Entretien d'Anouk Llaurens par Julien Bruneau

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Contextual note
Replays, variations sur les Tuning Scores de Lisa Nelson un projet de recherche d'Anouk Llaurens en dialogue avec Julien Bruneau, s’intéresse à la multiplicité des perspectives sur ce qui fait héritage pour celles et ceux qui ont été touché·es par l'œuvre de Lisa Nelson. S'appuyant aussi bien sur des conversations avec des artistes, des éducateur·ices et des chercheur·euses que sur son propre travail, Anouk Llaurens enquête sur l’héritage comme un processus de diffraction, de créolisation et de réinvention - un vecteur d'émancipation au service des vivants. La collection Sarma Replays rassemble des entretiens, tandis que d'autres contenus de la recherche peuvent être explorés sur le site d’ Oral Site

Julien Bruneau : Je vais te poser les questions que tu poses toi-même à toutes les personnes que tu interviewes. Est-ce que tu veux bien commencer par te situer?

 

Anouk Llaurens : Je me situe de manière multiple et en relation. Je me sens imparfaite, pleine de contradictions et surtout très sensible. Je me situe comme une personne qui se pose des questions, qui aime remettre en jeu, ré-insuffler du mouvement là où il n’y en a plus, du souffle, de la respiration, comme une danseuse. J’ai le désir de maintenir le dialogue et la tension entre des aspects contradictoires : la rigueur et la sauvagerie, la stabilité et le mouvement, l’individuel et le collectif. J’ai le désir de ne pas choisir mon camp, mais de vivre en préservant la tension, de me maintenir au cœur des paradoxes. Aujourd’hui j’ai cinquante-cinq ans, je suis dans le temps de la ménopause. C’est la fin d’un cycle dans la vie d’une femme et, comme je l’ai entendu dire par l’écrivaine Christine Singer, un moment de passage de la fécondité du corps à la fécondité du cœur.

 

Quant à mon background familial, du côté maternel, mes ancêtres étaient mineurs. Mon grand-père était résistant pendant la seconde guerre mondiale, il cachait des armes dans son jardin. L’autre grand-père, le paternel, était catalan et chanteur d’opérette. Je ne l’ai jamais connu. Les grands-mères étaient femmes au foyer, elles élevaient leurs enfants. Mon père était ingénieur en informatique, passionné de spéléologie et s’occupait d’un centre social. Il est mort d’une rupture d’anévrisme en distribuant des tracts à vélo quand j’avais neuf ans. J’ai grandi dans une atmosphère triste et mortifère. J’ai été élevé par ma mère, une femme fragile mentalement, très marquée par la seconde guerre mondiale (elle avait quatre ans en 1939) et dévastée par la mort de son mari. Je n'ai jamais été proche de ma sœur aînée qui me jalousait beaucoup. Je n’ai pas reçu beaucoup d’amour ni beaucoup de repères pour m’orienter dans la vie quand j’étais enfant. J’ai dû tout reconstruire. Une certaine danse et certaines thérapies m’y ont aidée.  

 

Je danse depuis que j'ai cinq ou six ans. J'ai été traversée par des tas de techniques et d’esthétiques. De la danse classique et la danse jazz à la danse contemporaine, les claquettes, la danse africaine, les danses de cabaret, le contact improvisation, la danse dans l’eau, le trapèze volant, les pratiques somatiques…Les danses que je faisais au début n’étaient pas très vivantes. On m'a longtemps enseigné la danse à partir d'un extérieur, d'un miroir, du feedback monolithique d'un professeur tout puissant dont je ne comprenais pas toujours les indications.

 

Après mon bac de biologie et la fin de mes études au conservatoire de danse classique, je suis entrée dans une école de comédie musicale à Nice, le Off jazz dance center qui m’a conduite à danser dans la boîte de nuit du casino de Nice, puis dans un cabaret en Suisse pendant un an. Ça a été mes premières expériences en tant que danseuse professionnelle. Même si je gagnais très bien ma vie en Suisse, je me suis vite lassée d’être un objet sexuel souriant et je suis partie vivre à Paris. Je ne connaissais rien à la danse contemporaine quand j’ai passé l’audition pour le CNDC d’Angers et ils m’ont pris. C’est là que j’ai rencontré Fernand Schirren, un professeur de rythme belge qui a eu une énorme influence sur moi.

 

Je ne suis pas allée à l’université. Je n’ai pas eu de pratique intellectuelle pendant longtemps. Enfant je lisais peu, j’étais physique, j’ai grandi dans le sud de la France, il faisait beau, j’étais dehors. J’ai rencontré la pensée à travers le Yi King et la pensée chinoise à laquelle j’ai été initié à 18 ans par un de mes compagnons, quand je vivais à Nice. C’est un livre traditionnel, une sorte de bible chinoise qui m’a éduquée, appris à vivre et que je consulte encore régulièrement. Ce que je trouve très beau dans la pensée taoïste c’est le principe des cycles, du retour du “même” et de la transformation. Il y aussi le fait qu’il y a du yin dans le yang et du yang dans le yin et qu’on est toujours plus ou moins yin ou yang en fonction de ce avec qui ou avec quoi on est en relation. Les principes masculin et féminin sont toujours relatifs.

 

J’ai aussi rencontré la pensée à travers des artistes comme Merce Cunningham et John Cage quand j’étudiais à Angers qui eux aussi étaient très influencés par les pensées orientales, le zen, le taoïsme aussi, les « opérations de hasard ». Puis j’ai rencontré Fernand Schirren au CNDC qui, à travers la pratique du rythme et par sa parole, m’a ouverte, sans que je le sache, à la philosophie de Nietzsche, de Spinoza. Il nous disait que ce qui était important dans le vase, c’était son « vide ». Plus tard encore j’ai rencontré Lisa Nelson et Steve Paxton qui sont aussi des penseurs. La philosophie m’a donc toujours été transmise à partir d’une pratique et d’une expérience physique, elle s’ancrait dans la pratique de la danse, du rythme, et de la musique.

 

J’ai pratiqué la psychanalyse freudienne et je suis en analyse jungienne depuis trois ans. J’écris et j’écoute mes rêves. Je me suis formée en Shiatsu avec un maître japonais, Maître Kawada (Yoseido Shiatsu) mais je ne pratique plus vraiment, à part sur mon fils quand il a du mal à dormir. Je m’intéresse à l’astrologie en douce, de manière autodidacte, ça me replace dans quelque chose qui me dépasse, des forces naturelles, des cycles immensément longs, d’autres vitesses. Je m’intéresse à certaines formes de sagesse, de spiritualité et aussi à la dimension poétique. Pour moi, il y a un lien évident entre le spirituel, le poétique et le vivant.

 

J’observe qu’avec le temps, ma danse est devenue de plus en plus vivante, de plus en plus habitée. Quand j’ai rencontré Lisa, elle m’a proposé d’écouter mes sensations et ça a tout changé, une véritable révolution dans le sens littéral du terme, c’est-à-dire un retournement d’attention. C’est l'écoute du sensible qui compose la danse. Le fait d'intérioriser le « guide », de s’orienter à partir de ses sensations, son intuition, ses habitudes aussi. Il n’est même plus vraiment question de « relation » entre un extérieur et un intérieur. C’est non-duel, c’est un état de participation.

 

 Julien Bruneau  : Quand as-tu rencontré Lisa et le Tuning Score ?

