Entretien de Carla Bottiglieri par Anouk Llaurens
Anouk Llaurens: Bonjour Carla. Merci de prendre le temps de répondre à mes questions. Est-ce que tu veux bien commencer par te situer ?
Carla Bottiglieri: C'est un très joli mot « se situer », et je crois que ça facilite la tâche parce que ça permet de donner des coordonnées, de faire de la géographie plutôt que de l’histoire. Je peux dire que je me situe à la lisière de différentes pratiques ou activités qui seraient, grosso modo, le champ de la danse d’où je viens et le champ de la pédagogie des pratiques somatiques – qui elles-mêmes ont un position assez interstitielle, intersectionnelle. Peut-être, pour résumer, cet espace serait au croisement de la clinique et de l'esthétique des gestes. Cela décrit un peu la recherche que je mène depuis une trentaine d'années. Ça a commencé bien sûr par la danse, à laquelle je me suis formée, d’abord la danse classique et ensuite la danse contemporaine, et en rencontrant différents enseignements. Dans le contexte de la danse contemporaine, ce qui m'a le plus influencée a été la rencontre avec des chorégraphes et certaines philosophies de la danse que j'estime avoir été fondatrices aussi bien dans ma propre pensée que dans ma vie et dans mon travail. Pour résumer il s’agit de Lisa Nelson, de Steve Paxton mais aussi des chorégraphes avec qui j'ai pu travailler. C’est ce qui constitue l'axe principal qui a marqué ma formation.
Anouk Llaurens : Tu considères donc Steve [Paxton] et Lisa comme des penseurs.
Carla Bottiglieri: Oui tout à fait. Avec Steve et avec Lisa, de manière différente, j'ai trouvé des réponses à des questions que je me posais depuis mon jeune âge – des réponses qui concernent une dimension de la danse que je considère existentielle, là ou la danse cesse d'être un fétiche, un objet esthétique, et en vient à informer la manière d'interroger sa propre vie et la vie avec les autres, de manière non séparée. Ce qui m'a toujours touchée profondément chez eux, c'est ce questionnement qui est conduit jusqu'au plus profond de la danse comme mode d’existence et mode de connaissance – d'où la question radicale de l'in-séparation. Avant d'être une sorte de vocation et de profession - avec tous les partages qui accompagnent les définitions de ce métier dans l'espace social et institutionnel -, la danse est tout d'abord un mode de connaissance et un mode d'existence. En tant que mode de connaissance cela s’apparente à une sorte d'enquête sur les manières de sentir, de percevoir, d'être au monde, de partager le sensible et de le communiquer. Peut-être que je me situe toujours dans ce même pli que j'ai continué à explorer. Après la danse, j'ai rencontré aussi ce qu’on appelle les « pratiques somatiques ». J'ai approfondi en particulier l'étude et la formation dans deux de ces pratiques que sont le Body Mind Centering® et le Rolfing®. J’ai aussi pratiqué le Feldenkrais et le Continuum. Ce qui m'intéressait, davantage que l’idée de me spécialiser dans l'une de ces pratiques – aussi parce que l’étude est sans fin – c'était la possibilité de lire transversalement ce qui se jouait dans l’émergence de ces méthodes au sein de la modernité occidentale, y compris culturellement et historiquement. C'est un peu ce qui a mû mon désir d'apprendre et d'en savoir davantage, en plus de la perception que ces pratiques-là pouvaient aider à déconstruire les modalités de composition des corporéités dans l'espace social public et dans l'espace artistique.
Anouk Llaurens: Qu'est ce que tu veux dire par là?
