Les corps sont des filtres
Les dynamiques de résistance et de sensorialité dans le travail de Boris Charmatz, Benoît Lachambre et Meg Stuart
1. Flotter en contexte
Dans l'introduction du premier des trois tomes de Sphères, le philosophe allemand Peter Sloterdijk décrit une activité qui caractérise très profondément l'être humain : « flotter » , activité définie comme « dépendante d'émotions partagées et de suppositions communes » . Donnant à cet espace symbolique collectif l'appellation de « sphère » , Sloterdijk entreprend l'écriture d'une histoire culturelle qui explore ce concept afin de mieux appréhender la question : « où est l'homme ? » . Ainsi, le « motif » chorégraphique existentiel du flottement est-il assimilable à « l'appartenance à des sphères » . Les gens manipulent en permanence un univers intérieur, une structure clôturée façonnée culturellement qui les protège de provocations diverses venant du monde extérieur étranger, lequel ne se laissera jamais absorbé entièrement sans laisser quelques traces. Même si ce conditionnement est modelable par les individus, il ne peut avoir lieu qu'en fonction de situations rencontrées, déterminées ou transmises. « La poétique de l'espace intérieur vient constamment briser sa pointe destructrice du fortuit et de l'absurde. L'ouverture de l'extérieur, de l'étranger, du fortuit, de ce qui fait éclater les sphères est d'emblée concurrencée par un processus de poétique du monde qui œuvre à replacer tout extérieur, aussi cruel et inadapté soit-il, tous les démons du négatif et les monstres de l'étrangeté, dans un intérieur étendu. » .(1)
Il faut comprendre que notre époque étant complexe et explosive, le transfert permanent d'un univers intérieur vers un monde extérieur ne va pas sans risque ; en conséquence, tant la formation que l'occupation des sphères sont susceptibles de connaître d'importantes modifications. En un certain sens, une salle de spectacle peut nous apparaître aussi comme une sphère d'un type particulier : il s'agit d'un espace expérimental où artistes et spectateurs capturent des portions de réalité, tout en essayant d'observer les processus figuratifs employés. Cette recherche vise à étendre les espaces intérieurs existants, à accroître leur élasticité et leur sensibilité, à analyser la complexité du « flottement » dans un mode chorégraphique et à élaborer de nouveaux concepts qui permettront un dialogue avec un monde souvent étrange, semble-t-il. D'ailleurs, dans la salle elle-même, on trouve aussi des microsphères distinctes, parmi lesquelles le lien entre artiste et spectateur, la complicité particulière du public, les formes physiques qui permettent aux danseurs d'explorer, de façonner et de donner une visibilité à l'environnement scénique, espaces intérieurs en outre inextricablement entremêlés.
Entretenir – ouvrage conjoint du chorégraphe Boris Charmatz et de la théoricienne de la danse Isabelle Launay – soumet une idée captivante sur cette nature inextricable des « espaces de sens » au sein du spectacle, idée qui va à l'encontre du modernisme et de son désir d'imposer des divisions entre disciplines artistiques et de concevoir la « danse » comme telle. « Le contexte scénographique et dramaturgique n'est pas élaboré à côté de la danse. En ce sens, ce n'est ce qu'on appelle habituellement un "contexte". La lumière et la musique ne viennent pas "colorer" une danse qui demeurerait entière et elle-même. Le "contexte" n'est pas autour, ce n'est pas un ajout, encore moins des atours pour le mouvement. Il en modifie le sens, il est à l'intérieur. » (2) Si la salle est un espace intérieur symbolique, Charmatz, cherche à vérifier comment tous ses aspects influencent le corps en mouvement du danseur et, à l'inverse, configure ce contexte scénique pour qu'il soit fondamentalement lié au corps.