 

Anouk Llaurens  : Je l’ai rencontré au festival On the Edge en 1998 à Paris, en même temps que Steve Paxton et Simone Forti. J’avais vingt-neuf ans, c’était juste après ce qu’on appelle le retour de Saturne en astrologie, c'est-à-dire le début d’un nouveau cycle de trente ans. J’avais eu une vie professionnelle, j'avais travaillé dans une compagnie de danse contemporaine et quitté ce monde-là parce que je m’ennuyais profondément. Encore une fois, je gagnais très bien ma vie, mais je me débattais avec l’anorexie et la dépression. J’ai arrêté de danser et j’ai commencé une psychanalyse, je faisais du chant classique et j’avais repris la flûte traversière, l’instrument de mon enfance. Ça m’aidait à respirer. Je restais en contact avec le milieu de la danse en traduisant les cours de rythme de Fernand Schirren du français à l’anglais à P.A.R.T.S. Trois ans après avoir quitté le monde de la danse contemporaine bruxellois, j'ai rencontré l'improvisation dans un stage avec Julyen Hamilton puis avec Mark Tompkins. C'est ce qui m'a ramené à la danse.

 

Après la rencontre avec Mark, j’ai passé l’audition pour On The Edge. Je ne connaissais rien à ce monde. Il y avait tout le « gratin » de la danse contemporaine française et quelques « étranger·es », comme moi. C’était intimidant. Je me souviens avoir été frappée par l’intelligence de Steve qui me rappelait Fernand Schirren. D’ailleurs, ils étaient nés le même jour, un 21 Janvier. Je ne comprenais rien à ce que Lisa nous proposait, c’était vraiment du chinois. Par contre, je garde en mémoire l’image du début de sa performance, un soir, dans le grand studio de la Ménagerie de Verre à Paris. Je revois son entrée fracassante par la porte du fond. C’était comme une détonation,  comme si elle avait été projetée par quelqu’un dans le studio. C'était explosif, inattendu. Elle jouait avec une bande audio pré-enregistrée avec des calls auxquels elle répondait. Elle travaillait avec des objets, des coussins je crois. J’avais trouvé ça vraiment étrange et surtout très drôle. Puis pendant la performance de PA RT, avec Steve je crois, je me rappelle avoir vu comme un mirage autour de son corps, une sorte de halo de chaleur qui flouttait son contour. C’était énergétique, hyper vibrant. Je me suis demandée si je n’étais pas en train d’halluciner. Je pense que ça vibrait vraiment.

 

Julien Bruneau : Quand ces trois semaines se terminent, quelles sont tes dispositions vis-à -vis de cette rencontre, ce travail ?

 

Anouk Llaurens : Je m’oriente beaucoup à l’intuition dans la vie, beaucoup de mes décisions ne sont pas analysées, je les comprends après coup. Je pense avoir été impressionnée, dans le sens affectif du terme, dans le sens impressionniste aussi, c'est-à-dire atmosphérique. Je vivais à Bruxelles et j'ai fait ses stages organisés par Contredanse en 2001 et 2002. Puis j’en ai fait d'autres à Londres quand j'ai déménagé là-bas et je suis resté en lien. Je ne ratais pas une occasion de voir Lisa quand c’était possible. A la suite d’une performance à Montréal avec le trio QO2, je suis allée passer un mois à Mad Brook Farm où elle vit, dans le Vermont.Je passais une bonne partie de mes journées à rassembler l’herbe coupée pour faire des ballots de paille et les amener dans le compost. Lisa me disait que pour elle, c’était comme peigner la terre. Là-bas, j’ai rencontré des rescapés de la communauté d’origine, des vieux hippies comme on n’en rencontre qu’aux Etats-Unis. Ça aussi, c’était super informatif sur leur mode de vie et la culture dans laquelle s'ancre son travail. C’était un vrai dépaysement.   

 

Julien Bruneau : Est-ce que tu appliques des aspects du Tuning Score dans ton travail ?

 

Anouk Llaurens : Oui, beaucoup, dans ma pratique de transmission et mes recherches artistiques que je mène en parallèle. J’ai commencé par la transmission, la recherche artistique est arrivée plus tard.

 

Julien Bruneau : À quel moment tu t'es mise à  « enseigner » le Tuning Score ?

 

Anouk Llaurens : Je n’enseigne pas les Tuning Scores. Je pense que la seule personne qui peut le faire, c’est Lisa. Je partage ma perspective sur ce qui m'a touchée et m’aide à vivre, à ouvrir des poches de poésie. Depuis peu, j’appelle mon travail Tuning to the poetic space. « S’accorder à l’espace poétique » pour, à la fois, m’inscrire dans l’héritage des Tuning et m’en différencier.

Je transmets la danse, sous une forme ou sous une autre, depuis mes dix-huit ans. D’abord pour gagner ma vie et puis parce que c’est une évidence pour moi, je fais ça très facilement. Dès 2001, j'ai commencé à transmettre en m’appuyant sur des outils du Tuning Score de manière assez sauvage, parce que je trouvais que c'était opérant, c’était engageant pour des tas de personnes différentes. Je m’appuyais beaucoup sur les pré-techniques, les warm-up, les yeux fermés, tous les types d’explorations de soi et de l’environnement, la relation entre les deux.  

 

Julien Bruneau : Et tu te souviens de ce qui t'a amenée à les utiliser ?

 

Anouk Llaurens : Le Tuning Score m’a littéralement éduquée, il m’a permis de revisiter des expériences fondatrices auxquelles je n’avais pas eu accès enfant. C’était aussi la seule pratique que je connaissais où on circulait entre la position de danseur, mover, et la position d’observatrice, watcher. Ça donnait beaucoup de pouvoir aux danseur·euses de voir et de donner à voir ce qu’ils et elles voyaient. Ça les émancipait du regard tout puissant du ou de la chorégraphe. Et puis ça réhabilitait le dialogue avec l’environnement comme support à la danse. Ça ramenait des bases qui me semblaient incontournables pour toute danseuse, artiste chorégraphique et finalement pour tout être humain.

 

J’ai partagé certains outils du Tuning Score dans des tas de contextes différents, des compagnies de danse, des écoles de danse, des festivals, des écoles d’art plastique, pour contribuer à des recherches artistiques, dans des contextes auto-produits avec des adultes amateurs. J’ai beaucoup collaboré avec la compagnie Candoco quand je vivais à Londres. C’est une compagnie dite mixed abilities qui rassemble des danseur·euses apparemment sans handicap et des danseur·eurses malvoyantes, malentendantes, en fauteuil roulant, atteintes de maladie neurologique, de dépression, ou encore de troubles bipolaires.

 

Depuis six ans, je donne cours pendant un mois par an au conservatoire d’Anvers. Un cours d’improvisation en première année de bachelier et de chorégraphie en deuxième année. Je donne aussi un cours qui s’appelle le Labo pour un groupe mixed abilities qui rassemble ces jeunes étudiants qui ont entre dix-huit et vingt-cinq ans et qui veulent être danseurs professionnels et des personnes de différentes générations qui vivent avec des limitations physiques ou mentales plus ou moins sévères. J’aime travailler avec ces groupes. Les outils du Tuning Score sont assez « universels » pour travailler avec tous et toutes. Par contre, je dois les adapter aux contextes. 

 

Le conservatoire d’Anvers « forme » des danseurs contemporains à travailler dans des compagnies de danse, orientées vers le spectacle. La plupart de ces jeunes danseurs veulent intégrer les grosses compagnies de danse belges comme Rosas, les Ballets C de la B, Peeping Tom, Ultima Vez qui sont pour moi de grosses « machines » avec lesquelles je n’ai pas beaucoup d’affinités. Depuis peu, ils ont ouvert un programme de master, ça va probablement influencer les intentions du bachelier. Les cours durent deux heures, il faut faire avec cette limitation. Ce n’est pas un contexte de recherche et débarquer avec le Tuning Score dans cet environnement, c’est un défi. Je travaille beaucoup avec les warm-up pour ouvrir la sensibilité et encourager le côté exploratoire. J’intègre les appels dans les échauffements, la pause en premier, puis le reverse, etc. Je fais des choses extrêmement basiques. J’intègre aussi le watcher et les appels du watcher dans les échauffements avant de jouer les scores. Le Single Image les rends attentifs immédiatement, c’est incroyablement actif, ça m’épate toujours. Ils adorent le replace et le replay.