Carla Bottiglieri: Au début des années 2000, je vivais en France et je m'inscrivais plus ou moins dans le milieu de la danse contemporaine. Mais j'étais très à l'affût, très sensible à tout ce qui se passait au niveau politique à ce moment-là. C'était la période des émeutes en banlieue et je me suis beaucoup interrogée sur ce qui était en jeu en termes de partage de l'espace public et de régime de séparation institutionnelle des vies, des projets de vie, des actions proscrites et prescrites. J'avais le désir d'imaginer à quel point des outils de recomposition de l'imaginaire pourraient servir à sortir des régimes d’oppression et d'assignation de place et de lieu. J'étais partie sur ce besoin d'interroger politiquement ces recompositions de l'imaginaire et c'est à cause de ça que j'ai décidé de reprendre mes études et de proposer un projet de recherche de doctorat au département danse à Paris 8. Ce projet s'est par la suite modifié en rencontrant un axe de recherche qui était en train d'émerger à ce moment-là, l’expérimentation des pratiques somatiques dans des milieux de soin. Ce n'était pas des milieux de souffrance et violence sociale ou sociétale, quoi que… il s’agissait des contextes de soin, avec leurs complexités. Ma recherche s'est dirigée dans des milieux d'associations de personnes vivant avec le VIH ou d'autres pathologies virales chroniques, dans des situations de précarité, et parfois venant de parcours difficiles d’immigration. Cette recherche-là se confrontait aussi aux présupposés culturels et historiques des méthodes somatiques elles-mêmes. Quelles seraient les instances à analyser et à déconstruire dans certaines modalités de représentation du sensible, de la perception et de la corporéité, y compris dans les pratiques somatiques ? Il s’agissait donc d’interroger les pratiques elles-mêmes à partir de leurs présupposés politiques, historiques et esthétiques.
C'est surtout la trajectoire clinico-esthétique qui oriente mon travail actuel. Je travaille avec Thomas Greil, mon compagnon, qui est praticien et formateur de Body Mind Centering®. L'un des axes de travail, c'est l'engagement auprès d'enfants avec des situations de handicap, à travers le montage de projets qui impliquent les familles, les parents ou d'autres professionnels du soin, de l’environnement proche. Il s'agit de partager des outils somatiques pour l'observation et l'accompagnement de l'émergence d'habiletés à travers le geste, le mouvement. C'est un travail de longue haleine. On travaille en particulier depuis trois ans avec des enfants qui ont des troubles du développement neuro-moteur. On essaye de tisser les principes, les outils qui viennent du Body Mind Centering® et du Rolfing® – en particulier de l'enseignement de Hubert Godard qui est fondamental dans mon parcours – et puis des outils qui viennent de Feldenkrais et de l'analyse du mouvement. La question étant de composer un champs transversal aux différentes méthodes pour cartographier des instruments qui permettent d'élargir le champ de communication avec l’enfant, la possibilité de reconnaître et de valoriser ce qu’il manifeste, d’accompagner l'émergence de gestes manquants et de créer un environnement qui soit propice à cette émergence-là.
C'est surtout un déplacement du regard et donc de l'observation. C'est nourrir l'observation et se rendre sensible à d'autres modalités d'expression et d'existence que des enfants dits « en situation de handicap » ne font que manifester, de manière à pouvoir nous rendre sensibles à comment partager d'autres territoires perceptifs.
Anouk Llaurens: Est-ce que vous travaillez avec des personnes autistes, dans le champ de la neurodiversité?
Carla Bottiglieri: Oui, c’est Thomas [Greil] surtout qui travaille avec des enfants qui ont des troubles dans le spectre de l'autisme. Moi, je commence petit à petit. Mais c'est un territoire que j'ai fréquenté longtemps à travers mon amitié avec Claire Doyon, la mère d'une jeune femme autiste qui a fondé une école expérimentale pour enfants autistes à Paris et qui est par ailleurs cinéaste. Je l’ai accompagnée dans des projets de fabrication d'images documentaires et nous avons commencé à croiser nos quêtes respectives. Claire a réalisé un très beau film autour de sa fille Pénélope ; le film s'appelle « Pénélope mon amour » et est sorti en 2022. C'était une expérience passionnante de réflexion qui s’est tissée à travers le partage de lectures – l’œuvre de Deligny, en particulier -, d’enquêtes, d’entretiens, de rencontres. L'idée de ce film était d'essayer de ré-ouvrir des archives d'images de rush filmés pendant toute l'enfance de Pénélope pour y chercher des signes ou des signaux qui pourraient orienter une imagination politique de la suite de la vie de Pénélope, donc de sa vie d’adulte. C'était un travail d’archéologie.
Anouk Llaurens: Une archéologie pour lire l’avenir.
