Focus Rudi Meulemans & De Parade (Fr.)

Kaaitheater bulletin Jan 2004French

item doc

« Ainsi, il apprend que le cœur et l’esprit de l’autre sont inconnaissables, ne peuvent même pas être appréhendés, sauf dans des fantaisies et des projections qui appartiennent en réalité à la vie du connaisseur, et pas à celle de l’autre. »

Martha Nussbaum (Wat Liefde weet, Emoties en moreel oordelen, Boom/ Parrèsia, Amsterdam 1999, deuxième édition)

 

 

Cette saison, Rudi Meulemans, auteur et metteur en scène de la compagnie bruxelloise De Parade, termine son Triptiek van het goede leven (Triptyque de la bonne vie); après Caravaggio (2002) et Life is all we have (2003 ; sur le peintre Francis Bacon), il crée Don’t touch here (notamment sur le photographe Robert Mapplethorpe).L’œuvre de Rudi Meulemans est placée sous le signe de la biographie et de la sobriété. Son théâtre se réduit à l’essentiel : « des acteurs et un texte ».

 

Lorsque Rudi Meulemans (°1963) avait environ seize ans, un ami l’a emmené voir un spectacle de Pina Bausch à Rotterdam; il s’agissait probablement de Café Müller. Cette expérience lui a fait grande impression, parce qu’il y a vu de ses yeux que le « théâtre » pouvait être bien plus et vraiment tout autre chose que ce qu’il avait rencontré jusqu’alors chez des troupes traditionnelles. L’ouverture qui caractérise le travail de Pina Bausch a provoqué chez lui un déclic. Plus tard, lors de ses études au RITS (qui portait encore le nom de RITCS), c’est surtout le professeur Alex van Royen qui lui a indiqué le chemin à suivre. Rudi Meulemans a commencé à lire – des textes de théâtre, des œuvres philosophiques, de la littérature ; il allait voir des films et des spectacles ; il a commencé à « se remplir l’esprit » de toutes sortes de manières. « Car c’est tout de même à cela », dit-il, « que sert la période des études ». Dès la fin de ses études, il a fondé sa propre structure théâtrale, De Parade, qui est resté jusqu’à maintenant son unique terrain de travail. Il n’a jamais « été voir ailleurs » pour ses mises en scène. Les acteurs qu’il a rassemblés autour de lui sont eux aussi restés remarquablement fidèles à leurs choix professionnels. Même si Willem Carpentier, Caroline Rottier, Andreas Van de Maele, Hilde Wils et, plus récemment, Tom de Hoog n’ont jamais pu être engagés longtemps en raison des moyens financiers limités de la troupe (ce n’est que durant la période 1993-97 que De Parade a reçu des subsides structurels), on peut constater qu’ils reviennent toujours.

 

Lorsque, à partir de 1987, Rudi Meulemans a commencé à développer ses propres projets au sein de De Parade, il a d’abord opté pour la mise en scène de textes existants (Wolfgang Bauer, David Mercer). Partir d’un texte donné lui a permis de se concentrer dans un premier temps sur la mise en scène et le jeu des acteurs. Le spectacle De Lederman spreekt met Hubert Fichte (1991) a représenté pour Meulemans le terme de cette première période d’apprentissage ; il considère lui-même ce spectacle comme le véritable démarrage de De Parade. Tant du point de vue formel que du point de vue du contenu, cette production comprend en effet de nombreux éléments qui reviendront constamment dans son œuvre future ; on pourrait dire que c’est à partir de De Lederman que Rudi Meulemans a trouvé son propre style. De Lederman est en effet une figure existante : Hans Eppendorfer, un assassin, ancien prisonnier et homosexuel qui, après sa libération, a raconté sa vie dans trois interviews accordées au journaliste Hubert Fichte.

 

Le choix de la biographie d’une personne vivante, l’accent mis sur un individu qui occupe une place marginale dans la société, la discussion/l’interview comme forme objective de dialogue théâtral, l’association thématique entre sexualité et violence, etc. : voilà un ensemble de données qui vont fortement déterminer le style et l’univers de Rudi Meulemans. De plus, on retrouve dès le début une méthode de travail dans laquelle une production découle pour ainsi dire d’elle-même du travail consacré à une production précédente : dans son interview, Lederman parle beaucoup du poète et cinéaste italien Pier Paolo Pasolini (et de sa mort violente) : Pasolini deviendra le personnage principal du projet suivant de De Parade, De knie van de voetballer (1992). Depuis le début, l’œuvre du philosophe français Michel Foucault est présent comme matériel d’étude dans l’œuvre de Meulemans, ce qui mènera en 1997 au spectacle Rue d’Ulm, sur la vie et la pensée de Foucault, etc.