 

Julien Bruneau : Oui, mais tu transmettais déjà le Single Image bien avant.

 

Anouk Llaurens : Oui dans le contexte de ta recherche phréatiques j’ai transmis le Blind Unisson Trio et le Single Image directement parce que les conditions étaient propices : on travaillait sur la durée, il y avait un certain niveau de maturité, une capacité d'écoute, un goût pour la recherche et la contemplation. C’était facile, j’avais confiance. Amener le Tuning Score dans le contexte du bachelier au conservatoire d’Anvers, c’est une aventure. Je ne sais pas si Lisa a déjà travaillé avec des danseurs si jeunes, peut-être au CNDC d’Angers. La plupart de ces jeunes-là ont besoin de bouger et proposer une pause c'est déjà énorme.

 

Julien Bruneau : Et pour toi, quand tu as rencontré la pause c’était difficile ?

 

Anouk Llaurens : Oui, bien sûr. J'ai été tellement dressée et empêchée dans mon enfance qu’au début c'était très difficile d'accepter l’inhibition sous n’importe quelle forme. Tous les appels sont des inhibitions. Et il y a des inhibitions pour la vie et des inhibitions pour la mort, c’est une question de mesure. Avec le temps ces inhibitions sont devenues des supports, ça s’est inversé. Aujourd’hui je préfère presque la pause au mouvement parce que ça donne beaucoup d’espace et d’agentivité aux watchers, au témoin qui est en moi et à ceux qui regardent. Quand on ne bouge pas, c’est l’attention qui se met en mouvement et ce sont les yeux des watchers qui scannent l’image et font des choix. Et puis une danse avec des pauses, c’est une danse trouée qui laisse de la place à l’autre. Ça ouvre une conversation avec celles et ceux qui regardent. C’est un partage.

 

Et même si le travail de Lisa s’adresse à tous et toutes, il faut se rappeler que le Single Image ou le Blind Unisson Trio ont été développés au début par des danseurs hyper expérimentés qui collaboraient avec Lisa : Karen Nelson, Scott Smith, J. K. Hommes et d’autres. Les scores sont très simples mais cette simplicité demande énormément d’engagement physique et mental, de maturité, de patience, et surtout le goût pour l’étude et pour la contemplation. Enfin, c’est réversible, c’est aussi ce qu’on apprend en les pratiquant.

 

Julien Bruneau : Oui c’est un laboratoire dans lequel on observe, on expérimente, où on ne sait pas. Il ne s’agit pas de produire une danse ou de créer un spectacle. On essaie, on se pose des questions.

 

Anouk Llaurens : Oui c’est de la recherche. Je me demande parfois si ça fait sens de transmettre ce genre d’outil et d’état d’esprit dans un contexte comme celui du conservatoire où le choix pédagogique est de mettre en contact les étudiants avec un maximum de techniques différentes et où on n’a pas beaucoup de temps pour approfondir. Puis je me rappelle que le Tuning Score c’est « faire avec » et déployer le potentiel d’une situation. J’apprends à faire avec les limites de ce contexte éducatif et souvent dans le studio avec les étudiant·es je vis des moments de pure poésie. J’espère que ça laisse des traces.

Transmettre c’est aussi un moyen pour moi de continuer à étudier le Tuning. Lisa n’a jamais voulu faire école, même si elle a beaucoup enseigné et s’est majoritairement consacrée à la question de l’apprentissage. Enseigner ma perspective sur les Tuning Scores, c’est une reconstruction à partir de mon expérience et des quelques scores et échauffements stabilisés, mais aussi de l'effet que ça produit sur les personnes auxquelles je les transmets. Je le vis un peu comme une pratique de reverse : on part d’une forme et on remonte le temps pour essayer de comprendre comment on a pu y arriver. Je me pose souvent la question de quel est le bon échauffement avant de faire telle pratique ou tel score. C’est une sorte d’étude « embryologique » vers une origine qui n’existe pas. Comme le reverse, ça va vers l’avant, ce n’est pas régressif, on fait des découvertes en chemin. Lisa et moi sommes très différentes, je ne la comprends pas complètement. Donc enseigner « ma »  perspective du Tuning Score c’est la construire en même temps.

 

Julien Bruneau: Et dans ton travail et ta recherche artistique comment ça se passe ?

 

Anouk Llaurens: J’ai commencé à développer des pièces et des performances inspirées du travail de Lisa très rapidement après l’avoir rencontrée en 98. Dans cet entretien et le contexte de Replays j'aimerais m’attarder plus sur la recherche que j’ai initiée en 2013 et que je poursuis actuellement. Au début, elle se nommait Visions, recherche sur la documentation poétique de la danse et tu y participes depuis le début. Ça a été un tournant dans mon travail parce qu’il ne s'agissait plus de faire des pièces mais de la recherche. Et de manière tout à fait paradoxale, ça a beaucoup produit. On travaillait à documenter la relation entre l’œil et la main, hand-eye coordination, à partir de plusieurs scores que Lisa avait transmis dans ses ateliers : suivre sa main avec ses yeux, jouer à faire entrer et sortir les mains de son champ visuel avec les yeux ouverts, les yeux fermés. Je voulais documenter ces pratiques à partir de l’expérience de danseurs, de leur sensibilité, leurs outils, leur savoir-être et savoir-faire. On cherchait des modes de documentations en adéquation avec notre expérience vécue, sensible.

 

Julien Bruneau: Oui, au début tu nous guidais dans des explorations qui mettaient en jeu cette relation et on était ensuite invités à développer des propositions artistiques.

 

Anouk Llaurens: Oui la polyphonie, le multiple replays était déjà là. Ça m'intéressait d’offrir plusieurs perspectives et de travailler avec plusieurs médias, la vidéo, le dessin, la voix. Je voulais ouvrir un espace, un paysage,  dans lequel les propositions pouvaient entrer en interaction, en interférence, les faire vibrer, résonner, les unes avec les autres plutôt que définir, fixer, bloquer le sujet. Les propositions artistiques était un moyen adéquat de documenter une proposition artistique elle aussi.

 

Julien Bruneau : Une caractéristique importante du Tuning Score, c’est un désir d'étude, une volonté de mettre des questions au travail. Il n’est pas question de produire des formes pour produire des formes. Il y a un désir d'observer les conséquences de ses choix. Que se passe-t-il si on assemble tel et tel paramètre, si on les joue comme ceci ou comme cela ?

 

Anouk Llaurens : Oui, l’étude, dans le travail de Lisa c’est pour apprendre. Pour moi, c’est aussi le moyen de rendre les choses étranges, incompréhensibles, c’est ouvrir un espace poétique à travers une grande rigueur et beaucoup de choix. Et le fait d’être systématique, ça nous sort de nos goûts personnels et de nos idées préconçues. 

 

Julien Bruneau : Cette notion étude elle m'apparaît aussi dans ta recherche parce que c'est précis. Tu poses un point de départ vers lequel tu vas toujours ramener les gens pour ne pas juste partir en roue libre.

