Entretien Alice Godfroy par Anouk Llaurens
Anouk Llaurens: Bonjour Alice,
Alice Godfroy: Bonjour Anouk. C'est impressionnant. Je vais faire le pitre parce que je sens qu'il y a beaucoup de choses que je n'arriverai pas à dire, mais on y va.
Anouk Llaurens: On a le temps. Est-ce que tu pourrais commencer par te situer Alice ?
Alice Godfroy: C'est la question qu'on n'aime pas, on n'aime jamais commencer par ça. Je peux me situer géographiquement : je suis là où je suis et pour une fois, j’ai l'impression d'être dans une situation géographique choisie. Et si la question de se situer invitait à dire mon identité professionnelle, je peux dire que j'enseigne et je fais de la recherche officiellement à l'Université Côte d'Azur. Pour me situer par rapport à ce qui suit, je parlerais plutôt de mon parcours de danse. Je ne suis pas danseuse professionnelle. La rencontre avec Lisa Nelson et son travail a été très touchante pour moi et que je me retrouve dans l'histoire qu'elle a traversée. J'ai commencé à faire de la danse à quatre ans. J'ai fait mes quinze ans de ballet classique. J'étais boulimique de danse, de jazz, de danse africaine...Toutes les danses qui étaient possibles autour de moi, je les faisais. J'étais fascinée par les danseuses. Je voulais être sur scène, je trouvais ça tellement beau. Je ne rêvais que des galas de fin d'année. Parallèlement, je me formais à la guitare classique, mais de façon hyper classique. J’étais technicienne, ça marchait très bien. Je suis entrée dans un orchestre, mais j'étais incapable de jouer de la musique. Par contre, je pouvais très bien jouer des partitions de musique. Je savais aussi très bien reproduire un mouvement de danse. C'était un langage que je maîtrisais. Et puis en 2007, j'ai rencontré le Contact Improvisation à Strasbourg, dans une compagnie qui s'appelle la compagnie Dégadézo. Et là, ça a été la plongée, une bascule parce que tout d'un coup, tout ce qui touchait à la chorégraphie, tout ce qui touchait au scénique est passé derrière moi. J’ai plongé dans le milieu d'autres pratiques où je me sentais à la maison, tout simplement.
Donc j’avais une pratique et une connaissance de l'académisme dans la danse et parallèlement, je faisais des études parce que jamais je n’avais imaginé qu'on pouvait faire des études en danse. Je me suis formée à la littérature, je suis devenue comparatiste et je me suis intéressée à la poésie contemporaine et à son rapport à la danse. Ce qui fait le lien à partir de ces premières recherches qui étaient d'abord des recherches de master et que je n’ai jamais quittées ensuite, c'est la conviction, le ressenti, qu'il n'y a pas d'évidence dans le rapport à la langue, tout comme il n'y a pas d'évidence dans le rapport au corps. Je me rends compte, a posteriori, que je suis allée vers des pratiques de langage, de corps et de mouvements qui allaient questionner et rendre perceptible le fait que tout ça ne va pas de soi. J'ai rencontré, il n’y a pas longtemps, Myriam Suchet qui part du principe que la langue n'existe pas. Elle utilise l'image du poisson dans son bocal pour illustrer son hypothèse par rapport à la langue. Elle dit qu'on a l'impression que la langue, on est dedans comme un poisson rouge dans l'eau. Parce que les parois du bocal sont transparentes, on pense que la langue est là, qu’elle existe et qu’on est avec elle. Mais il suffit de troubler les parois du bocal pour se rendre compte que la langue aussi est une construction. On peut faire le parallèle avec le corps. De la même façon, on travaille avec une évidence d'être un corps. Je vais vers des pratiques qui vont questionner dans l'expérience cette sensation-là, cette évidence-là et dire non ! Non, mes frontières ! Sortons de l'imaginaire construit et voyons comment peut se faire un corps expérimental, comment on peut travailler des extensions, des altérations. Pas pour être dans la destruction bien sûr, mais simplement pour étendre des possibles à partir d'expérimentations.
