Courir à reculons pour se dépasser soi-même
À propos de langage et de communauté dans l’œuvre de Bruno Beltrão et du Grupo de Rua de Niterói
Un performeur se tient sur l’avant-scène gauche, le dos tourné au public, tandis qu’un autre court à reculons pendant de longues minutes dans la quasi-obscurité. Il décrit plusieurs grands cercles, prend une pause pour observer l’espace, puis continue à parcourir de plus petits cercles, ralentit pour changer de direction par un petit saut, recommence encore et encore, et pivote sur son axe pour gagner de la vitesse. Il prend une brève pause pour doubler la position de son témoin, et lui fait face un moment, avant de tourner et d’observer l’espace décrit une fois de plus. Ensuite, il se laisse à nouveau aspirer dans l’orbite pour parfois se lancer vers l’extérieur en zigzaguant et se mouvant latéralement de manière frénétique. Cherchant à maîtriser ces énergies agitées et ces forces conflictuelles, le danseur les comprime dans des gestes ancrés consistant à se pencher, à balancer, à tâtonner, et finit par tournoyer sur le sol, s’asseoir et regarder l’espace pendant que la lumière s’allume.
Quel est le moteur qui stimule le danseur dans son exploration de l’espace aveugle derrière lui ? Quelle promesse réside dans cette traction gravitationnelle obscure vers un espace privé, finalement inaccessible même à lui-même ? Ou est-ce peut-être une force centrifuge qui le pousse vers l’autre ? Pendant tout ce temps, le second performeur reste immobile, tout comme les nombreux autres témoins derrière lui, assis dans la salle. Par la suite, les deux danseurs entament un duo syncopé qui s’apaise à plusieurs reprises avant de repartir, comme un affrontement de forces invisibles qui inhibent leurs mouvements, ou comme une série de feintes. Dans une certaine mesure, ils demeurent des individus isolés qui partagent le même espace, mais pas vraiment le même langage. Leurs mouvements sont-ils alors étrangers ? Et si tel est le cas, étrangers à qui ?
Cette scène se déroule à peu près au milieu du spectacle de groupe H2-2005, qui marque un changement d’orientation dans l’œuvre du chorégraphe brésilien Bruno Beltrão et de son Grupo de Rua de Niterói.(1) Étendre le hip-hop à un autre vocabulaire gestuel n’a jamais intéressé Beltrão. Il est trop critique vis-à-vis des stratégies d’image de marque du hip-hop, de même qu’il considère la revendication d’un langage unique comme un espace trop restreint pour développer une pensée complexe. Que nous, humains, soyons de toute façon trop enclins à suivre des habitudes et des schémas constitue l’une des préoccupations qui sous-tendent chez Beltrão la déconstruction ludique de danses hip-hop, de leur machisme, de leur culte de la virtuosité et de la musique noire. Dans ses spectacles, des stratégies récurrentes embrassent le paradoxe et exposent la phraséologie du hip-hop à d’autres langages et pratiques culturels, y compris ceux de la danse contemporaine et de l’espace théâtral. Influencées par le chorégraphe français Jérôme Bel, les premières œuvres comportent des légendes, de l’ironie et une dramaturgie hermétique pour dompter les énergies potentiellement turbulentes des langages qui s’entrechoquent. H2-2005 recèle les deux aspects, mais penche plutôt vers l’articulation chorégraphique du matériau gestuel et de la composition globale, qui est d’autant plus présente dans les spectacles de groupes ultérieurs, H3 (2008) et CRACKz (2013). Pour démêler l’intrigante course en arrière au cœur de H2-2005, qui paraît contenir quelques questions cruciales pour comprendre l’ensemble de l’œuvre de Bruno Beltrão, il faut suivre ses énergies imprévisibles et incandescentes, qui avancent et reculent à la fois dans le temps.
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« La question la plus importante dans mon travail a toujours été de nature esthétique, plutôt que sociale ou politique, même si ce point de mire artistique a des implications plus vastes. » Ceci est une des premières affirmations que Bruno Beltrão a exprimées quand je l’ai interviewé en mai 2004, alors qu’il présentait les œuvres de ses débuts au Kunstenfestivaldesarts à Bruxelles.
