Reservoir: Jan Decorte (FR)

Kaaitheater bulletin Sep 2007French

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Dans la rubrique Réservoir, nous plongeons dans le « réservoir » d’un artiste : sa bibliothèque, sa vidéothèque, ses archives, les expériences dont il ou elle s’inspire au moment de la création. À l’occasion des trente ans du Kaaitheater, nous donnons cette saison la parole à des artistes qui ont une longue carrière derrière eux et dont nous avons régulièrement présenté les spectacles.
En 1981, nous avons porté l’auteur/acteur/metteur en scène Jan Decorte à l’affiche de la troisième édition du Kaaitheaterfestival, avec la pièce Maria Magdalena d’après Friedrich Hebbel. Le spectacle a eu un impact profond sur le théâtre flamand de la fin du siècle passé.

 

Après mes études au Ritcs, j’ai en somme arrêté de me comporter en « être de culture ». Je ne lis plus de livres, ne vais plus au cinéma… Depuis cette époque, j’ai assez dans mon esprit pour continuer ma route.
L’auteur qui m’inspire le plus demeure bien entendu Shakespeare, et en particulier Macbeth et King Lear : ces pièces sont littéralement « terribles », et de là, terriblement importantes. J’avais 19 ans quand j’ai découvert le texte de Macbeth. Le langage, la poésie, la façon dont les superpositions linguistiques donnent naissance à des images particulièrement puissantes, tout cela m’a porté et j’ai d’emblée su que je voulais m’en servir, et donc faire du théâtre. Macbeth est la pièce dont je me sens le plus proche et à laquelle je finis toujours par retourner : l’homme nommé le sang, le loup et le diable. King Lear englobe également « tout », l’univers tout entier : voilà qui est une belle tautologie, un grand résumé. Comme la petite phrase de Wittgenstein : « le monde est tout ce qui a lieu ». Elle permet d’avancer tout au long de l’existence, elle touche l’essence. « L’essence » est un terme qui me va bien, je suis en permanence à sa recherche. C’est pour cela qu’à chaque spectacle j’essaie de réinventer le théâtre. À chaque fois.
Ma fascination pour Shakespeare est peut-être liée à l’époque shakespearienne, ou à celle qui a vu Purcell composer Dido and Aeneas. Le théâtre et l’opéra n’en étaient encore qu’à leurs débuts : naïfs, primitifs et rudimentaires. On assistait à l’amorce de quelque chose. Le média n’était pas encore très développé ; le décor, par exemple, se composait d’accessoires et le reste était confié à l’imagination des spectateurs.
Ce même état primitif du média se rencontre de toute évidence chez les anciens Grecs : ils ne disposaient même pas d’un théâtre. Leurs espaces de représentation étaient plutôt de l’ordre de l’arène, un lieu en plein air. Et dans les tragédies grecques, tout est aussi dans tout, l’essence. Tous les thèmes de l’univers y sont abordés. Le poète Herwig Hensen, qui était mon professeur de dramaturgie au Ritcs, nous parlait de cette théorie qui veut que dans toute la littérature dramatique universelle, il n’y ait au fond que 36 situations ou thèmes, qui reviennent tout le temps. Dans les tragédies grecques, on les retrouve toutes : la mort, la violence, la guerre, la vengeance, la petite traîtrise individuelle et la grande trahison, etc. Toute la palette est reprise dans les tragédies grecques. On les retrouve dans les récits sur Médée, Antigone, Clytemnestre et Agamemnon, Oreste, Œdipe, Énée…
Comparé aux Grecs et à Shakespeare, quelqu’un comme Goethe passe pour un bureaucrate. Ses premiers poèmes sont très forts, je les ai insérés autrefois dans le programme du spectacle Torquato Tasso. Il n’a écrit cette pièce qu’en 1789, mais après les premiers poèmes, il n’a plus vraiment évolué. Il ne fait que se répéter, alors que Shakespeare ne cesse de se renouveler.
Ce qui me tient réellement à cœur, c’est en premier lieu la poésie, le langage, les images en paroles. Voilà pourquoi j’atterris si souvent chez Heiner Müller. La manière dont son Hamletmachine est soudé au Hamlet de Shakespeare, empilé par-dessus… En ce moment je prépare, avec Sigrid (Vinks) en Sara (De Bosschere), un spectacle autour de textes courts de Müller.