La langue poétique était pour moi, évidemment, la langue familière dans le sens où elle montre les évidences de la langue, elle saute en plein dedans. Elle est là pour qu'on trébuche, surtout la poésie contemporaine. Pas à chaque mot, mais assez pour se rendre compte que non, la langue ne coule pas, la langue crée. On peut créer d'autres grammaires du monde en faisant trébucher la langue, en la faisant bégayer. Et l’évidence pour moi, c'est qu'il y avait un rapport entre ce qu'on faisait avec la langue et avec le corps. Je ne faisais pas du tout de séparation. Donc je suis allée travailler ces formes de nouage à partir du terrain du Contact Improvisation, parce que c'est ce que j'ai le plus pratiqué. Le rapport à l'écriture, au langage et à l'expérience du corps constitue la constante. Ça, ça reste en toile de fond.
Après je peux me situer dans la non-assignation à une discipline. J'aurais du mal à dire ce que je suis. Parfois, je fais l'effort parce qu'on me le demande, parce que c'est des attendus aussi. Je me résous à dire, même si c'est un peu pompeux, « poéticienne de la danse », parce que c'est la poétique de la danse qui m'intéresse. Ou bien j'ai osé aussi « traductrice des savoirs somatiques ». Ce n’est pas un effort de parler mais il faut traduire parce qu'il y a un écart quand même. Il faut traduire ce qui se joue dans des pratiques que j'appelle maintenant « les pratiques improvisées » pour faire simple ou pour dire que ce n'est pas une seule pratique, mais une façon d'aller vers l'expérience et que ce sont des constructions.
Anouk Llaurens: Tu parles de faire trébucher le langage, du bégaiement, peut-être que la bonne question pour toi, ce serait comment tu te dé-situes?
Alice Godfroy: Oui, il faudrait des localisations mouvantes. En essayant de te répondre, je donne une espèce de constante. Il y a un fil sur lequel je surfe mais je sens que les modes de surf évoluent et ils ne sont pas prémédités. C'est en fonction de ce qui est possible, disponible en énergie, autour, en moi. J'ai un ancrage professionnel pour le moment qui permet de développer ça sous un certain mode, un ancrage géographique aussi. Je suis plutôt dans ma période d'ancrage. Donc la question de la situation résonne quand même.
Anouk Llaurens: Tu disais que tu avais rencontré les Tuning Scores avant de rencontrer Lisa, à travers le Contact Improvisation.
Alice Godfroy: Oui, à Strasbourg, Antje Schur et Daniela Schwartz m’ont apporté une pratique du Contact Improvisation qui était complètement mâtinée de Lisa Nelson sans que je ne le sache. Le travail de Lisa tu le rencontres, mais il n'est pas nommé. Il est déjà diffusé, digéré par d'autres qui ne nomment pas toujours d'où ça vient. Je me suis rendu compte a posteriori qu'elle était un peu partout et il y a dix ans, on ne peut pas dire qu'elle était partout dans les discours. Donc il y avait un rapport assez intriguant entre une figure extrêmement importante qui n’était pas toujours nommée, les gens se l'étaient appropriée, ils l'avaient tellement digérée que ça ne se nommait même plus. L'éducation du regard, l'éducation des sens avait été complètement digérée par les gens qui me transmettaient le Contact Improvisation.
C'est en 2012 que j’ai rencontré Lisa à l'occasion d'un workshop à Bruxelles, cinq ans après avoir découvert le Contact Improvisation. Je suis restée quelques jours, je n’ai pas pu rester tout le long du workshop et c'est plus elle qui m’a fascinée que les pratiques. Sur le moment, les scores, la façon dont on jouait, ça ne m’a pas fait un effet bœuf. Par contre, il y a quelque chose dans sa posture qui m'intriguait, son regard. Moi, je voyais très fort l'enfance en elle. Sur le moment, je me suis dit que c’était un travail intéressant. Et après je me suis rendu compte comment ça travaillait en moi. J’ai tout de suite eu l'envie de transmettre ces outils à mon tour, dans différents contextes. C’était une erreur de vouloir transmettre après cinq jours de workshop. J’étais dans la copie, je pensais qu’il suffisait de transmettre la partition et qu’il allait se passer quelque chose. Et donc, j’ai fait toutes les erreurs, j’ai grillé les étapes. Les scores ont une certaine force mais de là à pouvoir les utiliser dans d'autres contextes, ce n'était pas très concluant.