Malgré l’assertion de Beltrão, nous avons en fait parlé des conditions de production avec son Grupo de Rua, un collectif local de jeunes gens de Niterói qui n’auraient jamais imaginé quitter ce contexte, mais se sont soudain retrouvés à tourner dans des festivals internationaux. Nous avons abordé les problèmes de tolérance et de violence à Rio de Janeiro, et la relation entre la survie et la créativité avec des moyens limités. Nous avons évoqué les visions étriquées du hip-hop qui offrent un langage et un horizon partagé à Beltrão et ses collaborateurs, mais aussi la remise en question de ce fondamentalisme qui pousse le hip-hop dans une crise, et son exploration en tant que système d’expression et de connaissance. Après une longue conversation décousue, Beltrão a conclu :
« Développer une ouverture à une réalité existante et l’analyser, voilà ce que je trouve important. Comment le hip-hop peut-il contribuer à une meilleure compréhension du monde dans lequel nous vivons ? C’est peut-être une question trop vaste, certainement, sachant que je n’ai pas d’avenir particulier en tête. Il faut cependant croire en quelque chose pour pouvoir créer des œuvres, même si cela soulève toujours des doutes. » (2)
S’accrocher au doute et apprécier les questions artistiques et la qualité chorégraphique formelle est le défi auquel font face les spectateurs des productions de Beltrão. En tant qu’auteur, cela m’invite à me mouvoir à travers l’expérience contraignante de son formalisme afin de découvrir l’expérience du monde que recèle son œuvre.
Bien que l’exotisme politique puisse être un piège pour l’interprétation, il y a un autre envoûtement persistant dans l’œuvre que Beltrão n’évite jamais, délibérément : le penchant du hip-hop pour la virtuosité et le spectaculaire. Dans H2-2005, la scène de la course en arrière aboutit à une chorégraphie de groupe complexe qui défie la lisibilité et a autant en commun avec l’héritage du chorégraphe Merce Cunningham qu’avec le hip-hop. Toutefois, divers éléments de cette chorégraphie sont exposés dès l’ouverture de la pièce, avec de brefs solos sur une musique de violon de Nikolaï Rimski-Korsakov (avec une légende qui affirme : « Le hip-hop aime le rythme de la musique »), de lentes explorations silencieuses du toprock, dans lesquelles les danseurs négocient le temps pendant qu’ils élaborent des gestes et des rythmes – une qualité d’insistance habituelle dans l’œuvre de Beltrão. Après avoir poussé à l’extrême l’abstraction et l’expérimentation formelle dans la seconde partie de la pièce, H2-2005 s’achève par un relais infini de danseurs qui font un à un étalage de leurs tours de force sur de la musique à plein volume. Est-ce une occasion pour les danseurs de récupérer leur « propre » langage ou juste de se livrer à des clichés et à du spectaculaire ? Et pour le public, est-ce un moment de reconnaissance, ou un jeu ambigu avec ses attentes ?
