Tu seras un vagabond et un réfugié sur terre
À propos de mobilité et d’identité - Spoken World 2010 (Im)mobile identities
Avec le mythe de Caïn et Abel, le conflit entre tribus nomades et tribus sédentaires devient tangible. « Abel devint pasteur et Caïn cultivait le sol. » Le conflit territorial finit par un meurtre. La fin de l’histoire est qu’après avoir tué son frère nomade, celui qui était établi est lui-même banni : « Tu seras un vagabond et un réfugié sur cette terre. » – Hans Magnus Enzensberger, Die Grosse Wanderung, 1992.
Le passage d’un mode de vie principalement nomade à une existence (semi-) sédentaire, vers le début du néolithique, soit quelque 3 000 ans avant notre ère, représente sans doute le processus de transformation le plus radical de l’histoire de l’humanité. « Tu seras un vagabond et un réfugié sur terre » : les auteurs de la Bible hébraïque, rédigée avant l’ère chrétienne, et même Hans Magnus Enzensberger, en 1992, ne pouvaient pas se douter à quel point et dans quelle mesure la condition humaine du vagabond et du réfugié serait une réalité universelle en cette année 2010.
1. Un monde en mouvement
Aujourd’hui, une évolution peut-être aussi profonde que celle du néolithique est en cours. Il y a toujours eu des migrations : de même que les nuages et le vent maintiennent le ciel en mouvement permanent, sur terre et dans les océans, les humains et les animaux n’ont eu de cesse de se déplacer massivement. Les foules qui, grâce au développement technologique inégalé en matière de transport et de communication, sillonnent sans répit notre planète quasi surpeuplée d’un bout à l’autre, atteignent aujourd’hui une ampleur sans égale et sans comparaison avec aucune migration précédente. La relation classique entre le nomade et le sédentaire est inversée de nos jours. On dirait que plus personne ne reste en place, comme si chacun sur la planète prenait la route.
La planète est, elle aussi, en plein mouvement. Non seulement nous faisons subir des changements majeurs alarmants à la nature – même les nuages et le vent ne se comportent plus comme d’habitude – mais nous bouleversons à un rythme accéléré la manière dont nous, humains, aménageons, organisons et exploitons le monde. C’est précisément ce phénomène qui inflige à la nature des conséquences néfastes. Les marchés, les États-nations et les technologies sont « intégrés », à une vitesse fulgurante ils sont rivetés en un ensemble dominant : nous qualifions ce processus dynamique et imparable de « mondialisation ». Un nouvel ordre mondial voit le jour, il s’appuie sur le système économique intégral du marché libre et sur un réseau mondial technologique de communication et de mobilité : chacun est (potentiellement) en lien avec chacun et tout le monde est dépendant de tout le monde. Par l’abolition des distances dans le temps et dans l’espace, la mondialisation nous rapproche les uns des autres, mais parallèlement, elle nous divise et nous polarise. Le fossé entre riches et pauvres n’a jamais été aussi grand : un contraste qui coïncide avec l’opposition entre ceux qui ont accès au marché libre et aux moyens de communication et de transport et ceux qui en sont privés.
La maximalisation du marché libre a résulté en une organisation sociétale qui s’appuie sur le consumérisme comme pierre angulaire. Nous ne consommons apparemment plus pour vivre, mais vivons pour consommer. La relation entre l’offre et la demande, entre les besoins et leur assouvissement est inversée. Nous sommes entraînés dans le flux de la concurrence économique, dans cette course folle à produire toujours plus et de la nouveauté, afin de ne pas amenuiser la consommation. Nous désirons de surcroît la satisfaction immédiate des besoins créés. Nous courrons de l’un à l’autre, et puis vers le nouvel autre, jusqu’au krach boursier, la récession et l’augmentation du chômage. Et dès que la situation se redresse un tant soit peu, on reproduit d’emblée le même schéma…
Il ne faut donc pas s’étonner qu’une existence marquée par l’agitation et la célérité tienne la « mobilité » en haute estime. « Mobility climbs to the rank of the uppermost among the coveted values. » (…) « La mobilité est élevée au rang des valeurs les plus convoitées. (…) L’immobilité n’est pas une option réaliste pour un monde en mouvement constant. » (Zygmunt Bauman)
2. Voyageurs et vagabonds
Actuellement, l’une des stratifications sociales les plus importantes de la société post-capitaliste est en effet le degré de mobilité qu’une personne peut ou ne peut pas se permettre, la liberté dont elle dispose ou ne dispose pas de choisir où elle souhaite se trouver. Grosso modo, la masse en mouvement sur la planète se divise en deux catégories, que l’on pourrait définir comme « les voyageurs » et les « vagabonds ».
