Entretien de Brune Campos par Anouk Llaurens

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Contextual note
Replays, variations sur les Tuning Scores de Lisa Nelson un projet de recherche d'Anouk Llaurens en dialogue avec Julien Bruneau, s’intéresse à la multiplicité des perspectives sur ce qui fait héritage pour celles et ceux qui ont été touché·es par l'œuvre de Lisa Nelson. S'appuyant aussi bien sur des conversations avec des artistes, des éducateur·ices et des chercheur·euses que sur son propre travail, Anouk Llaurens enquête sur l’héritage comme un processus de diffraction, de créolisation et de réinvention - un vecteur d'émancipation au service des vivants. La collection Sarma Replays rassemble des entretiens, tandis que d'autres contenus de la recherche peuvent être explorés sur le site d’ Oral Site

Anouk Llaurens: Bonjour Brune, on s'est revues le week-end dernier lors de la pratique avec Lisa à Bruxelles. Je t'ai proposé de faire cet entretien parce que tu as une perspective sur les Tuning Scores qui m'intéresse. 

 

Brune Campos: Je suis honorée que tu me proposes de faire cet entretien et tout à coup je me dis, « tiens je fais partie d'une communauté de la danse ». J'ai beaucoup pratiqué les TuningScores, parce que je me sentais à ma place dans cette proposition. J’ai exploré divers modes d’expression artistique, avec une pratique qui s’étend de la création plastique à la performance et à la musique en passant par les arts du cirque. Pour moi, les Tuning Scores rassemblent ces différentes disciplines. Le week-end dernier, dans l’espace de la Tortue à Plumes, j’ai fait l’expérience de pratiquer aux côtés de personnes que je connaissais à peine, je n’en connaissais que trois ou quatre tout au plus. Pourtant, nous partagions un langage, une culture commune, qui nous permettait de dialoguer au-delà des mots. Pour moi, le Tuning Score est une pratique dans laquelle la question des disciplines artistiques ou des identités s’effacent pour laisser place à une écoute profonde, à une connexion à soi-même où chaque geste et chaque parole sont singuliers, irremplaçables et émergent de l’instant présent.

 

Anouk Llaurens: Tu as déjà mentionné que tu es danseuse, circassienne, plasticienne. Comment te situes-tu aujourd'hui ? 

 

Brune Campos: J’utilise souvent le terme « performeuse » parce qu’il englobe plusieurs choses. Je n’ai pas l’impression d’avoir assez approfondi de technique pour me définir autrement, et je préfère créer des formes hybrides, en dehors des traditions. En ce moment, je travaille sur une série radiophonique. 

 

Anouk Llaurens: Où as-tu rencontré Lisa et dans quelles circonstances ?

 

Brune Campos: J’ai eu la chance d’aller aux États-Unis pour apprendre l’anglais et approfondir l’improvisation en tant que bénévole à Earth Dance. C’est là, durant l’été 2010, que j’ai rencontré Lisa Nelson sans le savoir. Je me suis retrouvée, un peu par hasard, à pratiquer les Tuning Scores avec elle dans une maison au cœur de la forêt du Vermont. Cette expérience a été une révélation : j’avais découvert un langage artistique qui rassemblait et touchait à tout ce qui m’intéressait – le visuel, la corporalité, la performance, la question des perspectives. Par la suite, j’ai suivi ses workshops en Italie et en France, et j’ai rencontré à Bruxelles d’autres praticiens des Tuning Scores, comme Franck Beaubois, Claude Boillet, Pascale Gille, Eva Maes, Baptiste Andrien et Félicette Chazerand. Cette pratique est devenue centrale pour moi, comme une philosophie liant corps, identité, respect et communauté.

 

Anouk Llaurens: Quand tu parles d’« identité » qu'est-ce que tu veux dire ?

 

Brune Campos: Pour moi, le Tuning est une manière de capter l’intimité, la vibration des présences. Ça révèle ce qui attire chaque personne, ses obsessions, sa manière unique de bouger. C’est une pratique qui permet d’embrasser les singularités et de voir comment chaque parcours s’exprime dans le corps et dans l’espace. Plus qu’une prouesse, c’est une cohabitation authentique avec soi-même et l’environnement, où l’expression devient libre, parfois sauvage.
C’est une approche qui m’a offert un sentiment d’appartenance inédit, le premier qui soit aussi fort et inclusif. Pour moi Lisa propose un cadre de co-création où l’écoute et le respect sont au cœur de l’expérience. C’est une pratique d’écriture collective dans laquelle on cohabite sans les barrières habituelles de sexe, de genre, de race, le fait d’être amateur ou professionnel. Dans cet espace, mon identité est libre de fluctuer : je peux être homme ou femme, humain ou même félin. Ça me touche à différents niveaux de transformation intérieure, et pour moi, c’est une approche puissamment libératrice.