 

Anouk Llaurens : Oui la question est un ancrage et le fait d’y revenir installe un temps cyclique, qui fait que quand on « revient », on n’est plus au même endroit. Et parfois, la question a changé et on doit en formuler une nouvelle, en adéquation avec ce qui est actuel. Quand on perd la relation à la question, on ne trouve que ce qu’on connaît déjà. Par contre, je fais ces choix précis de manière intuitive et je suis toujours surprise par la profondeur de mes intuitions a posteriori. En commençant cette recherche, je ne savais pas pourquoi j'avais choisi hand–eye coordination comme objet d’étude. Je trouvais que les explorations que Lisa m’avait transmises, comme suivre sa main avec son regard, ou jouer à faire entrer et sortir ses mains de son champ visuel,  faisaient bouger d'une « drôle » de manière comme quand on fait un reverse par exemple. Je m’intéressais aussi au duo, à la relation, à la conversation, qui est à mon avis la base du Tunings Score. J’ai appris par la suite que l'œil serait plus du domaine du sémantique et la main du domaine du sensoriel. Documenter hand-eye coordination permettait d’observer le spectre des sens, le toucher, l’odorat, l'ouïe et finalement la vision qui se déploient entre le sensoriel et le sémantique. C’était observer une archive de capacités neuro-motrices qui se sous-tendent les unes les autres et qui nous permettent de circuler de la sensation à la verbalisation et l’abstraction.

La relation entre le non-verbal et le verbal est pratiquée dans le Tuning Score à travers les calls, le report et dans la pratique analytique du collect quand on revient verbalement sur les choix et les appels lancés pendant un run. On circule constamment entre la danse et la mise en mot, le non-verbal et le verbal.

 

Julien Bruneau : Au début de Visions on pratiquait ces scores qui activaient eye-hand coordination puis chacune travaillait de manière très libre sur une manière de documenter ça.

 

Anouk Llaurens : Oui  je vous avais invité à interpréter, à donner votre point de vue. Au début on travaillait avec des instruments de documentation externes, des caméras, des appareil photo, toi tu dessinais, on découpait du papier… l’état d’attention et de corps était au cœur de nos pratiques de documentation et les instruments étaient considérés comme des extensions du corps et au service de nos états d’attention. 

 

Julien Bruneau: Au bout d’un moment on a laissé tomber les outils, caméra et autres, pour développer des pratiques qui venaient documenter les pratiques. Quand on est rentré là-dedans, c'est toi qui a pris le lead, tu avais découvert ton intérêt. On s'est mis, à quelques personnes, au service de ta vision.

 

Anouk Llaurens: Oui, c’est là que sont apparues les « performances comme documents » et ce concept de « documents vivants ». Le matin on faisait des pratique de BMC® qui sont pour moi les pré-techniques des pré-techniques du Tuning Score. On pratiquait les schémas de développement.

 

Julien Bruneau: Oui je me souviens du navel radiation, la radiation à partir du nombril.

 

Anouk Llaurens: C’est ça, et un matin on travaillait le mouthing pattern et le reach, « aller vers » en initiant le mouvement par le nez (l’odorat) et la bouche (le goût) . C’est une pratique qui t’engage dans une spirale et en la faisant, l’image de la double spirale d’ADN m’est apparue. C’est à la suite de cette « apparition » que j'ai compris l’ADN comme un document organique, une archive vivante et que j'ai commencé à penser à l'expérience comme un document vivant.

 

Julien Bruneau: Conceptuellement, c’était une étape importante pour moi quand tu as commencé à parler de notre appareil perceptif comme d’une technologie de documentation incarnée, organique.

 

Anouk Llaurens: Oui. C’était assez fulgurant. J’ai vraiment compris, à travers l'expérience que le système nerveux était une technologie de documentation incarnée et que vivre c'était documenter son expérience. Ensuite il n'était plus question de « documentation poétique de la danse », mais de « documentation poétique de l’expérience vécue » parce que c'est beaucoup plus large que la danse. La « danse » est devenue le « vécu ». 

La recherche produisait énormément – des documents, des pratiques, des scores – et je me suis demandée comment canaliser cette prolifération, cette luxuriance, pour rester plus proche de la question qui était, en fait, double : documenter la relation main-œil et le faire de manière poétique. J’ai goût pour les paradoxes, je voulais mettre en tension la notion de documentation – qui évoque une saisie – avec le poétique qui, lui, évoque une échappée, l’insaisissable et même une certaine dissolution de l'identité. Georges Bataille l’exprime très bien avec cette phrase de L'Expérience intérieure : « Le poétique c’est du familier qui se dissout dans l’étrange et nous même avec lui. »

À partir de cette découverte on a développé une performance, qui s’appelle documents vivants [1]. On a continué à étudier le dialogue entre la main et l'œil mais cette fois en relation à des objets ordinaires qui se trouvaient là, dans notre environnement de travail : un stylo, du scotch, une éponge, un câble, une pièce de monnaie, une assiette en carton. J’avais été très émue d’entendre Lisa parler de la main des bébés qui s’organise pour saisir un objet et s’en servir. Comme des bébés, on se laissait sculpter par les objets et les actions qu’on voulait faire avec.

Ce n’était pas des beaux objets, mais des objets fonctionnels, tout à fait banals. Ça renvoyait à l’aspect du travail de Lisa qui t’encourage à faire avec ce qui est déjà là, à ta portée, dans ton environnement immédiat. C’était un travail pétri par les explorations de l’environnement et des objets avec les yeux fermés qui te permettent de goûter à leur matérialité, à leurs qualités physiques, leur forme, leur poids, leur son, leur odeur…  jusqu'à oublier tes connaissances et ainsi les ouvrir à d’autres possibles.

 

Julien Bruneau: Oui, c’est un peu oublier la mémoire qu'on a de ces objets pour se laisser toucher à nouveau, comme si c'était la première fois qu’on entrait en relation avec eux. On s'est habitué à répondre de manière réflexe à certaines affordances [2] et pas d'autres. Ta pratique offre des espaces où on peut s’exposer à l'ensemble des affordances offertes par tel objet dans telle situation et se donner le temps d'observer comment on pourrait y répondre.

 

Anouk Llaurens: C’est une relation aux objets qui nous ramène à l’enfant qui explore pour apprendre, et aussi au monde de la marionnette. D’ailleurs je trouve que Lisa bouge comme une marionnette, elle est bougée, animée par ce qui la touche.

Oublier c’est aussi ouvrir la question du sens. John cage disait « poets should make non-sense ». Et pour moi, ce type d’exploration, tout comme le Tuning Score dans son ensemble, ça rejoint ce que dit Cage. C'est de la « dé-étude », ça fait péter les cadres. C’est pour ça que l’étude et la poésie sont liées. J’aime ouvrir des espaces d’étrangeté, ne pas reconnaître, « perdre connaissance » quand ça bascule de l’ordinaire à l’extraordinaire. J’ai le goût de la poésie qui émerge de l’ordinaire. C’est une question de regard : le merveilleux vient du regard qu’on porte sur les choses, les gens, les situations. C’est un regard qui reste au niveau du sensible, avant qu’on commence à interpréter, à délirer dessus mentalement et psychologiquement, un regard ouvert. C’est important de cultiver ce regard-là.

 

Julien Bruneau: Dans documents vivants, on s'appuyait sur un savoir-faire de danseur pour interroger des actions du quotidien ou des manières de porter attention au quotidien.

 

Anouk Llaurens: Oui. Comment un geste quotidien ou une action, deviennent-ils une danse, à travers ton engagement, ta manière de la vivre? 

 

Julien Bruneau: Pour moi, documents vivants est une forme assez proche de l'orientation et des méthodes qu'on trouve dans le Tuning Score, mais qui n’existent pas dans le Tuning Score en tant que tel. C'est le score d'une héritière qui est imprégnée d’une histoire, d'une certaine manière de voir les choses et de les travailler, une manière de les découper. 