J’ai découvert Ibsen par le biais de la collection de très belles traductions de Mme J. Clant Van Der Mijll-Piepers publiées aux éditions De Wereldbibliotheek. J’ai plusieurs fois mis en scène Hedda Gabler, dans une version filmique et dans mon adaptation théâtrale Op een avond in. J’aurais aimé monter bien plus de pièces d’Ibsen, comme Un ennemi du peuple, Solness le constructeur ou Le petit Eyolf. Ibsen est l’un des rares auteurs dramatiques à avoir porté de nouveaux thèmes à la scène.
Et puis, il y a bien entendu Georg Büchner. In het moeras est une re-poétisation de Woyzeck et Cirque Danton de La Mort de Danton. Quand on meurt à trente-deux ans, l’œuvre tout entière dégage la fascination, la force et la plénitude qui caractérisent les œuvres de jeunesse de tout grand auteur.
On l’observe également chez Brecht : ses trois premières pièces – Baal, Im Dickicht der Städte (Dans la jungle des villes) en Trommeln in der Nacht (Tambours dans la nuit) – sont fantastiques, mais son œuvre théâtrale ultérieure – les pièces comme Galileo Galilei ou Mutter Courage (Mère courage) – ne m’intéresse pas. À partir de Die Massnahme (La Décision), sa poésie est étranglée dans un carcan politique.
J’aime beaucoup Beckett, en particulier sa pièce Fin de Partie. J’ai souvent eu l’intention de créer un spectacle autour de ses textes, mais pour diverses raisons cela ne s’est jamais concrétisé au dernier moment.
Il y a quelques fractures importantes dans la continuité de mon œuvre. L’une d’entre elles a été la décision, prise en 1983 à la veille de la première, de ne pas présenter la pièce Oom Wanja (Oncle Vania) de Tchekhov, mais de la remplacer par le projet réalisé à court terme, Scènes/Sprookjes. Cela n’impliquait pas uniquement la transition d’un texte de théâtre structuré comme une entité vers un texte composé d’extraits – sélectionnés parmi les contes de Perrault, les écrits de Roland Barthes, etc. – mais dans une certaine mesure, cela équivalait à privilégier un théâtre plus langagier qu’imagé. Mais la grande motivation derrière ce choix était mon désir d’être au plus près de mes comédiens. Je ne supportais plus ce rôle de metteur en scène tyrannique qui détermine ce qui doit avoir lieu. Et ce n’est pas qu’à mes comédiens que je voulais donner plus de liberté, à mes spectateurs aussi. Dès lors, je me suis mis à « re-poétiser » dans mon propre langage les pièces de Shakespeare, Büchner, Tchekhov, Ibsen, Brecht et les Grecs.
En somme, toute mon œuvre est une grande tentative de me rapprocher de « l’essence ». Et cela signifie également me rapprocher de « l’abstraction ». C’est pour cela que depuis Bêt Noir (d’après Œdipe roi de Sophocle), la danse occupe une place toujours plus prépondérante dans mes spectacles. Mon désir de me pencher sur la musique et l’opéra, comme dans Dido and Aeneas, découle du besoin de plus d’abstraction, de plus d’essence, d’approcher la simplicité ultime, de trouver cette grande tautologie. Réinventer le théâtre encore et encore, pas seulement dans mon écriture, mais sur la scène, dans le jeu, le mouvement, la danse, le chant. En chantant moi-même la chanson d’Arno dans dieu & les esprits vivants, j’avais l’impression qu’Arno était sur scène, en personne. Cela a toujours été l’un des fondements du théâtre, des Grecs à Heiner Müller : rendre présents les morts ou les absents.
Mon existence est en elle-même une grande tautologie : ma vie et mon œuvre sont intrinsèquement liées. Il n’y a pas de séparation entre les deux. Il vaut mieux ne pas départager, classifier, structurer. Les choses se structurent d’elles-mêmes. Ce qui est conçu d’avance, perd de sa force. En laissant les choses « ouvertes », je veux donner la plus grande liberté possible tant aux performeurs qu’aux spectateurs. C’est la raison pour laquelle j’ai « transcrit » mes dépressions. dieu& les esprits vivants et & et Burgaudine en sont, entre autres, le résultat. Toujours revenir aux sources, vers ce point incandescent de notre esprit, comme Hölderlin qui a fini sa vie assis sur une chaise en n’ânonnant plus quelques mots en grec ou en latin. Hölderlin : voilà l’un des plus grands, précisément pour le verbe qui est au commencement de tout.