 

Anouk Llaurens: Je me rappelle qu'ensuite Claude Boillet et toi avez organisé un workshop à Bruxelles aux Bains Connective.

 

Brune Campos: Oui j'ai vécu un truc très fort avec Claude, on avait monté un projet qui s’appelait Caro et Brune. Il y avait une envie très forte de collaborer, de mettre des projets en scène ensemble très vite sur la base des Tuning. Et puis je suis tombée enceinte, on s'est retrouvées à faire un projet dans la Zinneke parade à Bruxelles et ça a un peu « splitté » dans la communication, on n’était pas dans les mêmes réalités à ce moment-là.

 

Anouk Llaurens: Oui devenir mère ça change la vie.

 

Brune Campos: Oui, complètement. Puis j'ai arrêté le Tuning.

 

AnoukLlaurens: Mais vous avez quand même organisé ce workshop ensemble ?

 

Brune Campos : Oui, on a fait ça avant. On a organisé un workshop de quinze jours en 2012 ou 2013. C'était porté administrativement par les Bains Connective mais ça se passait à Cartago. On avait fait venir des gens de toute l'Europe. Il y avait beaucoup de monde. On s'est retrouvées avec vingt-cinq personnes dans le même espace, dans la grande salle de Cartago, c'était quand même impressionnant. Et puis du fait que j’étais organisatrice, je me suis retrouvée dans l'intimité de Lisa, proche de cet être qui est hyper punk! J'adore cette femme… avec ses chips. Je suis amoureuse d'elle, profondément. Qu'est-ce que ça fait du bien quelqu'un qui est à la fois complètement dans la reconnaissance institutionnelle et en même temps pas du tout, elle est complètement déconnectée! Quand je pense à toutes les pièces qu’elle a créées, à l’exigence de sa recherche, je trouve qu’elle n’a jamais reçu la reconnaissance qu’elle mérite. Je suis frappée par l’impact qu’elle a eu sur le champ de la danse contemporaine. Elle est reconnue mais d’une manière presque discrète, comme si son génie avait été en partie ignoré. Elle travaille dans la justesse et ne court pas après la validation. Son aura parle pour elle et les quelques mots qu’elle prononce sont d’une rare précision. Sa manière de ressentir, de vivre et de transmettre le mouvement reste encore avant-gardiste aujourd’hui. Et la voir travailler, c’est côtoyer une vision qui, à mon avis, aurait dû rayonner bien plus largement. 

 

Anouk Llaurens: Oui, moi, son côté punk, ça m'a toujours rassuré. C'est une figure hyper responsable, rigoureuse, une anarchiste dans le sens fort du terme. Elle se gouverne elle-même, depuis l'intérieur et sa présence encourage les autres à faire pareil. 

 

Brune Campos: Et puis il n’y a pas de hiérarchie. Moi je l'ai toujours vue dans l'amour des autres, dans l'écoute des corps. Et puis quand ça ne lui plaît pas elle te l'envoie en pleine gueule ! T'aurais envie que ça soit quelqu’un comme ça qui gouverne! [rire !

 

Anouk: Est-ce qu’il y a d’autres aspects des Tuning Scores qui te touchent et que tu voudrais citer ?


Brune Campos: Les Tuning Scores empruntent au montage vidéo. C’est un aspect essentiel de l’approche de Lisa : il s’agit de découper, d'assembler et de jouer avec le rythme visuel, comme on monte des séquences en vidéo. Pourtant, pour moi, l'essence des Tuning est aussi profondément liée à une écriture musicale, où la pulsation régit la composition. C’est un langage rythmique qui invite à accumuler et superposer des mouvements, des images, en suivant une logique d’improvisation maîtrisée, comme des motifs musicaux qui se tissent les uns aux autres.
Cette pulsation donne vie à une structure collective, où chaque mouvement semble être à la fois indépendant et interdépendant. Je le vis comme un montage en direct, à la manière d'une composition musicale où s'accumulent des couches sonores, des silences et des intensités. C’est une partition vivante, où chaque geste, chaque regard, chaque déplacement dans l’espace s’intègre dans une sorte de « partitura » qui s’écoute autant qu’elle se regarde, et qui mêle les temporalités visuelles et musicales pour façonner une cohérence qui laisse la place au surgissement de l’imprévu.

