Reservoir: Anne Teresa De Keersmaeker (FR)
Dans cette rubrique, nous plongeons dans le « réservoir » d’un ou d’une artiste : sa bibliothèque, sa vidéothèque, ses archives, les expériences dont il ou elle s’inspire au moment de la création. À l’occasion des trente ans du Kaaitheater, nous donnons cette saison la parole à des artistes qui ont une longue carrière derrière eux et dont nous avons régulièrement présenté les spectacles. Dès les premières heures de son parcours professionnel, la chorégraphe Anne Tersa De Keersmaeker (°1960) a été liée au Kaaitheater et la plupart de ses nombreuses créations y ont été à l’affiche. Au début du mois de mars, nous présentons sa nouvelle création Zeitung.
Mes parents avaient une petite collection de disques de musique classique et je me souviens des disques de Soeur Sourire et de Jo Erens mais ils n’avaient pas vraiment de culture musicale. Mais la radio était tout le temps allumée : nous écoutions les informations – que mon père commentait en direct – et les programmes de bel canto les dimanches après-midi. En matière de théâtre, je garde en mémoire des histoires sur mon père qui aurait interprété Judas, avec brio, dans un spectacle amateur donné dans la salle paroissiale. Je me rappelle avoir vu De bende van Jan de Lichte dans la salle de gym de Wemmel. C’était présenté par le Mechels Miniatuurtheater et Josse De Pauw faisait partie de la distribution. Je me souviens de Johan Verminnen chantant sur une table à la Hooghuis à Wemmel, à l’occasion de la foire annuelle et je nous revois, tous assis devant le téléviseur pour voir Toon Hermans lui remettre le prix Ontdek de ster (découvrez l’étoile). Mais pour moi, Wemmel c’était avant tout la ferme, le travail dans les champs, le tracteur, les vaches et les chevaux…
La littérature, je l’ai surtout découverte à l’école. Au cours du cycle inférieur du secondaire, au collège Heilig Hart de Heverlee, Rosa Vergaelen nous enseignait le grec et le latin. C’était une femme brillante, inspirante, l’une de ces sœurs dévouées de l’ancienne génération. Pour les traductions de De Bello Gallico, nous poussions les bancs et elle nous faisait jouer la bataille entre les Romains et les Gaulois. Au cours du cycle supérieur du secondaire, au Lycée Maria Boodschap à Bruxelles, Johan Boonen était, entre autres, un professeur inspirant. Il nous enseignait le néerlandais, le grec, le latin et l’esthétique : il nous a, par exemple, fait traduire Paul van Ostaijen en latin…
Pendant les dernières années de mes études secondaires, je logeais à Bruxelles : la journée, j’allais au lycée et ensuite je suivais des cours de danse et de musique à l’École de la musique, de la danse et des arts du spectacle de Lilian Lambert. C’est dans cette école, située dans la rue des Chartreux, juste à côté du Greenwich, que j’ai rencontré Michèle Anne et Thierry De Mey. Puis j’ai continué mes études à Mudra, où j’ai découvert le monde de la danse à l’époque de gloire des Ballets du XXe siècle de Maurice Béjart. Je suivais aussi ce qui se passait au Beursschouwburg, au Théâtre 140, aux premiers festivals du Kaaitheater. J’ai découvert les œuvres de Jan Decorte et de Chantal Akerman. Ce que je voyais lors des festivals du Kaai, ce que je lisais, les spectacles de Lucinda Childs et de Trisha Brouwn… tout cela m’a convaincu qu’il me fallait aller à New York : c’est là qu’était ancré tout ce qui touchait à la danse postmoderne et à la Judson Church.