Sur le plan mondial, le tourisme est devenu un secteur économique. Dans le modèle de consommation de l’Occidental « moyennement fortuné », le voyage de plaisance et les vacances occupent une place prépondérante. Car le monde est à nos pieds : les frontières disparaissent, les visas sont abolis, les contrôles douaniers s’allègent. Seul le danger d’attaques terroristes par des membres de divers groupements non occidentaux nous contraint à ouvrir nos valises, nous faire fouiller, faire contrôler nos bouteilles de shampoing…
Les carrefours authentiques de la mondialisation ne se situent plus au cœur des villes importantes, mais, à l’exception des centres commerciaux et des parcs d’attractions, ils se trouvent aujourd’hui dans les aéroports, les gares, les chaînes hôtelières et les ports de ce monde. Sous la devise « les voyages forment la jeunesse », le touriste parcourt le monde, cherche le bonheur exotique, et de nos jours même le malheur exotique, la pauvreté pittoresque. À peine arrivé quelque part, il reprend la route en vue d’autres expériences sensationnelles. Mais outre les touristes, il existe d’autres globe-trotters : hommes et femmes d’affaires, académiciens, scientifiques, politiciens, sportifs, artistes… Tous ceux dont le champ professionnel, les contacts, les réseaux, etc. s’étendent aux quatre coins du monde. Ils donnent l’impression de se sentir chez eux tout autour de la planète. Eux aussi estiment que les voyages les forment. Voyager présente en effet un aspect excitant : découvrir des mondes, des cultures, établir des contacts… Certainement dans le milieu artistique, on a de tout temps, et aujourd’hui plus que jamais, attribué un pouvoir émancipateur au voyage. L’accroissement de la mobilité des artistes et de leurs œuvres a joué et joue un rôle dans le développement de ces artistes et de leurs publics. Comment trouver un nouvel équilibre entre cet acquis, considéré comme si important du point de vue émancipateur, et notre responsabilité en tant que citoyen du monde par rapport au changement climatique, à la consommation d’énergie, à la production de déchets, etc. ?
La seconde catégorie, les vagabonds, les sans domiciles, ont moins de chance aux frontières : sévèrement contrôlés, on leur refuse souvent l’accès à notre monde et les refoule. Soit, on laisse entrer pour les rapatrier de force par la suite. Ce ne sont donc pas des voyageurs, mais des réfugiés. Ils ont été chassés de leur pays d’origine, ou ont fait le choix d’émigrer pour des raisons politiques, économiques ou climatologiques. Personne ne quitte son chez-lui pour de bon sans motif d’intérêt vital. S’en aller et tout abandonner est un geste de désespoir. Ou d’espoir. Un espoir aveugle dans la promesse d’une vie plus digne, loin de ce qui vous est cher. Ceux qui parviennent malgré tout à franchir les frontières interdites, appartiennent dès lors aux « immobilisés » : condamnés à se cacher dans les jungles urbaines et d’y mener une vie de clandestinité, sans espoir de pouvoir un jour retourner dans leur pays.
Là où la surveillance des frontières ne suffit plus pour décourager ce type de voyageurs, on construit des murs autour de nos territoires, comme le mur qui sépare les États-Unis du Mexique ou qui entoure l’enclave espagnole de Ceuta au Maroc. Les vagabonds qui passent à travers les mailles du filet risquent à tout moment d’être arrêtés, enfermés et déportés, pour assurer la sécurité de nos territoires. Le monde est aujourd’hui parsemé de « prisons provisoires » : de camps de réfugiés aux centres fermés de rétention. Dans les camps de réfugiés palestiniens au Liban, des habitants attendent depuis plus de soixante ans le retour sur leur propre terre. Au Darfur (Soudan), deux millions et demi de personnes vivent dans des camps de réfugiés. Le « cas » de l’ouragan Katrina qui a frappé la Nouvelle-Orléans est l’un des exemples les plus évidents et les plus navrants de la manière dont l’accès à la mobilité partage la société entre riches et pauvres. Dans ce cas précis, riche ou pauvre peut se traduire par ceux qui ont eu la possibilité de survivre et ceux qui ont eu « le malheur » de périr. Lorsque l’ouragan approchait, chacun qui disposait d’un moyen de transport ou pouvait se permettre de s’en procurer un a quitté la ville ; ceux qui n’en avaient pas sont restés à la traîne, se sont noyés, ont été inondés et/ou recueillis au Superdome. De même qu’à la Nouvelle-Orléans, des milliers « d’immobilisés » vivent dans toutes les grandes villes du monde : pauvres, sans abri, illégaux… tous ceux qui, pour quelque raison que ce soit, sont restés en rade du système.
