passionne.  Et les appels, quand est-ce que tu les entends, quand est-ce que tu les mets en jeu ou pas? Ça ouvre au travail d’ensemble : précision avec moi-même, mais aussi avec l'autre. Et rien que ça, ça a un impact énorme. Enfin il y a mille et une choses.

Il y a l’exploration de la perception visuelle pour la personne qui danse et pour la personne qui regarde. Regarder, c'est rare, parce que souvent les gens veulent juste être sur le plateau et faire-faire-faire-faire. Ils regardent, mais ils ne voient pas. Les outils de Lisa invitent à prendre conscience qu’on peut changer son regard, et qu'il n'y a pas qu’une seule manière de voir. C'est une des rares, de toutes les personnes que j'ai rencontrées, qui offre des outils pour donner des retours. Ça existe aussi dans l’Underscore de Nancy Stark Smith, mais au travers de l’exploration de la pratique du Contact Improvisation, ce qui est un peu différent. Je trouve que, dans les Tuning Scores, c'est beaucoup plus fin sur la manière de regarder, de voir, pour être plus précis dans la composition. Ce sont des outils qui décoiffent. Certains n’aiment pas, parce qu’ils n’ont pas envie d’une telle précision, alors ils vont voir ailleurs. Moi, c'est ce que j’aime.

 

Je suis dans un moment de vie où je peux dire que j'ai une forme de confiance. En ce moment, je suis à Bordeaux, et, ce soir, je commence cinq jours de travail sur la relation musique-danse avec des musiciens et des danseurs. Des fois, tu as affaire à des groupes, à des gens que tu ne connais pas et qui sont plus ou moins faciles. Mais les organisateurs m'ont dit une chose sympa : avec toi, on sait que tu proposes un cadre qui met les gens en sécurité. Et ça, je pense que c’est tout ce que Lisa a donné comme outils, et comme cadre, et qui sont des choses très précises. Ça sécurise tout le monde. Parce que les improvisateurs, ce sont souvent des gens qui débordent de partout, tout le temps. Et il y a cette fameuse phrase de je ne sais pas qui, qui dit qu'un improvisateur est libre de faire ce qu'il veut, à condition de montrer qu'il peut aussi faire ce qu'on lui demande. Sinon c'est trop facile. Tu me montres que tu peux faire ce que je te demande, après tu es libre.

 

Je ne sais pas si j’ai répondu à toutes tes questions. En tout cas, ce qui me touche beaucoup, c'est ce que tu as dit tout au début, et que je trouve rare. Les Tuning Scores sont une forme qui demande à rester vivante, bien sûr, et qui demande qu’on ne la fige pas. Et finalement, ce n'est pas si facile. Ça questionne la démarche, et ça me questionne là où j'en suis dans ma vie, et pourquoi je fais ça. Qu’est ce qui me motive? Finalement, je n’ai qu'une motivation, c’est d’apprendre, et que ça ne soit pas intellectuel, mais physique, que ce soit vivant et que je sois dans la capacité de vivre ce que je dis.