Après avoir déclaré que le contexte était à l'intérieur et avoir justifié sa formulation, Charmatz poursuit : « La signification et la réalisation d'un mouvement simple, comme un étirement au sol, varient selon qu'il est exécuté au milieu d'une prairie parsemée de fleurs ou sur les dalles de pierre d'une église du dix-septième siècle. Cette donnée spatiale n'est pas un aspect périphérique par rapport au geste, elle en est au contraire une part essentielle. Il en va de même pour tous les choix faits dans la salle de spectacle : le décor modifie les significations possibles du mouvement. Et c'est encore vrai pour le spectateur et le danseur. Tout ce qui dépasse l'image pure constitue une source d'influence permanente : là est toute l'histoire qui s'attache à un geste, son fondement culturel et sa perception dans la salle. Un danseur organise en permanence son espace intérieur en intégrant l'espace, la lumière, le cadre culturel, etc. ; ce n'est donc pas une sensation qui s'ajoute au mouvement, mais plutôt quelque chose qui fait évoluer tout ce que l'on fait à l'intérieur, et ce dans l'instant même. De sorte que la dramaturgie et tout le potentiel signifiant sont déjà contenus dans le geste, tout le temps. » (3)
Ce que Charmatz nomme ici le « contexte » est une réalité qui a déjà été intériorisée et qui fait déjà partie de la salle en tant qu'espace de signification parallèle d'une sphère distincte. Ses recherches sont formelles et, en tant que chorégraphe et danseur, il s'efforce de rendre le « flottement » aussi visible que possible, soit dans la salle soit ailleurs, sans éviter l'inconfort de certains lieux et tout en cherchant les limites de cet espace. Sur un plan métaphorique, ces analyses chorégraphiques et cette approche du corps peuvent trouver un écho dans la réalité quotidienne qui nous entoure, ainsi que dans la formation de sphères et la production de sens qui s'y opère. En effet, ce que nous appelons « l'extérieur » sera toujours lié aux espaces intérieurs symboliques que nous construisons. Au sens le plus minimaliste, ils englobent tout notre organisme, ce qui a suggéré au chorégraphe canadien Benoît Lachambre la réflexion suivante : « Le contexte est à l'intérieur de moi : c'est cet état, cette dynamique que je veux observer. » (4) Notre approche du monde passe assurément pour des sens, des métaphores et des concepts qui nous sont familiers. On peut alors se demander dans quelle mesure nos sens ont une définition culturelle ? Reste-t-il dans notre intellect et notre corps des éléments résiduels qui s'interposent constamment, en général sans que nous en soyons conscients ?
Boris Charmatz, Benoît Lachambre et la chorégraphe américaine Meg Stuart ont tous travaillé ensemble à plusieurs occasions. Or, pour étudier le lien entre leurs œuvres respectives, il existe une clé : tous trois considèrent le corps comme un filtre. Autrement dit, comme un complexe sensoriel, un moyen de produire du sens. Souvent, les images du corps que ces chorégraphes donnent à voir sur scène peuvent sembler extrêmes alors qu'elles sont surtout les marques de capacités de perception à travers lesquelles ces corps testent les limites de multiples sphères. Ceux-ci, perméables tels des filtres, sont irrémédiablement liés au contexte dans lequel ils fonctionnent. Sensibles dans le principe, ils constituent des lieux discursifs où les sens admis sont proscrits, où les conventions et les hiérarchies visuelles sont renégociées. Si les sphères sont des systèmes clôturés, les corps peuvent sans doute nous apprendre quelque chose sur leur fonctionnement, d'où cet essai dont le but est d'explorer plusieurs filtres corporels dans l'œuvre de Charmatz, de Lachambre et de Stuart. Étrangement, ce qui m'importe ce n'est pas l'analyse de pièces entières et leur signification, mais les concepts corporels et les motifs chorégraphiques qu'ils présentent – les déclarations personnelles des artistes ajoutant une perspective à l'ensemble.
2. Formes de résistance
L'une des manières d'appréhender nos sens en activité est de comprendre qu'il leur faut une résistance pour pouvoir opérer. Par exemple, il est difficile, voire impossible, de percevoir les substances éthérées alors qu'on est capable de toucher des matières solides. On ne distingue pas les objets transparents, mais la couleur offre une résistance à l'œil. Cependant, quelle intensité de résistance notre environnement doit-il accumuler pour atteindre un seuil susceptible de faire naître notre activité sensorielle ? Quelle intensité de résistance faut-il que les images accumulent pour transpercer la fiction de la vision « pure » et en exposer les mécanismes ? Quelle intensité de résistance la réalité doit-elle accumuler avant que nous réalisions que nous l'intériorisons en permanence en l'intégrant dans des sphères, et avant que nous prenions conscience de nos propres limites ? La question est d'importance, mais telle est à la taille de l'enjeu pour la chorégraphie en tant que pratique critique, en particulier dans un monde dominé par la culture de l'œil et par un système visuel. La scène étant une forme artistique visuelle, la question se pose toujours sur la relation entre image et regard, entre regarder des corps et les corps regardés : comment se fait l'adaptation des uns aux autres ? Lorsque les corps qui dansent refusent de partir, essaient-ils de s'accaparer un lieu propre dans ce système visuel et résistent-ils, semblables à un filtre très fin ? Résistance au regard du spectateur qui projette ses attentes personnelles et valide des conventions, consciemment ou non. Résistance face à des corps identifiés à des images, sans égard pour leur fonctionnement sensoriel et organique.