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À la question de la manière dont il traduit en questions artistiques les préoccupations plus générales qui entourent son œuvre, Beltrão m’a répondu :
« Le style et la signature sont des questions subsidiaires ; il s’agit plutôt de développer des concepts pour interpréter le matériau existant. Comment définir l’art ? Comment les gens se comportent-ils en groupe ? Comment gèrent-ils leurs attentes et quel est leur rapport au leadership ? Comment fonctionnent les relations de pouvoir ? Voilà le type de questions qui m’intéressent. Je ne danse plus moi-même, parce que je trouve que mon propre langage corporel n’est plus assez spécifique pour construire des arguments complexes. C’est excitant pour moi d’observer la manière dont d’autres danseurs s’approprient ces concepts, et comment leurs façons de penser et de se mouvoir sont liées. » (3)
Cette dernière question est le fondement de Me And My Choreographer In 63 (2001), une œuvre fondatrice de Beltrão, dans laquelle il brosse le portrait du danseur Eduardo Hermanson, surnommé Willow. À mesure que le solo se déploie, on entend des extraits d’une conversation avec Hermanson que Beltrão a enregistrée en catimini une après-midi dans une chambre d’hôtel. Dans les notes du programme, Beltrão s’interroge : « Est-il possible de découvrir qui il est à travers sa danse ? Que pense-t-il communiquer avec sa danse ? » Ailleurs, il explique :
« Je me rends compte qu’il danse comme il parle et qu’il parle comme il pense, et vice versa. Et que c’est manifeste. Je voulais parler de ce corps qui est cohérent et unique. Dès lors, il était clair pour moi que je pouvais me servir de l’approche de la danse contemporaine tout en gardant les éléments de la break dance et du hip-hop qui étaient authentiques pour moi et pour mon histoire. » (4)
Les divers solos au début de H2-2005 constituent aussi une sorte de portraits, mais en quoi consiste cette singularité du danseur individuel ? Comme les solos sont dansés debout et face au public dans un espace restreint, ils adoptent la forme familière appelée toprock dans le b-boying (autre terme pour break dance). Le toprock se compose de variations stylisées du corps qui marche et qui se tient debout : la combinaison du rythme, des pas et des gestes marque des styles individuels et fonde le langage corporel des danseurs. Si la danse contemporaine tend à insister sur l’idiosyncrasie du danseur dans le développement d’un vocabulaire gestuel, le toprock semble fonctionner quelque peu différemment en tant que langage. La virtuosité et la compétition représentent des éléments centraux pour la forme, donc les individus combinent et agencent activement les phrases types, comme un horizon sur lequel leurs accents personnels prennent du sens. En tant que discours et manifestation, le toprock n’est pas tant un dialecte qu’un jargon ou un argot : un langage soigneusement construit, constamment mis à jour et compris par un petit groupe de gens seulement.
Des questions de fierté, de virtuosité, de compétition et d’exclusion délibérée des non-initiés occupent de toute évidence une fonction émancipatrice ici. Il s’agit d’une stratégie sociale et artistique récurrente dans l’histoire – pensons, par exemple, au style de danse du voguing inventé à Harlem au début des années 1960, ou au développement du be-bop par des personnalités noires en vogue à New York dans les années 1940, un phénomène qui a vu les musiciens défier les traditions instituées en adoptant des codes vestimentaires et des modes d’expression différents, et, par extension, de nouveaux langages musicaux partagés par un petit cercle uniquement. Dans une réflexion sur le langage et l’histoire sociale, Eric Lott écrit : « Leur jargon, en soi une sorte d’improvisation, s’est rebiffé contre les règles du mode d’expression accepté. Ils étaient des intellectuels du ghetto, avec leur propre style, étouffés par le type d’ambition que seuls des musiciens sont capables de réaliser. » (5) Et il continue : « À son stade le plus branché (et le plus génial), un tel langage commun est devenu une herméneutique fermée qui a eu l’effet indéniable d’aliéner la racaille et d’exprimer un sens de l’isolation ressentie, tout en affirmant un objectif collectif – même aux dépens d’autres musiciens. » (6)
Bien que, depuis les années 1970, le développement du b-boying et du hip-hop se soit initialement déroulé de manière analogue, l’influence d’Internet est indéniable ces derniers temps. Le flot de matériel pédagogique posté sur YouTube a rendu le b-boying largement accessible au-delà des styles locaux et l’a transformé en expression courante et parfois éculée, avec une circulation croissante de clichés, de trucs et astuces, et phrases types qui l’emportent sur le potentiel d’hybridité.