 

Rudi Meulemans: « En fait, la continuation entre différents projets est – cela peut paraître banal – plutôt une façon de vivre que de travailler. Pour moi, le théâtre n’est pas un boulot ; la vie et le travail coïncident ; même si on ne répète pas ou si on ne joue pas de spectacle, le travail continue. Ces parallèles ou ces liens ne sont pas recherchés, ils naissent presque d’eux-mêmes. » Ainsi, Paula, la bonne de la famille Freud dans Herinneringen aan de Donau (1994), peut-elle être considérée comme une préfiguration de Jessie Lightfoot dans le spectacle sur le peintre Francis Bacon, Life is all we have: il s’agit, dans les deux cas, d’une « femme dans l’ombre de ». De même, la relation entre Erika et Klaus Mann dans le monologue Mann (1998) peut être comparée avec celle de Paul et Jane Bowles dans Marokko (1997) et celle de Patti Smith et Robert Mapplethorpe dans Don’t touch here (2004): une complicité étrange, très chargée d’un point de vue érotique, mais non consommée sur le plan sexuel entre un frère et une sœur, un homme et sa femme, un ami et une amie. Ainsi, le processus de déchéance provoqué par la maladie du sida est suivi tant dans Modern Nature (1993), basé sur les journaux intimes du cinéaste britannique Derek Jarman, que dans Rue d’Ulm à propos de Foucault et dans Don’t touch here à propos de Robert Mapplethorpe. La scène de la « dark room » de ce dernier spectacle renvoie même à l’épisode du sauna de De Lederman. Etc.

 

Après De Lederman, Rudi Meulemans a d’abord commencé par écrire et composer lui-même des textes avec Willem Carpentier. De Lederman est la première pièce d’un cycle en quatre parties dénommé 1991-1994 Journalistiek werk; les autres parties en sont : De knie van de voetballer, surtout composé de textes et d’interviews de Pasolini; Amerikaanse dromen (1993), une pièce documentaire remplie de témoignages, de textes officiels, de séances d’audition etc. ayant trait au rapport de la commission Meese installée par le président Reagan, qui avait pour tâche de rédiger une législation visant à interdire la pornographie aux Etats-Unis ; et Herinneringen aan de Donau (1994) qui met l’accent sur la vie et l’œuvre de Sigmund Freud à l’époque du nazisme et sur l’un de ses patients les plus célèbres, « l’homme-loup ». Un des points communs entre les quatre spectacles est le thème du désir qui détruit tout : « un désir qui subordonne tout à lui-même. Un désir qui détruit le monde pour en dégager un seul objet de désir. Après, on en arrive à la destruction du moi, au non-être, à la mort comme seule solution possible à cette violence qui ne finit jamais. »

 

Rudi Meulemans aime travailler en cycles (cf. le triptyque qu’il achève cette saison) parce que cela donne une certaine sérénité au travail : ce qui n’a pu obtenir une place dans la première partie s’adaptera peut-être tout naturellement à la seconde. De nouveau : le travail vu comme un courant qui se prolonge sans cesse. Lorsqu’aux environs de 1995, Rudi Meulemans s’est mis à rechercher un approfondissement, un nouvel élan dans son œuvre, il en est revenu un moment à la méthode éprouvée du début de sa carrière : choisir des textes existants et les mettre en scène, ce qui permet de reléguer quelque peu à l’arrière-plan les questions sur l’écriture du texte. Pour De Woestelingen (1996), il a rassemblé des textes de Harold Pinter et de Joe Orton. Dans le projet suivant, Marokko, qui traite de la relation du couple d’écrivains formé par l’homosexuel Paul Bowles et la lesbienne Jane Bowles, sa « réflexion » porte déjà ses fruits. Marokko signifie en effet le début d’un plus grand impact de l’émotivité dans le travail d’écriture et de mise en scène de Meulemans. L’actrice Hilde Wils a joué un rôle important dans cette évolution.