 

Anouk Llaurens: C’était developmental, comme dirait Lisa. On découpait l’action pour en révéler les différentes couches : regarder, aller vers l’objet – to reach –, saisir, prendre pour regarder, prendre pour déplacer, jeter en l’air et rattraper et, finalement, envoyer à quelqu'un d’autre.

 

Julien Bruneau: Ce mouvement qui est normalement continu et organique, on l’avait découpé aussi pour montrer tout le chemin de l'attention et comment l'attention mobilise le corps. Un aspect important dans le travail de Lisa c’est le mouvement de l'attention. Travailler avec un objet, c'est aussi un prétexte qui rend palpable le mouvement de l'attention.

 

Anouk Llaurens: On travaillait aussi avec des appels, on en avait inventé des nouveaux comme meet, « Rencontre », quand on voulait rester longtemps en communication avec un objet. Certains appelss’adressaient à la manière de regarder comme peripheral, « Ouvre la vision périphérique. »,ou focus, « Fait le point.», ou encore frame, « Cadre. » Maya avait introduit l’appel inhibition, « Inhibe. ». C’est un travail un peu ovni, entre l’étude et la performance, une sorte de performance de scientifiques un peu loufoques, qui mettent l’observation et l’attention non pas au service de la maîtrise mais de la poésie. On s’est posé la question de comment partager cet ovni, dans quel contexte. On a eu l’occasion de le jouer lors d’un événement de Contredanse sur la documentation de la danse. Puis on a été en résidence pendant un mois dans le centre de documentation. On avait appelé la résidence du même nom, Documents vivants. Ça s'était organisé de manière un peu sauvage. Personne n’avait jamais fait de résidence de ce type dans le centre de documentation. On travaillait à côté des documentalistes et des personnes qui venaient consulter les archives. On cohabitait, on se contaminait. C’était tout à fait adéquat de travailler sur des documents poétiques dans un vrai centre de documentation. Ça faisait vraiment sens pour moi d’y amener les pratiques de Lisa. D’une part parce qu’elle a collaboré avec Contredanse sur plusieurs projets, et d’autre part du fait de la pratique d’éditrice de Contact Quarterly qu’elle a mené avec Nancy Stark Smith.

Enfin  pour moi, le Tuning Score est aussi une pratique de documentation poétique dans laquelle on passe son temps à re-jouer son expérience, à revenir en arrière, à répéter. On rejoue ses habitudes, ce qu'on a vu, sa manière de regarder. Tout le travail repose sur la mémoire comme un ancrage pour apprendre, pour changer.

C’est certainement la pratique de Tuning qui m'a révélé mon intérêt pour les mémoires et m’a orienté vers le questionnement que je mène depuis quelques années sur la documentation poétique de l’expérience vécue. À travers ma recherche,  je m’intéresse au côté présent de la mémoire, à son côté vivant, à la mémoire comme appui pour vivre au présent. S’appuyer sur la mémoire c’est aussi se mettre en liens avec d’autres vies que la mienne, avec d’autres temps. J’ai aussi une sorte d’obsession pour la légèreté, pour l’oubli, j’ai le désir de sortir du temps justement. Il y a une très belle phrase de René Char qui dit qu’ “En poésie, on n'habite que le lieu que l'on quitte, on ne crée que l'œuvre dont on se détache, on n'obtient la durée qu'en détruisant le temps.”.

 

Julien Bruneau: Oui et c’est quelque chose que tu as formulé plus spécifiquement dans tes « documents vivants » suivants : dans The wave ou dans Tremor. Comme dans le Tuning Score tu t’intéresses à cette notion de mesure, de « life span of an event », à la durée de vie d’un évènement. Tu parles même de life span of a memory, de la durée de vie d’une mémoire. C’est aussi donner de l’espace à la mémoire, en lui laissant le temps de vivre et à la fois lui  donner de l'espace pour la laisser mourir.

 

Anouk Llaurens: C’est ça, laisser vivre, laisser mourir, laisser vivre… Dans mon travail comme dans les Tuning Score il s’agit d’un temps cyclique et non pas d’un temps linéaire qui va toujours de l’avant. Comme dirait Lisa, « There is nowhere to go.» Il n’y a nulle part où aller, ce que je traduirais par « nulle part où s’échapper ». C’est un temps écologique, ça vit, ça meurt, ça rejoint le potentiel d’où ça vient. Il n’est pas question de produire toujours autre chose, mais que ça puisse se reproduire toujours différemment. Ce que j’ai pris de Lisa et que je rejoue dans mes documents vivants c’est une pratique écologique qui capitalise le moins possible, qui remet en jeu.

 

Julien Bruneau: J'ai l'impression aussi que ce qui est présent dans son travail et dans le tien – et c'est ce que tu disais à propos des objets les plus simples tout à l’heure – c'est de faire avec les circonstances présentes, de ne pas produire de mémoires, ne pas constamment produire autre chose et aller ailleurs. Ça se marque aussi dans le rapport à l'espace, à l’environnement. Lisa dit explicitement que tout est contenu dès le départ, tout est là, dans la situation initiale et il n’y a rien à inventer. Il y a juste à actualiser des potentiels qui sont produits par ma présence à un instant « T » dans cet espace qui a telle caractéristique, telle atmosphère. 

 

Anouk Llaurens: Et puis tu te rends compte que ce que tu nommes « environnement » te renvoie toujours à toi-même, parce que l’environnement c’est ce que tu peux percevoir, il n’y a pas de séparation.

 

Documents vivants a donné corps à une autre pratique de documentation poétique développée avec Sonia Si Ahmed  à a.pass et qu’on a appelé The breathing archive. On parlait beaucoup à a.pass, la matière première était les mots. On me posait toujours la même question, « What is your research ? » et j'y répondais en dialoguant avec mes mentors, mes pairs. Ainsi, chaque conversation rejouait la question. Mon interlocutrice pointait des choses ou projetait des sujets qui l'intéressaient elle. C’était du multiple replays . Il y avait une manière de parler de la recherche qui était propre à la relation. J’ai enregistré et transcrit les conversations et j’en ai fait une archive de ma recherche dans ce contexte particulier, il y avait aussi des photos, des partitions transmises par Lisa qui travaillaient la relation entre l’œil et la main…

Après avoir constitué l’archive papier , j'ai inventé un score pour la jouer, pour la faire respirer, la faire danser. A ce moment-là je pratiquais toujours le navel radiation du BMC® , qui est une respiration de tout le corps, un mouvement de concentration et d’expansion à partir du nombril. J’ai fait une analogie entre cette pratique et le fait de froisser et défroisser des pages de textes. La masse de l’archive est devenue comme un corps externalisé, une sorte de matrice qui pouvait respirer et vivre avec nos propres corps. 

Le score pour jouer The breathing archive, est une pratique de montage collectif. Il fait émerger certaines mémoires et les combine à d’autres de manière inattendue. Le score lui aussi est developmental . Comme dans documents vivants, il estconstruit par couches : écouter, toucher, sentir les yeux fermés puis voir, lire et lire à voix haute. Il revisite le spectre des sens qui nous permet de passer du sensoriel au sémantique. 

 

Julien Bruneau: Encore une fois, comme dans documents vivants, c’est un processus qui, normalement, se fait de manière continue, organique, et qu'on prend pour argent comptant mais qui est ici déployé étape par étape. Donc ce sont toutes des couches sous-jacentes à l’action de prendre un papier et de le lire qui sont rendues présentes. Toutes ces strates d’activité avaient un statut et un temps d’exploration propre : toucher, froisser, défroisser, voir, regarder, lire à voix haute.