C'est plutôt la deuxième rencontre qui m'a permis de plonger dans les Tuning Scores. C'était en 2017 à Valcivières chez Patricia Kuypers et Franck Beaubois. Lisa était venue. C'était un laboratoire d'une semaine, fermé, un truc absolument fou, il neigeait on était entre personnes qui se connaissaient bien. C'était quasi un temps de cathédrale. C’est le premier truc que j'ai noté dans mon carnet. Je me suis dit « Dieu est mort mais on est en train de reconstruire des églises ». L'espace était tellement habité d'attention à ce qu'on faisait les uns les autres. Il vibrait d'une certaine façon parce qu'il y avait une plongée aussi, parce que c'était une immersion, parce que c'étaient des gens à qui on ne devait pas présenter de quoi il retournait. Quand je dis cathédrale, je veux dire qu’il y avait un engagement de tout le monde pour aller dans un espace d'étude très profond. Lisa était là, mais toujours très discrète par rapport à l'espace qui était créé. Et là, j'ai vraiment eu l'impression de rentrer dans le partage de ces outils. On oubliait de manger quoi. On plongeait et 4 heures après, Wow ! il est 15h, on va peut-être s'arrêter pour manger. C'était une expérience assez intense, pas un workshop, vraiment un labo. Lisa impulsait quand même un tout petit peu au début, un Blind Unisson trio par exemple. Et puis les jours d'après, plus rien. Donc pendant quelques heures, on était seuls avec le groupe. Il y avait une autonomie qui se gagnait. Après la pratique, on enchaînait avec plusieurs heures de discussion sur ce qui s'était fait. C'était aussi simple que ça. Mais c'était dans la répétition, avec un truc très, très intense. Ça, c'est mon expérience directement en présence de Lisa. Après ça a été des temps de pratique ou de rencontre avec d'autres qui transmettent ces outils.
Anouk Llaurens: Quels sont les aspects qui t’ont touchée et que tu continues à transmettre, à véhiculer, avec lesquels tu travailles ?
Alice Godfroy: C'est là qu'il y a trop de choses à dire. Je dirais qu’il y a la dimension esthétique des pratiques. J'avais laissé tomber tout ce qui était chorégraphique parce que les méthodes, les façons de faire, de reproduire le mouvement de quelqu'un, ça n'avait plus aucune résonance pour moi. Quand j'étais à Strasbourg, j’allais voir beaucoup, beaucoup de spectacles. J'y allais mais ça ne me parlait plus du tout. Ou alors j’y allais avec un regard d'analyse : « Ah t'as préparé ça, tu mets ça avant ou après. » On voit des trucs, on voit comment les gens s'y prennent aussi. On reconnaît que c'est un beau travail technique. Mais au bout d’un moment on analyse beaucoup trop et on sent que viscéralement, l'émotion esthétique a perdu un peu sa superbe.
Moi, j'ai plus d'émotion esthétique à voir ce qui se passe dans une pratique de Tuning que d’aller voir un spectacle dans une salle de théâtre. Il y a une migration d'une sensibilité artistique qui n'a plus pour unique site le théâtre ou la situation du spectacle avec son spectateur. C’est complètement réinvesti dans des espaces de pratique. Ce qui m'intéressait, c'est que Lisa mettait presque plus le curseur vers l'expérience de celui qui observe que vers la personne qui fait l'expérience de la danse. J'ai l'impression que même quand j'y retourne, ce que je continue à apprendre est du côté de « qu'est-ce que je regarde quand je regarde quelqu'un qui bouge, qui danse ». La question esthétique est au cœur dans ce sens-là. On ne laisse pas du tout tomber la situation performative mais elle est complètement transformée dans le fait que ça se passe dans un studio. C'est un geste participatif, on est à la fois acteur faisant et acteur regardant. C’est là qu'apparaît la dimension esthétique.
Il a aussi la dimension studieuse, la dimension d'étude qui est incluse dans les Tuning Scores. Ça a déjà été nommé, c'est fort connu. Mais quand même, il y a là un dispositif qui donne les conditions de possibilité de l'observer, du voir, du connaître, de toute recherche. Moi, je voyais vraiment très bien l'écho avec ce qu’on fait quand on fait de la recherche, parce qu’à ce moment-là, j'étais en train de faire un doctorat. Et pour moi, c'était très évident qu'il y avait, même si tout ne colle pas, une méthode pour savoir poser des questions. On ne cherche pas à y répondre, en tout cas à avoir une réponse, mais sans arrêt, on y retourne, on continue à nourrir, et à approfondir. C'est pour ça que j'ai fait des études, il y a un moteur qu'il faut nourrir, il faut stimuler. C’est une chance de tomber sur une pratique comme les Tuning Scores qui continue, qui ne te déçoit pas, qui te permet d'approfondir, qui te permet d'être indépendante dans quelque chose de collectif, dans laquelle tu n'as pas besoin de devenir l'autre. Tu peux vraiment rester dans ta propre recherche au sein de et à côté d'autres qui ont leur propre recherche. D’ailleurs je m'étais amusée dans une conférence à construire tout un parallèle entre la méthodologie de la recherche et la méthodologie de la recherche dans les Tuning Scores. Bon, ça c'est quelque chose que je trouve très, très fort et qui m'inspire. Ma question aujourd'hui, c'est comment rester proche de ça ? Est-ce qu'on peut faire de la recherche au sens plus traditionnel en partant de ces principes-là ? Il y a la dimension studieuse, mais aussi la dimension pédagogique des Tuning Scores qui comprend plein de plans, plein de pistes.