 

Anouk Llaurens: On arrive à ma dernière question, est-ce que tu utilises les Tuning dans ton travail et comment?

 

Brune Campos: Je travaille dans différents champs, je crée des performances, je les interprète, je donne des ateliers dans des crèches, j’interviens dans des prisons et avec des personnes âgées. 

 

Quand je monte sur un plateau, il y a toujours cette approche vibratoire, cette manière de ressentir le corps, directement héritée des Tuning. Quand je me sens perdue ou déconnectée de ce que je suis en train de faire, je ferme les yeux pour revenir au présent, revenir dans mon corps. Ce retour à l’instant, cette résonance avec soi, c’est devenu quelque chose d’ancré qui guide mon interprétation, ma présence physique et vocale.

Je transpose cette approche dans mes ateliers, que ce soit avec des bébés, des enfants, des adultes, des personnes âgées, ou en milieu carcéral. Dans chacun de ces contextes, j'utilise l’écoute, le toucher, les images et certains appels pour structurer mes séances. J’agis à travers une écoute attentive, un soin que je ressens comme étant du Tuning : comment se positionner dans l’espace, en fonction du groupe et de ses besoins? Dans toutes ces expériences, que ce soit sur scène ou en atelier, le Tuning n’est pas un exercice technique pour moi, mais un moyen d’être plus profondément en relation avec les autres, de créer un espace d'écoute et de soin, et même de donner un support au mouvement là où il est le plus vulnérable. Le Tuning m’accompagne partout, même dans le quotidien, avec ma fille par exemple. Quand elle rentre de l’école, remplie d’émotions, il suffit parfois que je pose mes mains sur elle pour qu’elle lâche prise.

Avec Ikue Nakagawa, nous avons créé le projet ICI [1]. Nous intervenons dans des crèches pour des enfants âgés de dix-huit mois à trois ans. Nous proposons une pratique centrée sur l’écoute du contexte et des sensations, pour accéder à un mouvement authentique. Le Tuning, l’action de s’accorder y est très présent, notamment dans l’échauffement et dans l’attention portée à l’espace et aux éléments environnants. La spontanéité des bébés et leur justesse nous guident vers une composition instantanée, où l’écoute se transforme en danse collective. C’est particulièrement enrichissant de faire ça avec des enfants de ces âges-là, encore libres des codes normés du mouvement. Ça nous a ouvert des perspectives nouvelles.

 

Anouk Llaurens: Tu disais que tu travaillais aussi avec des prisonniers ? 

 

Brune Campos: Oui, j’ai passé cinq ans à travailler en prison, en collaboration avec des musiciens. Avec eux, j’ai notamment fait du slam, du rap, de l’écriture poétique. Mon rôle était d’accompagner les détenus dans le passage de l'écrit à l’oral. Dans cet environnement intense et fermé, il y a une vraie valeur dans le fait de se synchroniser avec l’autre. Le respect est mutuel, on s'accorde. On a créé un album et organisé des concerts. C'était un projet très nourrissant, et je conseille à tous les artistes de s'investir dans ce type de projet. C’est un moyen de soigner, de remettre les gens en contact avec une forme d’autonomie.

Anouk Anouk: Et eux, que t'ont-ils appris ?

Brune Campos: De la générosité, de l’humanité. C’est aussi un espace où l’on crée ensemble, où on se reconnecte à soi. Le travail de création en prison permet de sortir du cycle de la violence, de la déconnexion, et de redonner un sens à l’action. C’est un peu comme le Tuning, dans le sens où on invite à revenir à soi, à l’écoute du corps et du moment présent.


Anouk Llaurens: Oui, dans le Tuning, il s'agit aussi de réactiver l’autonomie et parfois de sortir de la répétition.

Brune Campos: Exactement. Le Tuning c’est thérapeutique, ça t’aide à t’habiter, à te recentrer sur ce dont ton corps a besoin. Parfois, c’est simplement de s'arrêter, de faire une pause, d'accepter l'instant sans produire quoi que ce soit.

 

Anouk Llaurens: Est- ce que tu chantes toi aussi ?

 

Brune Campos: Oui, je chante et je pratique la batterie depuis cinq ans. Je fais du spoken word — pas du slam, parce que le terme « slam » me limite dans une esthétique et surtout parce que je ne sais absolument pas slamer. Je travaille avec des sons, des beats, je crée une danse avec les mots.

 

Anouk Llaurens: Est-ce que tu peux me parler du projet radio que tu développes depuis quelques années ?