 

Anouk Llaurens: Oui et les joueurs naviguent et se fraient un chemin entre les différentes couches de mémoire. Ils commencent assis autour d’une table avec les pages empilées au centre. La première fois qu’on joue l’archive, elles sont imprimées mais vierges de plis. Dès la deuxième pratique, les pages sont déjà marquées, froissées, imprimées de mémoires d’action. Et à chaque fois que l'archive est rejouée, il y a de nouveaux plis qui se forment, de nouvelles traces, de nouveaux sillons. Ça se complexifie. On peut pratiquer le score avec différents groupes de textes pour s’y enfoncer et générer de nouvelles lectures, de nouvelles rencontres, de nouvelles associations.

 

Julien Bruneau: C’est vrai qu’on peut jouer le score avec n'importe quel texte mais ça n'a pas forcément la même pertinence. Je me souviens que tu étais insatisfaite de certaines itérations parce qu’il n’y avait pas la même densité à partir du moment où rejouer le score ne mettait pas en jeu des paroles qui ramènent à la recherche elle-même.

 

Anouk Llaurens: C’est vrai que jouer l’archive d’a.pass était l’expérience la plus intéressante parce que c’était une sorte de mise en abîme. J’ai aussi fait l’expérience avec une autre collection d'entretiens que j’avais publiés dans MIND THE DANCE [6], la documentation en ligne de IDOCDE. C'était intéressant parce que c'était des entretiens de Baptiste Andrien et de Florence Corin sur leur processus de documentation du travail de Steve, de Lisa et d'Anna Halprin, dans le cadre de Contredanse. Les entretiens renvoyaient aux couches de culture qui soutenaient ma recherche et dont avait émergé le score. La mise en abîme fonctionnait là aussi.

 

Julien Bruneau: Ce qui m'apparaît aussi dans The breathing archive, c'est que tu avais des heures et des heures d'entretien, des pages et des pages et des pages, et tu n’as pas choisi, ou peu en fait. Et à chaque fois qu'on jouait le score, c’était l'occasion de se frayer un chemin extrêmement parcellaire au sein de cette masse de pensée, de mots, de mémoires. Ça me fait penser à ce qu'on disait un peu avant, le fait qu'il n'y a rien à inventer que tout est là et qu'il suffit d'actualiser des potentiels. Là, c’est comme si cette archive de mots venait matérialiser tout un potentiel des questions que tu te posais dans la recherche et que chaque fois qu'on jouait le score c'était une traversée, c'était une danse qu'on opérait à travers ces potentiels en laissant la vaste majorité vibrer dans l’air, sans qu'ils soient explicitement traversés ou actualisés.

 

Anouk Llaurens: Ça me fait aussi penser à la description de la danse de Shiva dans le livre Tantra Illuminated de Christopher Wallis : certaines choses émergent du néant, elles se manifestent et vivent pendant un certain temps puis elle meurent et rejoignent le potentiel qui est inépuisable et qui déborde toujours de tous les côtés. Mais ce qui est intéressant là, c'est que ça se voit, le potentiel est matérialisé, en une masse de papiers froissés. C’est un chaos duquel émergent des formes et dans lequel elles retournent.

 

Julien Bruneau: Enfin quand ça commence, c'est une pile de feuilles froissées, qui ont déjà vécues et puis quand on finit, c’est un chaos, haha!

 

Anouk Llaurens:  Oui comme dans le Single Images Score : tout commence très structuré, tout le monde prend la même face. On partage une « même » Image space. Puis on va actualiser nos imaginaires qui s’alignent avec des potentiels de l’espace. Et dès que quelqu’un fait un appel, on commence à mettre en chantier et à complexifier, à foutre le bordel. Et avec resituate c’est le point de vue commun qui se diffracte qui devient multiple. Faire des appels c’est une pratique d’étude qui fait proliférer à partir d'une situation simple. C'est comme une graine dans un jardin, à partir d'un micro-truc ça prolifère et ça crée une jungle. Mais la jungle, ça reste organisé. Et tout ce que ma recherche a produite elle aussi à travers ses  dispositifs, c'est luxuriant! C’est comme un jardin cultivé en permaculture. Poser une question avec un call ou avec une opération, ça dé-range dans le bon sens du terme, dans le sens de rétablir un certain ordre, ça ré-orga-nique ah ! ah!

 

Julien Bruneau: C’est comme si ça rendait disponible du vivant ! Et nous aussi, quand on joue un score du Tuning ou celui du Breathing archive on devient plus vivant. Au début on est assis à la table, on est tout droit, on est sérieux et puis en général, quand on termine, on est un peu ivre non ? On est rentré dans un délire où on s'est jeté des boulettes de papier, on se retrouve sous la table avec des piles de feuilles sous les fesses…

 

Anouk Llaurens: Oui, en jouant sérieusement on se retrouve parfois dans des situations très comiques.   

Je trouvais qu'il y avait beaucoup trop de mots, trop de bruit, pas assez de silence dans The breathing archive. On a commencé à développer The wave, à la recherche du silence. On s’est intéressé au lifespan, à la durée de vie d'un évènement et aussi  à l’avant et à l’après. À son émergence et à sa dissolution, son decay, sa décomposition. J'ai essayé de condenser, de resserrer en travaillant avec un seul mot comme document d'une expérience, un mot-mémoire comme condensé d'expérience. C’était toujours joué par plusieurs personnes. Il y avait encore la multiplicités des perspectives, une proposition diffractées par plusieurs voix, plusieurs regards.

 

Julien Bruneau: Il y avait d'abord une préparation.

 

Anouk Llaurens: C’est plutôt une non-préparation. Il s’agit de vider, de défaire, dans le sens de détendre. D’ouvrir les personnes à se laisser toucher par l’environnement, le sol, les objets qui les entourent, les gens, les sons, les odeurs… C’est une ouverture du toucher comme mère de tous les sens. On s’allonge au sol, on respire pour ouvrir la peau et les couches plus profondes, on se dépose dans son empreinte. Puis on la quitte, on se redresse et on part collecter des cailloux dehors, « seul-en groupe ». J’invite à se laisser toucher par l’environnement, et là, je rejoue la réciprocité du toucher, le score toucher-être touché. On n'est pas dans la « pure » réceptivité, on se laisse toucher pour agir et on agit pour se laisser toucher. Ce n'est pas évident de rester dans cette circulation-là, souvent on choisit son camp, on est plus réceptif ou plus actif. Après la collecte de cailloux ou de petits objets dehors, on ramène nos trouvailles à l’intérieur. On choisit un moment de l’expérience de récolte encore résonnant et on décrit son expérience à la première personne et au présent. Puis chacun condense sa description en un mot, qu’on va écrire dans l'espace avec les cailloux récoltés. Ainsi on forme une constellation, une polyphonie visuelle sur le sol qui joue comme document poétique de notre expérience à la fois individuelle et collective.

 

Julien Bruneau: Écrire un mot, c'est un objectif très clair, ça peut aller très vite.

 

Anouk Llaurens: Oui, mais c’est une intention qui doit rester en dialogue avec ce qui se joue à chaque instant en moi et autour de moi et qui déjoue mon projet. Il s’agit de déjouer son désir d’aller droit au but, son désir d’efficacité. Il s’agit vraiment de faire durer le plaisir. Avec les documents vivants, je cherche à ouvrir des espaces poétiques et le poétique, ça ne repose pas sur l’efficacité, ça prend son temps, ça fait des détours. Récemment j’ai écouté un biologiste qui s’appelle Olivier Hamon et qui développe une pensée de l’écologie autour du concept de « robustesse du vivant ». Il le propose comme antidote au culte de la performance qui régit le monde d’aujourd’hui et qui repose sur le principe d’optimisation/ maximisation. La robustesse qui s’avère à son sens plus « efficace » sur le long terme, ça dépend de la quantité de relations créées avec l’environnement.