Thierry De Mey m’a fait découvrir beaucoup de choses, entre autres, la musique de Steve Reich. Il faisait preuve d’un bel éclectisme, outre Steve Reich, il me parlait des derniers quatuors de Beethoven, des films de Fassbinder, des pièces de Michel de Ghelderode, des poèmes de Trakl, théâtre d’Artaud, de l’œuvre de Louis Andriessen et l’ensemble Hoketus, des Leçons des ténèbres de François Couperin, Putain putain d’Arno…
L’une de mes rencontres les plus importantes a été celle de Fernand Schirren. Ce dernier enseignait le rythme à Mudra, mais aussi à l’école de Lilian Lambert où j’avais déjà suivi ses cours. La proximité de Schirren et de Thierry De Mey générait une discussion permanente sur la musique, la danse et le théâtre. Schirren avait développé un discours tout à fait personnel qui dépassait de loin la seule réflexion sur le rythme. Son système englobait bien plus qu’une technique physique articulée, c’était une façon d’appréhender l’univers, qui se rapprochait de certains aspects du taoïsme et plus précisément de la pensée du yin et du yang. Et c’est précisément la pensée à laquelle j’ai abouti, d’abord par le biais de la macrobiotique et plus tard par la lecture sur cette philosophie. Ce n’est qu’alors que j’ai pris conscience que Schirren avait élaboré une version très bruxelloise, très belge du taoïsme. Lui aussi a développé cette pensée de l’omniprésence d’énergies antagonistes et néanmoins complémentaires ; il voyait la manifestation d’une vibration, d’une énergie matérialisée, dans tout, tant dans une chaise que dans l’ensemble de la planète.
Je ne me suis jamais penché avec beaucoup d’assiduité sur d’autres philosophes ou courants philosophiques. Au début, il y a bien sûr eu Nietzsche et les pensées formulées par Rilke. Cela faisait partie de mon grand sentiment romantique, de cette implication passionnée et intellectuellement stimulante de l’époque. Ce qui m’a surtout attiré chez Nietzsche, c’est son esprit d’indépendance quasi destructeur, son goût de la provocation, d’oser aller toujours plus loin, de dépasser la morale. Outre Rilke, Heiner Müller est un auteur important pour moi, mais en matière de littérature, ce sont mes premières rencontres avec les textes grecs et latins qui demeurent cruciales.
En matière de musique, pour moi, il y a avant tout Bach. Webern aussi, mais surtout Bach. Et puis, tant d’œuvres spécifiques : le Quatrième quatuor à cordes de Bartok, Cosi fan Tutte de Mozart, l’Orfeo et L’Incoronazione de Monteverdi… les polyphonistes flamands, Debussy, Mahler, les œuvres musiciens extraordinaires tels que Miles Davis, John Coltrane et Prince, la musique indienne, africaine, tout le domaine des musiques du monde… C’est infini. Néanmoins : avant tout, il y a Bach. J’ai toujours aimé les mathématiques, mais elles ne me fascinaient pas autant que les structures linguistiques. Le caractère absolu des constructions mathématiques, des chiffres, des configurations abstraites m’attirent. Ce goût était également alimenté par les discussions avec Thierry sur l’association de la musique et de la danse. En somme, chaque création relève toujours de l’organisation du temps et de l’espace. La « cristallisation des choses » se renforce avec les années : recommencer à chaque fois à organiser les énergies et les vibrations en fonction d’un nombre de lois universelles, et ce, avec une infinité de variations potentielles.
Le Yi Jing – le plus ancien livre du monde après la Bible – est une source d’inspiration intarissable pour moi. Ce livre majeur de la culture chinoise décrit toutes les manifestations potentielles des mouvements entre le Yin et le Yang. L’idée de la construction et de la déconstruction produit d’une part des structures très articulées, mais par ailleurs, elle est devenue pour moi une sorte de second souffle, une intuition qui m’indique comment organiser les choses, qui me guident dans l’idée philosophique de « l’unité » et de la « division de l’unité » – de 1 à 2 à 3… – et relate comment cette idée s’est manifestée dans l’histoire, la culture, l’architecture, la danse… J’ai toujours entretenu un lien étroit avec la nature, cela est peut-être dû à mon âme malgré tout romantique. Enfant, j’aimais travailler à la ferme et dans les champs. Mon amour de la haute montagne m’est venu plus tard, lorsque j’ai commencé à marcher. Il y a huit ans, j’ai fait une randonnée dans l’Himalaya. Je suis incapable de réfléchir derrière un bureau, j’ai besoin de trajet et de mouvement. Marcher dans la montagne est une expérience incroyablement purificatrice. Cela apporte clarté et sérénité à l’esprit. Plus on monte et plus les formes deviennent simples : de grandes étendues, des configurations élémentaires, d’immenses cieux blancs ou gris, plus de multitude de formes, mais une sorte de cristallisation ou de minéralisation et une densité si faible que c’en devient presque une abstraction…