Les deux gestes qui m'ont le plus marquée, je le vois après-coup, c'est d'une part le geste d'observer, le travail de l'observation et, d’autre part, le travail d'édition qui existe dans les pratiques de Lisa. Quand je parlais de dimension esthétique tout à l'heure, c'est aussi parce que c'est une pratique qui travaille la composition. Ce n’est pas le cas de toutes les pratiques en improvisation.
Anouk Llaurens: C’est parce que le Tuning Score n’est pas une pratique d’improvisation. Lisa le dit souvent.
Alice Godfroy: Et puis je suis curieuse de comprendre ce qui rend cette pratique si matricielle. Pourquoi tout le monde s'en empare? Ces dispositifs de jeux sont hyper simples et ils sont restés à la fois assez proches depuis des décennies de leur énonciation initiale. Il y a une radicalité dans le fait de ne pas dévier, dans le sens où si le cadre ne bouge pas, ça permet à ce qui s'y joue de bouger. D'ailleurs Lisa a toutes ces pratiques en studio : soit le cadre bouge et moi je ne bouge pas, soit c’est l’inverse, le cadre ne bouge pas et moi je bouge. C'est très bon d'avoir un cadre qui ne bouge pas, d'avoir tout le temps le même. C’est une discipline et la discipline permet l'étude. J'ai besoin de ça aussi, d’une discipline pour étudier. Parce que ces recherches sont des recherches fondamentales, et ça, c'est rare. Et je pense que c'est matriciel, parce que les questions sont si fondamentales qu'elles vont nécessairement toucher toute personne qui s'intéresse à la danse.
Dans les deux gestes, observer pour éditer, ce qui m'intéresse particulièrement c'est d'avoir fait de l'observation une pratique collective. Le fait de pouvoir se montrer ce qu'on perçoit sans arrêt. Tous ces systèmes de feedback ont un réel impact politique. C'est un dissensus qui est fondateur du collectif. Je ne connais pas de pratiques qui aient autant pensé l'observation. Et aussi parce que ce sont toutes ces réflexivité qui sont à l'œuvre dans ces observations, à différentes échelles. A l'échelle du senti, c'est sentir le senti, toucher le toucher, voir sa vue. D'ailleurs on retrouve cela très clairement chez les poètes. Mais je ne vais pas faire l'analogie avec ça, ça va compliquer. Ce senti réflexif, pour moi, c'est la définition de la danse du XXᵉ siècle. S’il y a une révolution, c'est bien là. Parce que tout le monde sent mais c'est un acte réflexif de sentir son senti. Ça s'apprend, ça s'éduque. Il y a observer sa propre posture, s'observer soi-même, devenir l'observateur de soi à un niveau qui n'est pas uniquement du senti et de la perception mais aussi au niveau des goûts, au niveau des émotions. Qu'est-ce qui m'arrive ? Avoir ce pli de soi sur soi. Les dispositifs eux-mêmes font ce mouvement de pli. Quand on fait le feedback, on revient dessus sans arrêt. Et puis, au niveau encore plus fondamental de la pratique, il y a le fait d'apprendre à apprendre. C'est la learning machine dont parle Lisa. Je vais trop vite, mais cela se reproduit à chaque échelon de l’expérience. Là, il y a une bonne et une vraie méthodologie. L'expérience oui, mais ce qui est important c’est l'expérience consciente d'elle-même, qui s’interroge elle-même. Ce n'est pas le simple fait d'être conscient du geste, c'est le fait de l'interroger pour diverses raisons, pour s'en rendre compte, pour s'en dessaisir ou être capable de le modifier. Et l'instrument de toutes ces réflexivités, à chaque étage que j'ai nommé, c'est l'attention. Ce qui permet de faire ce pli, ce feedback, c'est de porter attention, c’est cette « attentionographie », cette écriture de l'attention. Ce monde plus invisible, c'est très très beau quand tu en as eu assez de la chorégraphie.