 

Julien Bruneau: Oui c'est exactement ça. Plutôt que d'utiliser les cailloux pour écrire ton mot immédiatement, plutôt que d’être en relation uniquement avec cet objectif-là , tu es en relation avec chaque caillou, avec l’environnement, les autres autour de toi… Tu nous invitais aussi à prendre du recul, à observer la chorégraphie formée par les différents corps dans l’espace. C'était effectivement multiplier les relations, multiplier les liens. Quand tu parles du poétique c'est souvent avec cette citation de Bataille que tu as rappelée plus tôt. On part du quotidien, de quelque chose de très repéré, de très banal. En se mettant à l'écoute de ce quotidien, en revenant à un rapport très basique à cette chose-là, en deçà de l'histoire, des associations, de la réflexion, on en ré-ouvre le potentiel et cet ordinaire t'amène dans l'inconnu. Du connu à l'inconnu, de l'ordinaire vers l’extra-ordinaire. Pour moi la signature de ce qui est poétique c'est l'épanouissement des relations. Enrichir le monde de liens.

 

Anouk Llaurens: Dans la dernière phase de The wave que j’appelle la dissolution, il s’agit de défaire la constellation de mots en lançant chaque cailloux dans des pots en terre placés au centre. Ça implique de viser, un geste qui met en jeu lui aussi la coordination entre la main et l'œil. Je voulais que le sens du mot se dissolve dans son son. À chaque fois qu’une pierre atterrissait dans le pot ou heurtait le bord ça faisait un petit ting, ça devenait sonore. Pour moi le sens se défaisait dans la musique, on défaisait le sémantique pour revenir au sensoriel. J’avais aussi un désir de silence. Depuis petite je me pose des questions sur les mots, leur son, leur sens et le rapport entre les deux. À une époque, je devais avoir dix ans peut-être, je m'allongeais parfois par terre et répétais un mot, par exemple « tomate ». « Tomate-tomate-tomate-tomate ... » Jusqu’à ce qu’à travers cette répétition le mot perde son sens et qu’il ne reste plus que le son, dans son étrangeté. Je me demandais pourquoi on avait choisi ces sons-là, TO, MA, TE, pour dire « tomate ». On lançait des pierres dans des pots de fleurs en terre cuite, c’était complètement prévisible que le pot allait casser. Et pourtant quand ça se passe c'est une sorte de surprise. Défaire les mots, ça cassait le contenant, ça le libérait de son sens, de sa limite. Pour moi c’était très intéressant, jubilatoire même, pour beaucoup, c’était trop violent.

 

Julien Bruneau: Je me rappelle qu’à KASK [7] pendant le symposium “...Throught practices ”, ça en avait énervé certains, et aussi fragilisé d’autres, de porter la responsabilité de casser un pot.

 

Anouk Llaurens: Pour moi le fait de briser le contenant c'est aussi se libérer d’un sens, passer à un autre niveau, c’est initiatique. Malheureusement, je n’ai pas réussi à communiquer tout ça. On transporte beaucoup de couches de mémoire à travers son travail et ce n’est pas évident de savoir où commencer pour le transmettre. Et puis en ce moment, avec l’interprétation du care, qui, à mon avis est un peu puritaine, ce n’est pas politiquement correct d’arriver avec une pratique qui brise un objet. Il y a une sorte d’obsession de la réparation qui est compréhensible… le monde est blessé et l’emphase est mise sur la réparation. Mais l’un ne va pas sans l’autre. La vie dépend aussi de la faille, de la cassure, de l’interruption, de la mort. En langage du Tuning c’est, entre autre, le END. La faille, l'interruption, c'est aussi la possibilité de vie. On la retrouve dans la poche des eaux qui se rompt quand la mère est prête à accoucher, dans la graine qui se fend sous la poussée du germe. Pour moi, briser le contenant, ce n’est pas de la violence gratuite, ça symbolise une ouverture à la vie.

 

Julien Bruneau: Mais avec ce pot qui casse, ce que je trouve intéressant aussi, c’est qu’en cassant ce pot en terre, tu te mets en rapport avec la matière dont il est fait. 

 

Anouk Llaurens: Oui et quand le pot se casse le contenant se confond au contenu, à la fin les cailloux sont au même rang que les morceaux de pots. À la fin, c'est un tas informe. Forme - informe - forme…

 

Julien Bruneau: À KASK  il y avait aussi un autre élément de tension : viser juste. Ça créait aussi beaucoup de frustration de ne pas réussir à le faire. C’est ce qui rendait le silence difficile parce que beaucoup étaient excités par l’ambition  de viser juste, de réussir. C’était difficile, encore une fois, de trouver cet équilibre entre action intentionnelle et réceptivité. L’action prenait toute la place et on ne pouvait pas apprécier les espaces entre, la résonance.

Je réfléchis à The wave par rapport aux scores de Lisa, par exemple le Blind Unisson Trio. Là, le défi est d'être à l'unisson les yeux fermés mais en sachant que c'est impossible. C’est tendu et en même temps quelque chose s’allège peut-être, parce qu’on sait qu’on ne peut pas y arriver. Tandis que dans le cas de The wave, c’est très possible d'écrire un mot.

 

Anouk Llaurens: Oui. Je dois encore travailler le score pour pouvoir transmettre The wave et peut être l’utiliser comme outil de transmission. Et peut-être que The wave était une proposition intermédiaire, nécessaire à l'élaboration de la pratique suivante.



The wave a donné naissance à Tremor, rituel pour l’oubli qu'on est en train de travailler en ce moment. Tremor ça veut dire tremblement en anglais, ça veut évoquer le tremblement de l’énergie, la vibration. Le tremblement ça peut aussi évoquer la peur. Tremor,ça peut s’entendre comme « très mort ». Il est peut-être question de la peur de laisser mourir. On s’intéresse au dés-aprentissage et à l’oubli comme processus éco-somatique de recyclage et de transformation pour rester en vie. Il s’agit peut-être d'oublier ce qui n’est pas essentiel pour se rappeler de ce qui l’est. C’est un oubli pour la vie.

 

Dans Tremor,on contemple le cycle de vie de mémoires en lien avec le lieu où on se trouve. On continue à travailler avec le mot-mémoire et sa calligraphie. On fait des pratiques  sensibles, des explorations du lieux et en mouvement pour convoquer des mémoires qu’on a en nous. On revisite ces mémoires d’abord en les mettant en mots, en les décrivant, puis on condense la description en un seul mot qu’on matérialise finalement à travers différentes pratiques de calligraphies. Le linguiste Alain Rey parle du mot comme d'un concentré d’énergie. Ça rejoint la performativité du mot magique comme ABRACADABRA, ou la notion de mantras. On écrit avec différents matériaux qui sont plus ou moins stables : des graines, du feu, de la fumée, en étant à l'écoute de leurs affordances. Pour le moment on focalise sur les graines parce que c’est un matériau vivant et qu’il  y a une corrélation directe entre le mot comme concentré d’énergie et la graine comme concentré de vie.

On travaille comme dans The wave à un processus de formation et de dissolution. On part de trois petits tas, une personne fait un premier geste pour les disperser et on commence à calligraphier le mot à partir de ce paysage de départ. Puis quand le mot est formé, on le défait et on réunit les graines en tas. Là aussi c’est une respiration, ça se dilate, ça se rassemble. J’appelle ça un rituel parce que ce n’est ni une performance, ni un spectacle et pas un workshop non plus. Le rituel, ça convoque une notion de cycles, de saisons et la communauté. Ça marque un moment de passage, de transformation. Ça a une connotation spirituelle.