Dès 1943, la philosophe allemande Hannah Arendt qualifiait les réfugiés, ceux qui allant de pays en pays étaient refoulés ou déportés, comme « l’avant-garde de leurs peuples ». Une affirmation visionnaire à laquelle se ralliera plus tard le philosophe italien Giorgio Agamben à la lumière de la disparition des États-nations que nous vivons à l’heure actuelle : « Le réfugié est la seule catégorie dans laquelle il nous est donné d’entrevoir les formes et les limites d’une communauté politique à venir, du moins tant que le processus de dissolution de l’État-nation et de sa souveraineté ne sera pas parvenu à son terme. » Les « vagabonds » constituent-ils en effet « l’avant-garde » susceptible de donner forme à l’utopie d’une véritable communauté mondiale ? Cela dépendra de la manière dont nous nous positionnerons à l’avenir. Deux voies sont ouvertes : soit on continue à s’enfermer dans des prisons auto-construites de toutes sortes, allant des ghettos aux résidences protégées, et l’on ferme la porte à toute influence de « l’autre », soit on a le courage d’ouvrir ce que l’on appelle « sa particularité » aux changements, et l’on arrête de se protéger jalousement de la « contagion » comme nous le dicte un désir imbécile et inaccessible de pureté.
3. Identité
Sur le pan mondial, quelle influence exercent les mouvements intenses d’accélération de la vie et de mobilité accrue sur la manière dont nous percevons notre propre fonctionnement ?
« Jamais les histoires individuelles », écrit l’anthropologue français Marc Augé, « n'ont été aussi explicitement concernées par l'histoire collective, mais jamais non plus les repères de l'identification collective n'ont été aussi fluctuants. La production individuelle de “sens” est donc plus que jamais nécessaire. » Si le XXe siècle entrera dans l’Histoire comme « le siècle des idéologies » – c’est ce que présage l’expert français en géopolitique, Dominique Moïsi –, alors le XXIe siècle sera « celui des identités » : « La quête d’identité de peuples qui ne sont pas certains de qui ils sont, de leur place dans le monde et de leurs perspectives d’un avenir significatif remplace l’idéologie en tant que moteur de l’Histoire, avec pour conséquence que les émotions interviennent plus que jamais dans un monde où les médias jouent une fois de plus le rôle de caisse de résonance et de loupe. »
Il ne fait aucun doute que des changements importants et rapides dans une société génèrent une immense incertitude et que celle-ci entraîne de profondes crises identitaires. Les conséquences culturelles et psychologiques des nouvelles polarisations sont quotidiennement tangibles. Aujourd’hui, personne n’est immunisé contre le foisonnement de stimulants et d’influences auxquels nous nous sommes exposés depuis que le monde s’est ouvert.
Il faut sans cesse ajuster notre relation à « l’Autre » et celle-ci augmente notre besoin de nous définir. Nous éprouvons tous un désir intense « d’appartenir ». Il y a donc un besoin urgent d’une nouvelle acception du concept de l’identité. La particularité individuelle d’une personne est aujourd’hui une donnée moins statique et monolithique que jamais auparavant. Ce que nous appelons notre identité se compose d’une série de facettes partielles. Nous appartenons à la fois à des entités ethniques, territoriales, nationales, religieuses, linguistiques, etc., mais nous avons du mal à gérer cette complexité. Trop souvent, nous réduisons « l’Autre » à une seule de ces facettes : nous parlons « des » Marocains ou « des » musulmans. Celui qui sent que les autres le réduisent à une seule facette de sa personnalité ou l’agressent à l’égard d’une caractéristique spécifique réagira le plus souvent en s’identifiant précisément à cet aspect particulier, en l’accentuant et en le défendant. Il nous faut d’urgence apprendre à gérer notre propre diversité complexe au même titre que celle de « l’Autre ».