Pour revenir aux chercheurs, tout cela est important pour rompre avec les évidences. Ce sont des outils qui permettent de se méfier d'abord de soi-même quand on fait de la recherche, tu te méfies de tes outils, tu te méfies de tes biais, tu deviens le contradicteur de toi-même. Tu essayes de te hacker. Et quand tu fais de la recherche tu ne sais pas, c'est une énigme, tu avances et ça t’aide, tu es guidée pour le faire. Prendre conscience de ses filtres de perception, c'est très Tuning Score mais c'est aussi ce qu'on fait quand on fait une étude de recherche.
Éditer c'est l'autre geste qui m'intéresse, qui est peut-être moins nommé comme tel. Ça vient d'une phrase que Lisa nous a dit quand on avait fait ce laboratoire : « Tout le matériel est déjà dans l'espace. Mon travail quand j'entre dans l'espace, c'est simplement d'éditer ce matériel. » Ça, c’est une clef ! Alléluia ! Ça peut changer énormément de choses. Étymologiquement, « éditer » ça veut dire « mettre au jour ». On met une lumière sur quelque chose. Quand on parle d’éditer en français, on voit la révision d'un manuscrit, on désigne le travail qui mène à la publication d’un texte. « To edit » en anglais concerne aussi le cinéma, dans le sens plutôt de monter, d’assembler des fragments qui existent.
Donc dans la notion d’éditer, il y a le montage et le rapport à la langue. Je reprends une phrase de Lisa que j'avais notée quelque part: « Je souhaitais faire émerger un langage de la danse improvisée, tout en préservant le mystère de l'expression humaine. » Le langage est quelque chose de très présent chez elle, pas directement dans les Tuning Scores, mais dans le système de feedback et aussi dans son activité d’éditrice de textes pour la revue Contact Quarterly. Elle édite les textes des autres, elle est éditrice aussi dans le fait d’avoir travaillé avec la vidéo, fait des films, qu'elle a montés elle-même. Et on le voit jusqu'au dernier projet qu'elle met en place avec Contredanse en ce moment. C'est un jeu de montage.
Pour moi, « éditer » c'est mieux que « composer » parce qu'il y a une ambiguïté dans le terme. C'est l'idée de ne pas produire mais de simplement faire apparaître ou rendre visible. Ça me fait revisiter la démarche du chercheur en sciences humaines, qui écrit. La démarche du chercheur qui ne fait que composer avec ce que d'autres ont pensé avant lui. Ça permet de se détendre un peu vis-à-vis de qui est l'auteur des pensées. Je trouve ça beaucoup plus juste pour lire ce qu'on est en train de faire quand on fait de la recherche en sciences humaines, comme étant une pratique qui édite du matériel qui est déjà là et en être très heureux. Et je dis ça aussi parce que Lisa a écrit très peu de textes sur son propre travail, elle a préféré faire des entretiens. On aurait pu imaginer qu'avec son parcours elle écrirait des livres. Mais non, ce qu'elle a fait, c'est éditer la voix des autres. Ça, c'est beau, moi ça m'émeut énormément qu’elle y ait consacré tant de temps, toute une vie. Et cet aspect-là, je ne le dissocie pas des Tuning Scores, parce qu'il s’agit du même geste. C'est un geste commun. Donc oui ce qui m'a touchée, c'est ce geste d'observer, s'outiller pour observer et le geste d'éditer, pour ne plus dire composer ou inventer.
Anouk Llaurens : Oui et puis éditer, ça rejoue aussi la question de l'unknown qui est un concept qui est toujours ramené quand on parle d'improvisation. Dans le travail de Lisa, tu pars toujours d'un connu. Tout est là, il faut juste le voir.
Alice Godfroy: Oui pour matérialiser une danse. Et tu peux déplier à l'infini ce qui joue dans un moment présent, mais qui pourrait a priori être insignifiant. C’est ce qu'on a joué ce matin avec le One minute solo with multiple replays :tu pars d'un solo, il n'y a pas à y mettre grand-chose, on peut y aller de façon très décontractée. Et après, c’est incroyable comment les personnes vont te montrer rétroactivement ce qu'elles ont vu dedans. On pourrait même radicaliser le côté insignifiant de la première minute, on peut jouer de ça. Ça peut être marrant.