Quand on partage ce rituel, on propose aux participants d’observer ce que ce processus de calligraphie leur fait et s'il convoque une mémoire. S'ils le souhaitent, il peuvent ensuite nous confier cette mémoire qui rejoint la mémoire collective et qui peut être remise en jeu dans une autre itération du rituel.

 

On a fait deux résidences à Radical House, à Bruxelles en hiver 2022 et au printemps 2023. On y travaillait sur un sol en béton magnifiquement doux et glissant. La pratique de calligraphie était très horizontale, on caressait le sol. Puis on a continué aux Minières, un projet de la famille Gallier en Normandie et qui articule des recherches artistiques , du maraîchage et un travail d’édition. En entendant parler du projet des Minières j’ai réalisé qu’en travaillant avec des graines, on pouvait planter nos mots-mémoires dans la terre et les faire pousser. Plus besoin d’aller casser des pots de fleur avec des cailloux comme dans The wave, avec les graines on pouvait s’en remettre aux forces du vivant. Pour qu’une nouvelle vie se déploie quelque chose doit mourir. C’est ce dont parle la parabole du semeur dans l'Évangile de Jean :  « En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé qui est tombé en terre ne meurt, il reste seul ; mais, s'il meurt, il porte beaucoup de fruit. »

 

Julien Bruneau: Oui c’est ça, mourir et fertiliser le sol.

 

Anouk Llaurens: On est allé travailler aux Minières et on a calligraphié nos mot mémoires avec des féveroles, qui sont des graines qui fertilisent la terre et qui la nettoie de ses polluants. On a littéralement semé des mémoires pour revivifier le terrain et favoriser les générations à venir. Cette revitalisation du sol est aussi une métaphore de ce que Lisa et le Tuning Score ont participé à revitaliser en moi : la force de vie, le désir de nature et de plus sauvage aussi. Une graine qui pousse, moi je trouve ça merveilleusement sauvage.

 

Julien Bruneau: Je joue encore un peu avec le travail de Lisa là et je me dis « Tiens, tu en arrives à avoir trop de mots avec The breathing archive, et ça te conduit à travailler seulement sur un mot dans Tremor. » Ça me fait penser au call dans les Tuning Scores, le call comme un mot qui vient agir sur. C'est aussi ce que j'entends quand tu parles d'Alain Rey qui dit que le mot c’est de l’énergie condensée. C'est l’énergie de la mémoire qui est condensée dans le mot mais c'est aussi l'énergie performative.

 

Anouk Llaurens: Oui, c'est pour ça que je suis fascinée par ce que raconte David Abram dans son livre The Spell of the Sensuous, ou, dans sa traduction française, Comment la terre s’est tue. Il parle justement de la puissance des mots dans la kabbale, de la performativité des mots. Il y a aussi le logos de la tradition chrétienne. C'est le verbe mais en tant qu’information, c’est énergétique. C'est vrai qu’un call, c'est un mot qui agit un peu comme une formule magique. Pause c'est une formule magique qui ouvre un monde. Mais je ne sais pas si les mots dans mon travail sont déjà dans ce registre-là.

 

Julien Bruneau: Je me le demande justement. Est-ce que tu n'essaierais pas de faire avec les mots ce que tu essayais de faire avec les objets –le scotch, l'éponge, le câble – dans documents vivants, c’est-à-dire te rendre disponible aux affordances expressives de ces objets ? Est-ce qu'on n’essaie pas de faire ça aussi dans Tremor en s’intéressant à la performativité de n'importe quel mot ? Quand on joue Tremor pour un groupe, est-ce qu’on n’essaie pas de rendre les gens sensibles à ces mots, en misant sur ce qu'ils offrent comme affordances ? Affordance graphique d’abord, parce qu'on travaille beaucoup sur la graphie du mot, mais processuelle aussi parce qu'on s'intéresse aussi à comment le mot émerge, à comment notre esprit reconnaît le mot et joue à essayer de déduire où ça va, quel mot ça va créer. Et une fois que le mot est là, quelle affordance de remémoration ou d’anamnèse offre-t-il ? 

Qu'est ce qu'il produit dans l’imaginaire des « spectateurs », quel mémoire convoque-t-il ? Et même avant qu'on invite à  se tourner vers de possibles souvenirs, ma supposition est que le mot a déjà une valeur expressive pour les gens même, s’il ne pensent pas explicitement à une mémoire, du fait même du processus sensible de l’écriture du mot. Tout à coup ces grains qui se sont organisée, ces lignes, le « p » que j'ai mal lu parce qu'il fallait le lire dans l'autre sens et que c'est un «b », tout ça, ah oui, tiens, tout d'un coup il est écrit « pic vert » ! Même si alors il n’y a pas d'image, pas de mémoire précise, il y a quand même un frémissement de quelque chose-là qui se passe et qui fait que le mot est agissant. Et en disant ça je me rappelle de ce que tu dis sur le fait de rendre le mot à la vie.

 

Anouk Llaurens: Oui, le semer c'est le rendre à la vie.

 

Julien Bruneau: Moi je trouve que conceptuellement, il y a un truc intéressant dans ce rapport entre les calls, les mots que tu utilises dans ton travail de différentes manières et puis ce qui se passe effectivement avec ces mots-graines que tu sèmes et qui fructifient. Les mots qui apparaissent dans Tremor ou The wave, comment sont-ils semés, plantés, dans quel milieu, dans quel sol, qu'est-ce qu'ils produisent ? On peut voir les calls comme des mots qui sont plantés, semés dans le sol de la proposition en cours.

 

Anouk Llaurens: Et quelles conditions permettent à quoi de pousser, de vibrer de toute sa puissance ?  Lisa parle de « learning environment ». Qu'est-ce qu’un environnement d’apprentissage ? Elle crée des conditions fertiles, des environnements d’apprentissage nourrissants qui permettent à chacune d’actualiser son potentiel intrinsèque, ses goûts, ses capacités, ses opinions, ses désirs,  dans une relation à l’ensemble et au service de l’ensemble. C’est une pratique qui fertilise le monde de personnalités à la fois spécifiques et ouvertes et qui se précisent au contact les unes des autres. C’est un antidote au régime capitaliste qui simplifie, homogénéise, appauvrit, et tue au profit de l’enrichissement matériel de personnalités morbides. C’est un antidote à la morbidité ambiante. C’est une puissance qui soigne et qui différencie, et qui par ses soins et sa rigueur re-fertilise le monde.

 

 

Notes: 

 

[1] http://somework.be/pages/Documents_vivants

[2] Les affordances : de James Jerôme Gibson aux formalisations récentes du concept. https://shs.cairn.info/revue-l-annee-psychologique1-2009-2-page-297?lang=fr

[3] En collaboration avec Sonia Si Ahmed

[4] https://apass.be/ 

[5] https://contactquarterly.com/cq/unbound/view/the-breathing-archive#$

[6] https://mindthedance.com/#article/34/the-skin-is-the-most-external-layer-of-the-brain

[7] The wave a été proposé Dans le cadre de l’évènement “Through practices” un projet de Heike Langsdorf développé durant la dernière phase de Distraction as Discipline (recherche à la KASK Langsdorf & Luyten 2016-19) préparé en dialogue avec Alex Arteaga et Anouk Llaurens et rejoint par Miriam Rohde, Laetitia Gendre, Klaas Devos, Fransien van der Putt, Lilia Mestre, Bilal Kamilla Arnout et Irene Lehmann. Chacun des artistes a choisi une de ses pratiques artistiques adaptée au contexte spécifique de l’ invitation.http://www.open-frames.net/pdf/217-Throughpractices_web.pdf