Carla Bottiglieri: Oui, comme à rebrousse-poil. Le film a été invité à un petit festival qui a lieu dans le village où Deligny a travaillé toute sa vie, à Monoblet dans les Cévennes. En présentant le film, on a rencontré les anciennes « présences proches » qui s’étaient réunies autour de Deligny, comme Jacques Lin, ainsi que les gens qui ont repris sa tentative, et qui se battent pour faire exister d’autres milieux de vie pour de jeunes et adultes en situation de handicap. Aujourd'hui c'est difficile d'imaginer qu'une tentative pareille puisse être praticable pour des tas de raisons institutionnelles, et pourtant on arrive à trouver souterrainement des lignes de continuité qui communiquent. Parfois il s'agit de creuser des tunnels plutôt que de faire des ponts. Ces collaborations un peu nomades, ce sont des choses qui m'arrivent souvent, je mesure la chance de faire des rencontres pareilles. C’est peut-être à cause du fait qu'il y a un manque de définition dans le travail que je fais. Parfois ça prend la forme d'une théorisation ou d'une tentative d'articulation de la pensée, parfois c'est la pratique elle-même – la pratique disons pédagogique auprès d’enfants et d’adultes – parfois c'est l'écriture, parfois ce sont des collaborations périphériques.
Anouk Llaurens: Est-ce que tu te considères encore dans le champ de la création artistique?
Carla Bottiglieri: Je me considère peut-être dans la « dé-création » artistique. Mais effectivement, il y a une dimension poético-esthétique qui guide mes choix sans que je sache trop ce qui fait que je suis à un endroit plutôt qu'un autre. Mais voilà, ça se passe comme ça. Je pense que c'est le prix à payer pour être dans cette inséparation des choses. Ça manque de définitions et parfois ce n’est pas facile, mais ça permet aussi de bouger, de maintenir un certain mouvement dans la pratique et dans la pensée.
Anouk Llaurens: Pour en revenir à ta relation avec le travail de Lisa, comment l'as tu rencontrée, et quel est ton rapport avec le Tuning Score ?
Carla Bottiglieri: Bien sûr, je connaissais le nom et le travail de Lisa depuis la fin des années 90. Je venais d'arriver à Paris quand il y a eu le festival On The Edge. J'étais au courant du travail de Steve et de Lisa parce qu’ils avaient énormément influencé les chorégraphes italiens avec lesquels je dansais avant d'arriver en France. Lucia Latour, une chorégraphe-architecte, avait été énormément influencée par le Contact Improvisation dans les années 70-80 à Rome ainsi que par la post-modern dance américaine. Elle avait sa signature, son style chorégraphique très précis mais cette influence était retraçable dans son travail tout comme dans le travail de Michele Di Stefano, l'autre chorégraphe avec qui j'ai travaillé au début des années 90 en Italie. Donc je connaissais de loin le travail de Steve et de Lisa. Quand je suis arrivée en France, j'ai fréquenté un peu les ateliers de Contact Improvisation, mais je n'ai jamais été une contacteuse. Là aussi je passais, je sortais. J'ai participé à un stage avec Patricia Kuypers au début des années 2000 à Paris et j'ai vu les performances de Steve et Lisa pendant le festival On The Edge. En 2003 j'ai entrepris la formation en Body Mind Centering® et là, j'ai eu la sensation de contourner le territoire de Lisa, à cause de son lien très fort avec Bonnie Bainbridge Cohen puisque Lisa a filmé pendant des années le travail que Bonnie faisait avec les bébés mais aussi avec les enfants en situation de handicap.
Donc il y avait déjà ce rapport qui était très fort. J'ai rencontré réellement la pratique du Tuning Score en 2017 lors d’un stage d'une dizaine de jours organisé par Contredanse, à Bruxelles. C’est une rencontre qui avait été anticipée par plein de choses – j'avais lu tout ce que je pouvais, je l'avais vue danser – et pourtant cela a été un choc au niveau des affects et au niveau de la pensée. C'était comme des retrouvailles. A l'époque je m’étais déjà réinstallée en Italie et je n'ai pas eu beaucoup de chances de pratiquer le Tuning Score de manière régulière. Par contre, c'est un travail qui vient se superposer à plein d'autres plateaux, d'autres plages de mon travail, qui croise et qui vient même éclaircir beaucoup de questions. C'est là que cette résonance se situe.
Anouk Llaurens: Peux-tu me parler de ces résonances avec ton travail ?