Puisque Beltrão affirme qu’à un moment donné, « il s’est lassé des codes fixes qui définissent le milieu de la street dance », son virage vers la danse contemporaine peut s’expliquer comme une façon de revendiquer le pouvoir (politique et artistique) du b-boying en tant que jargon à réinventer régulièrement.(7) Son portrait d’Eduardo Hermanson dans Me And My Choreographer In 63 met également en avant la singularité du performeur – c’est-à-dire les manières personnelles de parler, de penser et de se mouvoir – comme base du développement d’un langage corporel particulier. Dans le même ordre d’idées, le solo de course à reculons dans H2-2005 revendique un vocabulaire idiosyncrasique par-dessus la grammaire instituée, et en outre il s’agit d’un portrait du danseur Thiago Almeida. Sa course en arrière paraît empruntée à une autre pratique – le patin en ligne – et à ses schémas de mouvements, et ce, même s’ils sont en l’occurrence abstraits et transformés en hybride pour la scène de théâtre. Si courants, dominants ou idiosyncrasiques que puissent être les jargons de mouvements, en leur qualité de langage, ils sont inévitablement relationnels et nourris par diverses pratiques culturelles. Comment des habitudes individuelles pourraient-elles sinon devenir une forme de communication et un langage partagé ?
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Provoquer une crise du hip-hop semble globalement la motivation de H2-2005. Les styles individuels des danseurs de toprock sont de plus en plus abstraits et combinés en petites formations de quatre à six personnes qui exécutent des schémas spatiaux complexes et imitent par moments les phrases d’un autre, donnant lieu à de brefs moments d’unisson. Sur le plan formel, les chorégraphies sont très élaborées, mais que véhiculent-elles ? Les moments d’unisson génèrent des points d’ancrage pour les performeurs et démontrent aux spectateurs qu’ils sont en fait en train de négocier un système et un langage partagé, et non pas d’exprimer leurs propres caprices. Mais quand il s’agit de la promesse d’un langage qui catalyse et porte une communauté (provisoire), bon nombre de questions ont trait aux formes relationnelles dans lesquelles ces danseurs sont engagés. Que devrions-nous penser de la distribution exclusivement masculine quand on en vient aux liens ? Pourquoi n’y a-t-il pas de contact entre eux ? Quelle sorte d’image de soi proposent ces hommes ? D’où vient leur gestuelle ? De quelle manière sont-ils perméables à leur environnement et à un sens de l’histoire ? Et puis vient la question du spectateur : que disent ces gestes dans ce contexte particulier de la niche de la danse contemporaine et d’un public européen ?
Si Bruno Beltrão affine son vocabulaire gestuel et ses talents chorégraphiques dans H2-2005, dans le spectacle de groupe suivant, H3, il entreprend une exploration en profondeur de toutes ces questions persistantes.(8) Ou, mieux encore, H3 articule et incarne ces questions sous une forme chorégraphique précise.
La scène est éclairée de manière tamisée, laissant les extrémités nimbées d’ombre comme des zones obscures où les danseurs peuvent se cacher – un espace à l’écart qui demeure visible pour les spectateurs. Nous sommes assis près de la scène, qui n’est pas surélevée mais attenante à l’espace du public. Cette proximité est amplifiée par la bande sonore composée de bruits de rue constants, comme si nous étions dans le studio de Niterói. En fait, on entend les rues d’Anderlecht, un enregistrement du monde juste à l’extérieur de la salle, audible à travers les murs et qui se mêle à cette fiction de l’espace intime du studio. Très lentement, sur un laps de temps d’environ un quart d’heure, on voit les danseurs se glisser un à un dans la zone éclairée de l’avant-scène. Debout ou assis très près l’un de l’autre, deux danseurs exécutent, chacun à son tour, des mouvements frénétiques le long des contours de leur propre corps. Ils tracent des absences et des forces invisibles qui les entourent, ou peut-être se protègent-ils, marquant leurs frontières et la sphère d’interaction avec l’autre. Mais, soudain, ils passent à l’exploration de la proximité de l’autre avec des gestes abrupts, qui défient leur sphère cinétique réciproque et tentent de provoquer l’autre. La variété est grande : ils se taquinent et s’attaquent pour la forme, se tapotent et couvrent leurs dos respectifs, mais interagissent aussi avec une certaine sauvagerie, comme s’il s’agissait d’une réminiscence de krump, allant de bagarres feintes et d’attitudes cool et impassibles à des empoignades et des bousculades, et même à traîner l’autre à travers la scène. Que ce soit rapide ou lent, chaque geste déborde d’énergie et respire le conflit autant que le ludisme. Au bout d’un certain temps, la chorégraphie est entraînée vers l’espace, les danseurs juxtaposent leurs duos en différentes permutations et configurations, pour finalement franchir les limites de l’espace avec des corps qui tournoient et tourbillonnent partout, comme s’ils étaient sur le point de s’aventurer dans l’espace occupé par les spectateurs.
