Une écriture nomade
Le week-end dernier [26 et 27 Novembre 1999], la chorégraphe espagnole Olga de Soto, basée à Bruxelles, a présenté son dernier travail au Théâtre des Tanneurs. Bien que le spectacle ait été conçu comme un tryptiche, le public n'a pu voir qu'un rendu partiel, le duo d'ouverture n'ayant pas été présenté. Néanmoins, nous avons pu voir un quatuor impressionnant, d’une heure environ, suivi d'un court solo. De Soto, qui n'a pas encore trente ans, a déjà à son actif une longue trajectoire. Elle a dansé avec Michèle Anne De Mey, Claudio Bernardo et Pierre Droulers et a chorégraphié une quinzaine de spectacles. Cependant pour l'instant, elle a plus de succès en Wallonie qu'en Flandre.
Deux éléments sont récurrents dans le travail de de Soto : la musique contemporaine et les réflexions philosophiques, ces dernières toujours exprimées de manière physique. Ces deux sources constituent une sorte de base de travail, un laboratoire en action, qui est présenté comme tel au spectateur. En ce sens, de Soto appartient à la dernière génération d'artistes pour lesquels le produit final n'est plus une question centrale ; alors que les processus créatifs le sont. Le titre du quatuor est, en ce sens, révélateur : ... fuite peau (titre évolutif à chaque représentation).
Dans le travail de de Soto, le concept de « rhizome » relie la musique de Michael Jarrell et la pensée du philosophe français Gilles Deleuze. « Rhizome » est le terme botanique qui définit un système racinaire souterrain, qui se répand de manière imprévisible. Pour Deleuze, ce concept est une analogie pour l'hétérogénéité et la connexion, pour la pluralité et la cartographie. Tout point d’un rhizome peut être connecté à d'autres sans limitation. Contrairement à l’arbre, le rhizome n'a pas de positions ou de directions fixes, un rhizome n’a ni commencement ni fin. Il se développe entre les choses et les embrasse. C’est ainsi que le quatuor … fuite peau se déploie : quatre danseurs évoluent en essayant de gérer l'espace-temps de manière chorégraphique. Ils se déplacent « tels de rhizomes » entre les positions fixes et les points de reconnaissance ; cette approche ne cherche pas de gestion efficace, mais donne des danses et des moments magnifiques dans l'espace-temps à proprement parler.
La pièce commence sur la musique de Près, une œuvre pour violoncelle et électronique de Kaija Saariaho, compositrice finlandaise qui au cours des dix dernières années a acquis une importante reconnaissance dans le domaine de la musique contemporaine. Sous une lumière clairsemée, quatre danseurs exceptionnels – Olga de Soto accompagnée de Stefan Dreher, Pascale Grignon et Stéphane Hisler – tentent de rester sur la pointe des pieds à l’intérieur d’une surface qui n’est pas plus grande que la taille d'un carrelage. Comme dans un nœud, ils luttent les uns avec les autres jusqu’à ce qu’ils s’effondrent, tout en essayant d’habiter la scène. La danse est distraite et disparate, sans contact entre les danseurs, les mouvements résistent à toute linéarité, de même que la musique semble dépourvue de direction. Tel un système racinaire qui se ramifie horizontalement, en toute inertie, un voile épais de mouvements est tisse, lentement, de manière presque invisible, comme si la danse se déplaçait littéralement sous terre.
Les mouvements sont beaux, même s’ils ne luttent pas pour la forme et évitent délibérément l'unité, voire se détournent de la scène. Dans la marge, hors de la portée de la lumière, dansé aux pourtours, chaque mouvement se tient tout seul, tournant dans l'espace-temps de l'ici et maintenant. Et pourtant des connexions sont établies, même si on ne sait pas où ni comment. Cette écriture chorégraphique nomade pose la question de savoir si le spectateur regarde une improvisation. Pourtant, une tension soutenue et la reprise des accents musicaux ici et là suggèrent le contraire. Alors, s’agit-il d’une chorégraphie méticuleuse ?
Peut-être que c'est le spectateur qui perçoit l'essence du processus, qui commence sur scène et voyage à travers les mouvements pour venir s’accomplir dans sa propre perception, dans l’esprit du spectateur. Ainsi, le rhizome se déploie sans restriction, embrassant le spectateur et lui permettant de participer au spectacle. De la même manière, des formes se dessinent : le spectateur pense qu’un fragment revient, qu’un court contact entre deux danseurs est prévu, qu’un rythme devient proéminent. Et au milieu de cet espace-temps, des figures apparaissent, des figures qu’on n’a pas osé soupçonner. Mais, que ces figures soient aussi partagées par la chorégraphe et les danseurs reste incertain. Et c’est exactement cela qui fait la tension de la pièce, bien que les mouvements fascinants des danseurs soient un facteur important. C'est en effet cette sorte d’écriture nomade qui relie chorégraphie, danse et regard, trois éléments qui traditionellement ne vont pas de pair dans le même geste. Lorsque le spectateur devient lui-même chorégraphe, il ne peut plus se distancier de l'œuvre, il n’est plus en face d’un produit fini.
Après plus d'une heure où le spectateur est au travail, de Soto danse un petit solo de moins de dix minutes, Par une main ou par l'air mais l'air est immobile. Ce bijou est plus une lecture intuitive de Canzona di ringrazimento de Salvatore Sciarrino pour flûte, qu'une unité conceptuelle abstraite comme celle qui s’est déjà déployée précédemment. Ce n’est rien de plus qu'une brise dansante qui souffle, fugace et belle à regarder. Seulement, cela ne correspond pas tout à fait à la conception de la partie précédente, et ce solo n'est pas plus qu'un appendice insignifiant. Cependant, n'est-ce pas cela justement ce que nous entendons par rhizome, car cela ne s'arrête pas là où nous voudrions ? Il est possible que cette miniature qui apporte un corps vibrant et fluide soit une sorte de champignon, dont nous ne sommes pas autorisés à voir les racines pour le moment. Un petit aperçu d’une future création ? Espérons que le travail fascinant d'Olga de Soto trouvera bientôt son chemin vers les scènes flamandes.