Carla Bottiglieri: En 2019, j'ai été invitée à participer à un colloque qui a été organisé à Paris autour des Tuning Scores de Lisa Nelson et en sa présence. Elle donnait un stage de quatre ou cinq jours au Centre National de la Danse et puis il y avait un colloque sur un week-end organisé par Pascal Queneau, Anne Langlet et Julie Perrin. C'était un projet mené en collaboration avec l’université Paris 7 et non pas Paris 8, c’était un autre laboratoire de recherche. Le titre en était « La dissémination de la pratique du Tuning Score dans la recherche ». On m'a proposé d'intervenir à côté d'autres artistes, chercheurs et chercheuses. Je pense que le deal était de confier à chaque intervenant un appel du Tuning Score. Moi, on m'avait assigné le call « extend » que je n’avais jamais vraiment rencontré dans ma pratique du Tuning Score. J’ai d’abord écrit à Lisa pour m'assurer qu’il existait vraiment avant de me lancer dans une spéculation. Et à sa manière, qui me rappelle aussi celle de Steve, c'est-à-dire que chaque question a le droit d’être posée, elle me répond : « Ah yes ? How interesting ! » Et elle dit : « Mais qu'est-ce que c'est "extend” after all ? » Et donc je me suis lancée à partir de cette question : qu’est-ce que c'est extend « after all »? Et j'ai construit ma proposition de lecture de extend comme une sorte de dérive, de digression, d’hallucination. Ça m'a aidé énormément à comprendre ce qui m'enchante dans la pensée et dans le travail de Lisa et à quel point ça vient toucher des questions qui sont radicales pour moi – « radicales » au sens de racines – et donc j'ai fabulé là-dessus.
Anouk Llaurens: Je serais curieuse de l’entendre, est-ce que ça a été enregistré ?
Carla Bottiglieri: Je peux t'envoyer le dernier brouillon de rédaction. J'ai eu besoin de continuer à y réfléchir et à écrire. En même temps, j'avais rencontré Myriam Van Imschoot et découvert la merveille de ses archives sur Oral site et les Conversations in Vermont. Donc tout ça, la mémoire, la pratique, les notes sur le Tuning Score, les conversations avec Lisa, les échanges de mails, l'écoute des Conversations in Vermont, ont fait une sorte de grand feu. Je me suis aperçue que ce callextend pouvait correspondre à la pratique de l'incrustation vidéo, c'est-à-dire à l’action d'élargir par digression, une sorte d'étirement du temps. Extend serait to elongate, dilater, élargir, étirer le temps en incrustant des fragments de temps dans la danse. Une des choses qui m'avait aussi touchée dans ce que Lisa raconte à Myriam dans une des conversations, c’est quand elle décrit ses débuts dans le montage vidéo en utilisant ce qui à l'époque était appelé le montage linéaire, qui était un travail très, très physique. Elle était entre deux machines et elle raconte qu'elle devait appuyer très fort sur ce bouton pour interrompre la vidéo, couper un morceau, six secondes, et l'incruster dans le flux de l'autre image enregistrée. Elle appelle ce geste to patch, coudre. Ou plutôt, rapiécer, réparer. Ca m'a troublée parce qu’à l’époque, j'avais lu un roman merveilleux de Roberto Bolaño, qui s'appelle Amulette dont l’un des personnages, qui est la conteuse aussi, s'appelle Auxilio Lacouture. Ce geste de « patching » m’a fait penser à la cabine de montage de Lisa comme à un cabinet d'infirmière ou de suture pour réparer le temps. Et donc je suis partie dans cette fabulation parce que l'histoire de Bolaño se passe au Mexique pendant la dictature et il y a toute une réflexion sur le temps et sur la manière de faire déjanter le temps linéaire. Et ce que fait Lisa, ce qu’elle apprend à faire à travers le montage, c'est exactement une opération sur le temps. J’étais donc fascinée par cette possibilité d'entendre le call extend comme une manière de « réparer le temps » en cousant d'autres gestes dans la fabrique des gestes.
La question de la réparation, c’est aussi une question de l’interruption et c'est comme si interrompre et réparer étaient un seul et même geste. C'est un peu en écho à la pensée du philosophe Italien Giorgio Agamben qui est très importante pour moi. Lisa dit que le vocabulaire du Tuning Score est un vocabulaire, un glossaire qui est tiré du montage vidéo. Mais elle appelle ça des calls, des appels, qui sont aussi, on pourrait dire, des vocations ou des révocations. Chaque call, chaque appel, chaque vocation est aussi une mise en question, une interruption et donc une possibilité de sortir du geste dans lequel on est engagé, de le reformuler et même, d’être soi-même remplacé par quelqu’un d'autre. Toutes ces opérations sur le temps sont une critique du temps linéaire et une manière de « re-possibiliser » le réel. C'est très fort lorsque Lisa parle de stratégie de re-wiring, avec le reverse par exemple. Elle dit bien sûr qu’on ne peut pas remonter à l’origine, retrouver ce qui a été perdu ou déceler l’invisible. Mais dans cette opération de retour, on trouve peut-être d'autres croisements, d’autres chemins qui n'ont pas été empruntés. C'est une manière encore une fois d'avoir avec la danse, avec sa propre danse, sa propre signature gestuelle, une possibilité de détachement pour être à la fois dans le geste et dans le témoignage, dans l'observation de ce geste, de manière à pouvoir aussi céder sa place. C'est beau aussi la possibilité qu'un geste soit cité, comme s’il était une enveloppe de peau dans laquelle d'autres corps pourront entrer et ré-habiter. Et politiquement parlant, ce partage du sensible des gestes me paraît une approche tellement lumineuse de la question de la cohabitation, du partage de l’imaginaire.
