Reservoir: Alain Franco (FR)
Désormais, chaque bulletin vous permettra de vous plonger dans la bibliothèque d’un artiste, dans le vivier de son œuvre. Nous ouvrons la série avec Alain Franco, musicien et chef d’orchestre, né à Anvers et éduqué en français. Il a hérité de son grand-père une passion pour la culture allemande, tant pour la littérature que pour la philosophie et la musique.
« Je ne suis pas réellement un lecteur invétéré, je n’ai pas de livre de chevet ou d’œuvre musicale que je réécoute inlassablement, mais je me rends compte que je finis toujours par relire les poèmes de René Char. J’ai lu l’œuvre complète de Theodor Fontane, un auteur allemand du XIXe siècle qui parle d’un monde aujourd’hui révolu. Cette lecture m’a procuré autant de plaisir que celle de Marcel Proust. Cependant, je lis principalement des ouvrages sociologiques et un peu de philosophie, peu de romans et de nouvelles. Je préfère me plonger dans un texte de Platon que dans un roman. Je lis également des publications contemporaines, surtout dans le domaine de la sociologie et de la philosophie. Récemment, j’ai lu un livre du sociologue allemand Ulrich Beck qui traitait des défis de la mondialisation, ainsi que La civilisation des médias de Vilém Flusser, un philosophe tchèque du XXe siècle. Bien que je ne sois ni vraiment versé en la matière ni directement impliqué par ces phénomènes, je trouve important de m’y frotter, d’y faire face. Je ne peux pas m’imaginer qu’actuellement, une personne engagée dans son propre développement puisse rester en marge de cet univers. J’éprouve le besoin de me laisser affecter par cet univers et de laisser « suinter » la blessure qu’il m’inflige. Je considère cela comme positif : à travers la plaie suintante, l’univers peut me pénétrer d’emblée.
Au fond, j’écoute assez peu de musique, car j’en joue plus que je n’en écoute. Le dimanche après-midi, je préfère prendre un recueil de partitions de Liszt – comme l’on empoignerait un ouvrage volumineux – et m’installer au piano pour y lire la musique en la jouant. Ce n’est ni un concert, ni de l’exercice, ni même une préparation technique, c’est simplement une lecture de la musique similaire à la lecture d’un livre. Chez moi, il y a autant de partitions que de livres, à la fois des œuvres modernes et anciennes, voire très anciennes.
En matière de cinéma, j’ai une nette prédilection pour la « Nouvelle Vague » française : Éric Rohmer, Jacques Rivette, Alain Resnais et bien entendu Jean-Luc Godard. Comme par hasard, ce sont tous des cinéastes dont l’univers se situe entre la musique et la littérature. Les arts plastiques, je ne les suis pas de très près. J’ai souvent du mal avec les metteurs en scène qui considèrent l’image comme l’essence du théâtre. Le simulacre, l’illusion avec ses paillettes et son clinquant de pacotille ne m’intéresse pas.
À travers mes lectures, je ne me suis pas forgé un « axe central » autour duquel tout tourne, à l’instar de ceux qui peuvent affirmer, à mesure que leur vie progresse : ceci est l’essence autour de laquelle tout gravite pour moi. D’ailleurs, je ne pense pas que ce soit évident de nos jours de se constituer un tel axe. C’est précisément parce que le monde a tellement changé que je peux mieux comprendre pourquoi je reprends aujourd’hui une œuvre telle que Le Clavier bien tempéré de J.-S. Bach, qui remonte en quelque sorte au « paléolithique ». Ce qui m’importe, c’est la réalité du matériau renfermé dans cette œuvre et qui me force à me mesurer à lui. C’est ce que j’apprécie tellement chez des créateurs de théâtre comme Ivo van Hove ou Peter van Kraaij, ils en reviennent toujours au pat du matériau et à l’épreuve de force qu’ils mènent avec son contenu. Ce bras de fer avec le matériau me paraît bénéfique dans la mesure où il est caché et où il risque de disparaître à une époque où l’accélération engloutit tout. Pourtant, à un moment donné, il lui faut ressurgir, comme dans les films de science-fiction, où un vaisseau spatial finit toujours par s’écraser contre une planète. Cela provoque un choc, engendre du bruit et l’arrêt brutal de la vitesse nous rappelle la matérialité de la réalité et l’existence de la planète. La musique de Bach existe, on ne peut l’ignorer. Nous devrons toutefois affronter sa disparition et son retour. Je me demande comment les générations suivantes géreront ce phénomène. Et quand bien même elle ne reviendrait pas, je reste curieux de constater comment elle ne revient pas, comment ils géreront l’immatérialité, comment ils traduiront en images ce qui autrefois fut matière. »