Il n’y a pas que l’affrontement avec d’autres cultures qui nous déstabilise par rapport à notre particularité. Le pouvoir public, uniformisant, homogénéisant de la consommation crée des tensions et appelle un contre-pouvoir : un besoin fondamental d’individualité, d’intimité, de différenciation. L’exigence de flexibilité qui ne cesse de croître dans le cadre professionnel – cette façon de passer hâtivement d’une expérience à l’autre – réveille en nous un désir de continuité, d’une histoire où l’un peut découler de l’autre, de valeurs qui offrent cette continuité à notre existence, de la dignité que peut nous assurer le plaisir professionnel, de relations humaines plus profondes et plus durables que les sables mouvants interpersonnels sur lesquels se construisent aujourd’hui les entreprises et les liens sociaux. « Sur le plan mental, nous sommes tous des immigrants… » (Walter Lippmann cité par Richard Sennett).
Même si, au niveau mondial, les grandes évolutions socio-économiques semblent se dérouler loin de nous et sans nous concerner, elles provoquent également de l’agitation dans nos vies, et certainement dans celle de l’être occidental et, dans une proportion plus importante encore, dans l’existence de l’Européen blanc angoissé. L’émergence de la Chine et de l’Inde comme nouvelles puissances économiques mondiales menace la suprématie séculaire de l’Occident – la vieille Europe et les maîtres attendus du monde, les États-Unis. Le monde donne l’impression d’osciller : de l’Occident vers l’Orient, vers l’Asie. Pour l’Européen, il s’agit d’un sentiment nouveau et inconnu, difficile à accepter pour celui qui considère depuis si longtemps sa culture comme le centre du monde. Cette réalité sème l’angoisse et le trouble, elle nous rend fragiles, nous plonge dans une crise et nous renvoie à des questions telles que « Qui étions-nous ? », « Qui sommes-nous ? » et « Qui allons-nous devenir ? ».
4. Le temps et l’imagination
« La première manifestation de l’espoir est la crainte. La première apparition de la nouveauté est la peur. » (Heiner Müller) Notre angoisse de tout changement est en premier lieu la peur de l’inconnu, qui s’appuie sur le préjugé que l’avenir ne peut qu’être pire que le présent. On ne peut plus faire marche arrière par rapport aux changements qui se sont opérés dans le monde. Il nous faut chercher le moyen de les gérer. Si les acquis du progrès technologique ne sont pas réversibles, ils sont cependant adaptables, modifiables. Si nous le souhaitons. Pour trouver notre nouveau moi – à quelque niveau que ce soit –, il faut du temps, du temps à dimension humaine, du temps pour la réflexion, l’introspection, la projection. Du temps et de l’imagination. Apprendre à imaginer l’autre et son mode de vie. Apprendre à imaginer la manière dont notre vie peut changer. Apprendre à imaginer la manière dont on peut réaménager le monde de façon encore inconnue en ce moment. Observer avec beaucoup d’autocritique et un regard nouveau le monde tel qu’il est, ce que nous lui infligeons à l’heure actuelle : à nous-mêmes, à l’autre et à la planète…
« Le sentiment que l’imagination est vitale m’habite de plus en plus », écrivait récemment la créatrice de théâtre Lotte van den Berg dans un texte à propos de son œuvre. Les artistes peuvent fournir une contribution importante à cette pratique vitale de l’imagination : expérimenter et donner corps à des pensées inspirantes, rendre les discours limpides, démêler les émotions complexes, réaliser des ébauches, des modèles, des maquettes, créer des images qui mettent en lumière un monde nouveau…
« C’est l’irrationalité du progrès sur laquelle j’émets des critiques. (…) Jusqu’à présent, on a étudié les acquis, et le progrès est exceptionnel, personne ne peut le nier, mais à présent, il nous faut analyser les préjudices causés par le progrès (…) non pas pour revenir en arrière, mais pour avancer d’une autre manière. (…) Il ne s’agit pas de mettre fin au progrès, mais de garantir sa survie. » – Paul Virilio