Et il y a aussi cette question qui est réapparue très vive, très forte lors du laboratoire de Tuning Score à Bruxelles le week-end dernier. J'ai senti à quel point toute cette pensée fabriquée pendant des décennies, c'est au final la question de l'in-séparation entre celle ou celui qui regarde et celle ou celui qui danse – et cette possibilité de glisser d'un état à l’autre. C’est aussi la possibilité d'éradiquer cette fiction un peu héroïque de l'artiste qui aurait la légitimité, le droit d'être sur scène. C’est voir comment ce rôle passe et glisse entre les uns et les autres et même entre les invisibles et les visibles, à condition de générer cette intensité du regard qui met tout en branle. Cette passion du regard qui est implication n'est pas du tout un fétichisme scopique, c'est plutôt un regard qui vient affecter la kinesthésie, la corporéité. Et Lisa le dit très bien parce que le regard peut être celui de méduse qui fige, qui bloque l'action, ou bien le regard a-modal ou infra-modal, qui communique avec les chemins les plus subtils et sensibles du vivant. Un regard qui remet en participation, qui remet en lien avec le monde et les autres.
Et cet « enchantement » du regard, c’est aussi une manière d'habiter un espace sans le violenter, sans l'occuper avec l’action typique d’un sujet. Parce que la première chose qu'on apprend avec Lisa, c'est que l'espace est déjà plein. Les appels sont des appels de l'espace pour qu'on vienne y répondre. Et la réponse circule. C'est une sorte d'utopie polyphonique, une possibilité d'être à plusieurs et d'attendre, d’entendre d'où viendra la réponse. Cette possibilité de multiplier les sources de réponse croise profondément mes préoccupations et aussi mon expérience à côté d'enfants ou de gens qui ont d'autres univers de perception, qui voient parfois des choses que nous ne voyons pas ou qui entendent des voix que nous n'entendons pas. C'est pour ça que pour moi la pensée de Lisa est une pensée de l'in-séparation radicalement. C’est une pensée qui ne tient pas seulement à la danse, mais à la danse comme mode d'existence et de présence.
Anouk Llaurens: Comme une manière de vivre?
Carla Bottiglieri: Une manière de vivre, oui. Et d'ailleurs l'importance pour moi de Lisa dans la sphère de la danse en occident c'est aussi parce qu'elle dé-fétichise la danse. J’ai rarement entendu ou vu quelqu'un faire une histoire de la danse à partir de ses interruptions. Lisa parle très souvent de toutes les fois où elle a arrêté de danser, et je pense qu'elle pose la question principale que personne dans le monde institutionnel de la danse n’a le courage de poser : on ne peut penser la danse qu'à partir de là où elle disparaît.
C'est là où il y a le maximum de puissance, dans cette puissance du « non ». Je dis cela ayant vécu moi-même l’interruption, l’interdiction, ou toutes les entraves que nous nous fabriquons parfois nous-mêmes en ayant institutionnalisé jusqu’aux moindres recoins un jugement. Alors que d’autres cultures ont gardé le lien total entre les pratiques de la danse, du soin et de la spiritualité. Donc je pense que la puissance de la pensée de Lisa vient aussi de ce questionnement de la danse à partir de ses interruptions. Et faire une histoire de la danse à partir de ses interruptions, je pense qu'il fallait la faire.
Anouk Llaurens: Ça me fait penser à Jacque Derrida qui parle du cinéma comme « un art de la coupure, de l’interruption qui pourtant laisse vivre. » [1]. J’ai moi-même vécu des interruptions dans ma pratique de danse, des crises existentielles qui m’ont permis de rediriger mon geste, de me réorienter vers du plus vivant. La question de l’interruption, de la coupure, de la faille et de son potentiel m’intéresse beaucoup.