Anouk Llaurens: La question maintenant c’est : qu'est-ce que tu fais de tout ça ? Je n’ose pas dire « Qu’est-ce que tu inventes ? » bien que je pense qu'on n’est pas que dans le recyclage. C’est quand même toi, une singularité, qui recycle, même si ça se fait en collaboration. Les groupes aussi sont singuliers. Je pense qu'il y a quand même des choses qui s'inventent qui se re-combinent d’une manière particulière, selon les circonstances. Donc qu'est-ce que tu en fais ?
Alice Godfroy: À un premier niveau, je lui emprunte des pratiques que j’utilise dans des contextes de transmission ou d'atelier. Par exemple, je ne compte pas le nombre de fois où j'ai transmis sa pratique des trois minutes d’immobilité, les yeux fermés, où l’on s'imagine en train de danser. Je l’ai souvent proposée aux jeunes gens qui arrivent en étude en danse, en première année. On commence comme ça. C'est une clé qui ouvre, ça permet de partir sur un autre imaginaire de la danse, de ce qu'est la danse. C'est des petites choses, mais c'est hyper efficace. Il y aussi cette technique de lever la main quand tu perçois une synchronicité.
Dans les dispositifs, ce que j'ai le plus diffusé, ce sont Blind Unison Trio et One minute solo with multiples replays. Je les tire ailleurs, vers d'autres études. Je transmets tout en nommant la source. Donc ça c'est un premier niveau. Il y a aussi tout ce qui est immobile, et ça, c'est dans le minimalisme. C'est là que je tire le plus de suc. Et d'autant plus si je travaille avec des textes de poètes, parce que je m'intéresse aux poètes qui ont travaillé ces voyages du dedans, ces danses alitées. Par exemple Michaux se décrit comme un sportif au lit. C'est quelqu'un qui passait une part non négligeable de sa vie sur son lit, dans un état de rêverie. C'est ce que j'ai de plus efficace dans mon réservoir pour que les gens se sentent mûs par quelque chose et perdent l’habitude du geste volontaire par exemple. Ces scores sont hyper efficaces. Donc tout ça, disons que c’est le copiage.
Après je fais des transpositions, c'est peut-être plus intéressant. Par exemple dans les formes d'écrit auxquels j'ai pu penser parce que j'avais un peu digéré les Tuning Scores. Je pense notamment à la mise en place d'écritures collaboratives où justement, la question de l'auteur se gomme au fur et à mesure parce que les textes sont caviardés de gauche et de droite, et qu’on n'a plus besoin de nommer qui est l'auteur. J'avais tenté cela au début des années 2010, avec des marionnettistes, dans une revue sur les arts contemporains de la marionnette à Strasbourg, pour faire entendre la parole des praticiens. J’avais mis en place tout un système où on rentrait dans le texte de l'autre avec des notes de bas de page ou des feedbacks intégrés. La création d'écritures à plusieurs, je pense que ça a été influencé par Lisa.
Je transpose aussi dans les cadre de recherche, par exemple le laboratoire dans lequel nous sommes aujourd’hui ou le Master en danse qui a été mis en place à l’université de Nice. Il est instruit de cette pratique-là et de quelques autres aussi. Mais celle-là, c'est assez évident dans la façon de penser comment on étudie, comment on apprend, comment on fait feedback, et comment l’on produit de la ressource. Les transmissions se font par immersion. J'essaie moi-même de « discrétiser » ma présence, de ne pas être la figure de l'enseignante, mais une personne qui propose des cadres d'expériences qui ne prescrivent pas ce qui va s'y dérouler et qui donnent des gages de qualité d'étude. Je ne sais pas si c’est Lisa qui me l'a appris ou si ça renvoie à ma nature, mais je travaille dans ce sens-là. J’essaye de ne pas trop parler, en tout cas, de ne pas monopoliser ni la pensée ni la parole, de ne pas faire figure de prof. Je crois que je ne sais plus le faire d’ailleurs.