Ces duos déconstruisent l’image du performeur de hip-hop macho qui se donne en spectacle en solo, dans une mise en scène frontale. Néanmoins, là où les duos de H2-2005 sont au fond des multiplications et des abstractions de toprock, la qualité centrifuge des mouvements de H3 a des accents différents, allant du fait de se tourner vers l’autre, ou d’occuper sa place dans le monde, à celui de se débarrasser des forces violentes qui nous hantent. Le duo introduit une notion tout à fait différente de l’identité, qui commence par l’intersubjectivité. Dialogiques par nature, les duos de H3 se composent aussi d’un style inspiré du krumping californien (par le biais d’un des membres de sa compagnie, Beltrão a repris les mouvements du krumping). Cette forme a émergé au début des années 1990 et a connu une grande attention grâce au documentaire Rize (2005), de David LaChapelle, qui montre des scènes de clowning et de krumping à Los Angeles. Profondément social et en phase avec le monde, le krumping imite et ritualise la violence de rue, la neutralise et la redirige à des fins artistiques et émancipatrices.
Lors d’une interview (9) de Bruno Beltrão au lendemain d’une représentation de H3, nous avons parlé de son intérêt pour l’analyse de diverses formes de relations sociales et de la collaboration en tant que méthode de développement d’un vocabulaire gestuel pour un groupe. Nous avons également abordé la chorégraphie complexe de schémas spatiaux, les mouvements au sol, et son utilisation du zulu spin (un des premiers enchaînements de mouvements de la break dance à avoir fait basculer la posture verticale du hip-hop et à avoir mené le b-boying littéralement vers le sol dans les années 1970, lors de fêtes de rue dans le Bronx). Dans son œuvre, le zulu spin paraît faire figure de citation symbolique de la danse hip-hop à l’ancienne, même si Beltrão a des doutes fondamentaux à propos des « gestes ancestraux » qui tentent de faire référence aux origines ou à revendiquer des racines, car, soutient-il, le hip-hop ne peut devenir que plus complexe et plus ouvert « quand on cesse de l’approcher comme une forme immuable, quand on en retire le fondement familier et qu’on se met à explorer les limites de chaque geste ». Nous avons donc parlé de la multitude d’éléments contextuels, du sens de l’histoire et des réflexions qui émergent dans le spectacle sous forme de mouvements et de gestes, mais marquent aussi profondément leur densité et leurs conditions relationnelles.
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À divers moments du spectacle H3, les danseurs courent rapidement en arrière, faisant du matériau gestuel de Thiago Almeida dans H2-2005 leur langage partagé. Ils se meuvent un à un, en duos après avoir été jetés dans l’arène par quatre autres danseurs, ou tous ensemble : neuf personnes occupent tout l’espace en naviguant à l’aveuglette et en croisillons sans jamais s’entrechoquer, transposant la force centrifuge de leurs gestes et les interactions vers le groupe en tant qu’entité. Après avoir déclenché cette énergie, les performeurs suspendent aussitôt les mouvements, jettent leur tête en arrière et continuent pendant un moment à marcher à reculons, lentement et de manière hésitante. Une fois de plus, les danseurs embrassent des absences, cette fois incluant l’espace infini derrière leur dos, une partie du corps qui symbolise leurs propres angles morts.(10) Leurs mouvements incertains ont effacé tous les vestiges du machisme, pour apparaître comme des gestes puissants qui les exposent.