 

Brune Campos: Ce projet a commencé juste avant le COVID-19, lorsque mon frère m’a dit qu’il envisageait de quitter Bruxelles. Avant son départ, je lui ai proposé de créer quelque chose ensemble. Nous avons monté une performance où j’improvisais un récit pendant qu’il jouait de la musique techno et pop. On l’a d’abord présentée pour les cinquante ans d'une amie, et au fur et à mesure des représentations, les gens nous ont dit : « Vous devriez en faire un projet radio ! »

L'arrivée du COVID-19 nous a poussés à postuler pour une bourse. Nous avons été lauréats du Fonds d'Aide à la Création Radiophonique et, à notre grande surprise, le financement a été bien supérieur à ce que nous espérions. C’était un vrai coup de chance ! C’est ainsi que je me suis retrouvée dans le monde de la radio, presque par hasard. Mon objectif était de créer un projet qui puisse toucher un public large, y compris celles et ceux sans formation artistique. Le projet s'appelle Marrakech sitcom. C’est une série radiophonique qui adopte les codes du sitcom et de la fiction et qui navigue entre la radio et la scène, parfois on joue en live. Le pitch, c'est l'histoire de Sylvie qui a une quarantaine d'années, qui a bossé toute sa vie en intérim. Sylvie est à côté de la plaque. Elle n'a pas envie de se confronter à la réalité, elle refuse de grandir, de vieillir. Un jour, elle reçoit un courrier recommandé qui lui dit qu'elle doit quitter son appartement. Sans boulot fixe, elle se retrouve confrontée à trouver un appartement à Bruxelles. Je pose plusieurs questions à travers cette série : C’est quoi réussir sa vie? C'est quoi le bonheur? C'est quoi une femme épanouie? C’est quoi une femme qui vieilli sans avoir construit ni famille ni de carrière? Quelle place a-t-elle dans la société aujourd’hui? J’essaye de parler de tout ça et étant dans un rapport tragi-comique. Je mets mon personnage dans des situations décalées. L'idée c'est de la faire évoluer et de la rendre un peu plus responsable et généreuse au fil des épisodes.

 

Je travaille en collaboration avec mon frère Léo qui est musicien. Je suis responsable de l’histoire et Léo de l’environnement sonore. Je vois un lien très fort avec les Tuning Scores dans notre approche de la création sonore. Lorsque nous travaillons sur une scène qui raconte, par exemple, que Sylvie fait du vélo, Léo cherche des sons de vélo et de la ville pour créer un environnement. Ma voix entre ensuite pour raconter l’histoire, mais toujours en résonance avec la proposition de Léo. C’est un véritable dialogue : il faut savoir quand laisser de la place à l’autre et quand prendre le relais. Parfois, tout fusionne tellement que ce n’est plus un récit, mais une pure symbiose musicale. 


Le processus nous mène à créer un espace imaginaire où chaque son participe à la construction d’une image. Là on peut faire le parallèle avec le Single ImageScore : quand deux éléments sont mis en relation, cela raconte toujours une histoire, même si ce n’était pas l’intention initiale. L'association d’un mot à un espace sonore fonctionne de la même manière. Par exemple, un bruit de mer ou un bruit de frigo va déclencher des imaginaires différents, uniques à chaque auditeur ou spectateur selon son vécu et ses souvenirs. Ça joue sur les nuances et les sensations, et ça permet à chacun de projeter sa propre interprétation, ça rend l'expérience profondément personnelle. Même en changeant de médium, en passant de la radio à la scène ou en manipulant des sons et des mots, nous restons confrontés aux mêmes questions fondamentales pour composer ensemble : l’équilibre, la cohérence et l’impact. Comme dans les Tuning Scores, chaque choix que nous faisons — que ce soit un son, une phrase ou une pause — doit répondre à l’intention de l’œuvre tout en s’inscrivant dans une dynamique de résonance et d’écoute partagée. Il ne s'agit pas seulement d’ajouter des éléments, mais aussi de créer des moments où l’espace et le silence peuvent résonner autant que les sons. On doit constamment évaluer : quand faut-il réduire, affiner, ou même supprimer certains éléments pour servir l’ensemble et que ça soit plus fluide ? Ce processus de simplification et de clarification est fondamental, il nous permet de concentrer l’attention sur l’essentiel, tout en laissant suffisamment d’espace à l’imaginaire aux auditeurs ou aux spectateurs. Chaque interaction sonore, chaque choix, est une opportunité de redéfinir la relation entre l’individu et le collectif.

 

[1] https://www.brunecampos.com/index.php/ici/