Carla Bottiglieri: Une autre source magnifique c'est évidemment la pensée du geste de Walter Benjamin, le geste comme interruption. Et dans l'interruption, la possibilité de cette sorte d'émanation de tous les gestes du passé qui redeviendraient « citables ». Je trouve la question de la « citabilité » très forte aussi chez Lisa, avec la possibilité de se sortir soi-même de son propre geste pour que quelqu’un d’autre vienne le remplir, l’habiter. C’est une possibilité de détachement que je trouve très belle. Une possibilité de ne pas trop s'accrocher à la peau de son geste, d'avoir un peu de distance, avec ce double régime de l’attention qui consiste à se regarder regarder. Ce qui n'est pas une dissociation, au contraire, mais une sorte de grâce. La possibilité de doubler le régime du « je » et de révoquer les rôles assignés, de faire « comme si non » qui est aussi une stratégie messianique. Il y a ce texte fabuleux d'Agamben, « Le temps qui reste ». C'est un essai sur le temps messianique qui est le temps du « comme si non ». Ce n’est pas la fin du temps, pas l’apocalypse, mais le temps de la fin. Et ce temps de la fin, c'est la possibilité d'habiter l'avant-dernier temps. Et la puissance de l'extend, du rapiécé, du reverse, c’est la possibilité d’habiter jusqu’à l'avant-dernier geste,… la possibilité de dilater, de gonfler ces autres trous de temps pour que – et là c'est Agamben qui écrit ça et c'est magnifique – « pour que ce ne soit pas le possible qui demande de devenir réel, mais que ce soit le réel qui demande à redevenir possible », qui l’implore, je dirais même, pour à nouveau possibiliser le réel. Arrêter de « réaliser », en somme.
Ce qui signifie aussi se défaire des masques identitaires pour qu'il y ait un peu d'espacement entre le rôle, la vocation et la possibilité de ré-vocation. Et du coup c'est aussi la possibilité de remonter, au sens de re-monter, le re-montage du temps et de l'espace pour lire d'autres images qui sont nichées invisiblement dans le même espace. C'est pour ça que la pensée de Lisa est une pensée-monde.
Je ne suis pas consciente de tous les croisements et les résonances de mon travail avec le sien mais sûrement, quand je suis avec les enfants, je pense à la question de possibiliser le réel au lieu de réaliser un possible. C'est aussi possibiliser ce qui est là et qui est parfois une sorte de mouvement automatique sur lequel l'enfant bute. Et au lieu de vouloir à tout prix lui faire faire quelque chose, essayer de reconduire ce mouvement qui se répète à l'une de ses options possibles, à l'un de ses possibles. Et du coup essayer d'être sensible aux gestes qui manquent dans le présent mais qui sont latents dans l'espace de relation qu'on fabrique avec l'enfant.
Ce texte sur extend qui est encore un brouillon je l’ai intitulé: The idea of the split, the eye of the needle. Ce sont les deux derniers vers de Robert Ashley dans la bande-son originale de PA RT que je trouve incroyable et qui est comme un texte prophétique par rapport au travail de Lisa. Quand il dit:
«He wasn't happy with the world
He worked with the forwardness and the backwardness
He worked with what things are ahead of us
And what things are behind us
I guess the other kind would be
To work with things that are alongside, the attachments»,
j'ai l'impression que tout ce montage avant-arrière ça décrit l’intelligence de Lisa, mais au final aussi tous les attachements, les liens qui ré-ouvrent continuellement l'espace de jeu, et de vie, à l’infini.
[1] « Le film est un art de la coupure. Et on sait très bien que tout revient à l’art du montage, à l’art de l’«édition», de l’editing, au sens anglais. Au début j’ai fait allusion au couper-coller, edit, comme on dit en anglais. Je crois que c’est la marque de l’art dans un tel film, c’est d’abord un art de la couture et de la coupure, savoir comment enchaîner, interrompre, reprendre tel développement engagé ici et interrompu, changement de plan, changement d’image, changement de rythme, et puis un moment après (on pourrait en faire la démonstration si on revoyait le film) on voit le fil qui a été coupé réapparaître et coudre en quelque sorte, se coudre, se faufiler. C’est un art de la coupure, de l’interruption qui pourtant laisse vivre. » Trace et archive- image et art - Jacque Derrida - Dialogue. Collège iconique. INA. 25/06/2002, p13