Au cours du déroulement de H3, l’espace passe lentement d’un environnement quasi obscur, dont l’intimité rappelle le studio et dans lequel s’infiltrent des échos du monde, à un théâtre éclairé de mille feux, dans lequel un groupe court en arrière sur le miroir opaque d’une piste de danse noire brillante. Même si H3 est souvent spectaculaire en raison de ces flux hautement énergiques, le spectacle ne cherche pas à se terminer en apothéose – contrairement à H2-2005. Alors qu’à ce stade, la lumière a dégagé l’horizon et inonde l’espace, les danseurs interrompent simplement leurs phrases et continuent à déambuler, errant à reculons, la tête jetée en arrière, ou tournoyant vers la périphérie de la scène. Avec leurs mouvements dirigés vers leur dos, comme si les danseurs courraient en avance sur eux-mêmes, aveuglément vers l’inconnu.(11) Leurs mouvements témoignent de l’espace social, où les gens sont toujours en avance sur eux-mêmes, exposés à l’autre et au monde avant même de pouvoir être en rapport avec lui. Qui plus est, les danseurs s'ouvrent à la possibilité de s’impliquer dans ce qui est autre qu’eux-mêmes, un geste de reconnaissance délibérée et un postulat totalement contemporain à propos de la vulnérabilité et de la subjectivation. Le théâtre n’est pas juste un modèle réduit de l’espace social, il crée un espace spécifique de rencontre, et c’est précisément la promesse qui subsiste dans les mouvements du Grupo de Rua. Leurs mouvements sont-ils étrangers ? Et si tel est le cas, étrangers à qui ?
Avant même de s’en rendre compte, la chorégraphie se désintègre soudainement et est absorbée par une obscurité totale. Impossible d’échapper à cette opacité : ces mouvements et cette dramaturgie ne seront jamais transparents pour quiconque assiste au spectacle – ni pour les performeurs ni pour les spectateurs. Dans ce bref moment de noir absolu, on prend conscience de la manière dont est maintenue en suspens la promesse de langage et de communauté, c’est-à-dire sa propre expérience d’être différent qu’offrent la chorégraphie qui s’achève dès à présent et son univers imaginaire qui persiste encore. Qu’on ait reconnu, ou pas, la généalogie et les complexités du vocabulaire gestuel du Grupo de Rua n’est pas la question. Même en tant que mémoire, leurs mouvements comportent une invitation à embrasser ses propres désirs peu familiers et à s’accrocher aux éléments étrangers et aux énergies centrifuges qui nous propulsent, comme si on pivotait autour de son propre axe ou on courait aveuglément à reculons, toujours en avance sur soi-même, toujours hésitant, imprévisible, orienté vers le monde, et ce, tout en étant regardé par d’autres.
Notes
(1) J’ai vu H2-2005 le 6 mai 2005 aux halles de Schaerbeek à Bruxelles durant le Kunstenfestivaldesarts.
(2) Interview du 17 mai 2004 à Bruxelles.
(3) Ibid.
(4) Bruno Beltrão, in Nayse López, « Real Contemporary Dance », Ballettanz, avril 2003, p. 35, traduction libre.
(5) Eric Lott, « Double V, double-time: bebop’s politics of style », in Callaloo 36, été 1988, p. 598, traduction libre.
(6) Ibid., p. 600.
(7) Sur la politique d’emploi de jargons au-delà du pouvoir des langages institutionnels, voir Giorgio Agamben, « Languages And Peoples » (1995), in Idem, Means Without End: Notes On Politics, Londres et Minneapolis, University of Minnesota Press, 2000, p. 63-70.
(8) J’ai assisté à H3 le 12 et le 15 mai 2008, à La Raffinerie à Bruxelles durant le Kunstenfestivaldesarts.
(9) Interview du 17 mai 2008 à Bruxelles.
(10) À propos de l’espace aveugle derrière le dos en tant que symbole physique à travers l’histoire culturelle et dans la danse contemporaine, voir Jeroen Peeters, Through the Back. Situating Vision Between Moving Bodies, Helsinki, 2014.
(11) L’expression « être en avance sur soi » s’inspire de Jean-Luc Nancy, Le Regard du portrait, Paris, Galilée, 2000, p. 48.