Et un dernier niveau, ce serait le niveau d'un projet de vie, que je nomme parce qu'on est sur son site même s’il n'est pas encore finalisé. Quels dispositifs mets-tu en place une fois que tu as un lieu, ce qui ne m'était jamais arrivé dans ma vie? Quel lieu d'étude – car l’envie est là – permettrait d'accueillir, de nourrir et de diffuser des pratiques comme les Tuning Scores ? Et qu'est-ce que voudrait dire être un lieu « fidèle » aux pratiques qui s’y jouent ? Michaux a écrit sur l’ambiguïté de la fidélité, sur la figure du chien fidèle, par exemple, qu’il a envie d’écrabouiller parce qu'il y a quelque chose d’absolument repoussant pour lui dans cet animal qui te suit, beurk ! [rire] Et en même temps, il y a une fidélité au phénomène qu’il n’a cessé de traquer. « Fidèle », ça me relie aussi à la dimension plus spirituelle de ces pratiques qui me touche de plus en plus, même si elle n'y est pas nommée explicitement.
Donc c’est quoi ce lieu ? Et je sens que là, je suis redevable à Lisa, au don qu'elle a fait dans la double fonction d'être dans la pratique de la danse et dans l'édition des textes. C'est un lieu qui rassemblerait les pratiques et l’édition. Je n'arrive pas à dissocier les pratiques du geste d’avoir à les écrire, les formuler, les traduire. On pourrait nommer ce lieu « maison de l'improvisation », ou bien « micro-université rurale », ou simplement « lieu d'étude ». En fait je ne sais pas, parce qu'encore une fois, tout dépend à qui tu parles. Ce qui m'intéresse au cours de cette semaine, c'est d'avancer cette question : comment transposer dans une logique dispositive de lieu une pratique avec toute sa complexité ? Qu'est-ce que ça pourrait être de transposer les Tuning Scores au niveau d'un cadre qui ne prescrirait pas tout à fait ses contenus ? Comment une pratique peut-elle m'instruire sur l'invention d'un lieu dédié à l'étude de ces mêmes pratiques ? Qu'est-ce que tu mets en place pour que ces pratiques, comme tu le dis, continuent à être vivantes dans les transformations qu’impose le rapport au présent ? De quoi a-t-on besoin pour continuer à rendre vivante des pratiques comme celles-ci, pour en permettre d'autres et pour faciliter leur diffusion et leur édition à un endroit qui est aussi un endroit de parole, qui est un endroit d'écriture et qui fasse refuge aussi pour des gens qui aiment ce genre d'étude ? Parce qu'on sait que ces études demandent une discipline, une certaine pratique et un lieu qui puisse donner du temps à ça. Oui, et le laboratoire avec Lisa que je décrivais plus tôt, c'était de longues, longues heures, de longs jours à œuvrer ensemble, et je me suis sentie hyper privilégiée de vivre ça. Quelle chance, quoi ! Mais ça arrive une fois. Je trouve qu'on a besoin de lieux comme ça et qui ne soient pas uniquement fait pour des micro-groupes. Je sens qu’il ne s'agit pas de copier un truc qui a fonctionné. Ce dont on a besoin, c'est aussi de choses qui acceptent leur durée de vie. Souvent, c'est trois, cinq ans et ça retombe. Et hop, on renaît avec autre chose. Le matériel doit pouvoir supporter ça aussi. Ce n'est pas un lieu qui figerait. Mais il faut quand même lui créer des outils et des outils d'édition, des outils de pratique. Voilà où j'en suis. Je ne sais pas ce qui m'empêche de le formuler clairement aujourd’hui. C’est peut-être trop dangereux pour moi et je n'ai jamais senti autant la capacité à faire une bêtise, à partir sur un imaginaire projeté. Et puis ça fait aussi du monde. Comment créer un lieu collectif avec des personnes qui partagent ce désir d'étude-là ?
Il y a une dernière chose qui me touche chez Lisa, comme chez Steve Paxton, c'est leur radicalité. Il n'y a pas de compromis et ça, c'est rare. C'est la passion, ça brûle – faire confiance à ça. Ça me donne de l’espoir, ces gens qui ont tenu la ligne du début à la fin et qui n’en tirent ni gloire, ni argent, ni pouvoir, vraiment, parce que ce n'est pas le cas. Je trouve ça tellement beau d'avoir tenu bon sans avoir eu besoin de gratifications régulières. Cette discrétion-là, elle est dans le don. Quelque part, il y a un pur don dans les gestes et les pratiques qu’ils nous ont légués.
Notes:
[1] https://www.thalim.cnrs.fr/auteur/myriam-suchet