 

The main interest in life and work is to become someone else that you were not in the beginning - Michel Foucault

(citation issue de James Miller, The Passion of Michel Foucault)

 

A l’œuvre « documentaire » de la première période de De Parade correspondait un style de jeu basé sur une certaine distance : l’implication des acteurs était plutôt de nature intellectuelle ; par leur jeu, ils commentaient en quelque sorte les textes. Dans la nouvelle manière d’écrire – entamée dans Marokko – que l’on retrouve surtout à partir de Caravaggio, le matériel documentaire et biographique est mêlé à des éléments de nature plus « fictive » : il s’agit de données qui n’ont pas leur place dans la biographie racontée mais qui sont plutôt empruntées, d’une manière très discrète, à la vie des acteurs et du metteur en scène; ces données sont donc bien documentaires et/ou biographiques, mais plutôt à un second degré. Le jeu des acteurs franchit une frontière : de la prise de distance objectivante, il glisse vers l’implication émotionnelle. Dans De knie van de voetballer par exemple, trois acteurs se partagent la voix de Pasolini ; dans les œuvres ultérieures, le texte d’un personnage particulier est prononcé par un seul et même acteur, alors que, dans les derniers projets, Tom de Hoog par exemple joue le Caravage, Bacon et Mapplethorpe, ou bien Hilde Wils, Jessie Lightfoot et Patti Smith. Dans leur jeu, Rudi Meulemans et ses acteurs essaient surtout de vivre le moment présent et de partager cette sensation avec leurs spectateurs.

 

En parallèle, l’écriture de Rudi Meulemans évolue vers davantage d’unité, de structure et de pureté ; les projets documentaires du début, constitués de divers documents, étaient, de facto, de nature fragmentaire. Dans le Triptyque de la bonne vie, les monologues et les dialogues s’insèrent dans des structures délimitées, souvent de nature « religieuse » (triptyque, les stations du chemin de croix, etc.) et les répétitions et renvois sont utilisés dans le texte d’une façon presque musicale. Les personnages qui occupent le premier plan dans l’œuvre de Meulemans sont toujours des figures marginales sur le plan social ; ce sont très souvent des artistes. Mais même si le véritable sujet de l’œuvre est la biographie – la vie et l’œuvre – de ces personnes, on retrouve toujours malgré tout – de façon presque inévitable lorsqu’on parle de marginalité – un aspect politique ; dans des spectacles comme Amerikaanse dromen, Mann ou Hoop en Glorie (2002), le politique devient même le moteur principal du déroulement théâtral.
Rudi Meulemans: « Je ne veux pas adopter une attitude moralisatrice, condamner certaines choses, mais mon but est plutôt opposé : je veux montrer des possibilités. Montrer l’inhabituel, ce qui est généralement montré du doigt. L’intérêt pour la politique est une manière d’exprimer sa colère et de la canaliser. Je n’aime pas le théâtre très expressif : une colère jouée sur scène n’a en fait pas sa place chez moi. Pourtant, je veux exprimer cette colère, notamment ma colère contre la peur sur laquelle se basent de nombreuses décisions politiques. L’interdiction de la pornographie, par exemple, ne repose que sur la peur de la pornographie. J’écris souvent sur des gens qui expriment leur agressivité dans l’art, la subliment par la créativité. C’est ce que font le Caravage, Francis Bacon et Robert Mapplethorpe, les personnages principaux du Triptyque de la bonne vie. J’ai emprunté ce sous-titre à la « philosophie de la bonne vie » dont traite notamment la philosophe américaine Martha Nussbaum. Il s’agit d’essayer de trouver une empathie pour rendre l’inhabituel familier. Ces trois personnes (le Caravage, Bacon, Mapplethorpe) ont su atteindre « la bonne vie », en mêlant leur vie et leur œuvre, en reculant leurs propres frontières. Peut-être la bonne vie consiste-t-elle en cela : la convergence entre la vie et l’œuvre, et la sérénité que l’on trouve alors, parce qu’on sait qu’on agit comme il faut. En ce sens, l’art n’est pour moi ni une fuite ni une consolation, mais il permet une certaine compréhension, grâce à laquelle on se sent plus de taille à affronter la vie et on arrive mieux à digérer ses problèmes. »

« … il y a selon moi deux manières dont les philosophes peuvent nous aider dans notre recherche de la bonne vie. La première est de s’occuper de questions détaillées sur la vie personnelle des gens, de parler des choix, du rôle joué par les émotions, etc. Vu que les gens ne peuvent parvenir seuls à la bonne vie, il existe aussi une toute autre manière, à savoir de parler de la structure des institutions politiques équitables. Selon moi, le philosophe a un rôle à jouer sur les deux plans. »

(Martha Nussbaum)

  

 

(Traduction : Nathalie Smeesters)