Le regard occupe une place importante dans le travail de Meg Stuart et Damaged Goods. C'est un motif qui autorise des thèmes comme la surveillance, le caractère public et l'exploration de l'identité. Deux solos, nés du projet de recherches Highway 101, montrent Stuart dans une sorte de négociation avec les spectateurs, consciente qu'il est impossible d'échapper au regard d'autrui. Dans le solo I'm all yours (2001), Stuart nous parle d'elle avec une ironie un peu théâtrale, comme si elle était en butte à des interrogations. Les pensées hétéroclites qui lui viennent sont communiquées sous la forme de bribes de texte incohérentes, comme « cette chemise est d'occasion » ou « je n'ai été violée qu'une fois » . Elle se livre au public presque avec désinvolture, tout en s'efforçant de résister avec des mots à tous les yeux qui convergent sur elle. Elle joue avec le regard des autres, joue avec les fantasmes qu'il évoque, se joue elle-même, jusqu'à se morceler en mille et un rôles et s'y perdre. Le théâtre de sa propre identité est obligatoirement lié au spectateur et, dans le même temps, à l'interprétation erronée de cet autre.
Par une tentative d'intégration des regards d'autrui à travers un jeu astucieux de résistance et d'auto-manipulation, un sens plus physique s'exprime dans soft wear (2001). Dans ce solo, l'image corporelle de Stuart change constamment : un visage familier se tord en une grimace obscène, image bizarre qui semble collée sur la peau et emporte au loin le spectateur. Puis l'image se renverse encore davantage, comme entraînée par un tourbillon, comme malaxée par le monde entier. Continuellement, le corps qui danse est interpellé, ou plutôt touché, par son environnement, par une réalité explosive qui ne se laisse pas maîtriser. Ce corps tragique ne sera finalement jamais apte à danser assez vite pour pouvoir regarder en arrière, alors que c'est précisément ce qui lui donne vie.
Dans le travail de Stuart, jouer avec les regards ne peut en aucun cas être dissocié du désir irrésistible bien qu'irréaliste d'être capable de s'observer soi-même, capable d'agiret de regarder en même temps. Par exemple, dans Visitors Only (2003), une grande part des mouvements tourne autour de ce schéma contradictoire : les artistes se déplacent, seuls dans une pièce ou en groupe dans une fête, tout en essayant simultanément de s'observer eux-mêmes. Ainsi, cette forme étrange de mouvement s'associe à une chorégraphie sociale bien qu'elle soit, en l'occurrence, déclinée sur scène : elle se rapporte à un corps qui veut pouvoir se maîtriser, donc fonctionner à l'abri du regard des spectateurs parce qu'il estime avoir acquis ce statut.
Dans FORGERIES, LOVE AND OTHER MATTERS (2004), création en collaboration avec Benoît Lachambre et le musicien Hahn Rowe, le motif trouve ses limites, la signification culturelle du regard sur soi-même se manifestant encore une fois. Un couple tente de se faire des avances l'un à l'autre, mais la scène d'amour ne progresse jamais vraiment parce que Stuart veut toujours être observatrice. De plus, elle demande bruyamment s'ils ne devraient pas tenir compte de l'apparence de certaines choses, au lieu de s'occuper uniquement de leurs sentiments. Dès qu'elle se distancie concrètement de la scène, elle reproduit ses actions en s'efforçant de les observer et finit par produire un feedback en boucle (5) : entraînée par la fiction d'une identité physique autarcique, Stuart s'emmêle dans ses propres mouvements, détachée de son environnement. Grâce à sa résistance, ce corps en lutte offre une matérialité à de multiples significations, puisqu'il se tient en équilibre sur le bord d'une sphère dont il fait partie, tout en cherchant en vain à observer.
De même, un corps en rébellion contre la vision et les conventions théâtrales du spectateur apparaît dans le travail de Boris Charmatz, quoique toujours dans un sens strictement formel. Comment la danse peut-elle encore nous parler, par delà les préjugés enracinés dans la technique du danseur et les attentes du spectateur ? Charmatz ressent la nécessité de « besoin de traumatiser les conditions de réception de la danse pour en laisser apparaître ne serait-ce qu'un mince filet, mais le filet le plus précieux.» (6) Il ne s'agit pas d'une danse qui recherche simplement la « pureté » ou la radicalité, mais d'une danse qui, dans son travail critique, affronte la salle de spectacle, y rencontre des contradictions et en crée de nouvelles.
Une captivante analyse chorégraphique de l'enchevêtrement entre corps, vision et architecture a figuré dans AATT ENEN TIONON (1996), une pièce basée sur les contrastes. Dans l'ambiance musicale de P.J. Harvey, le public est libre de se promener dans un espace dont le centre est occupé par une tour de trois étages de deux mètres carrés chacun. Après l'introduction musicale, un danseur vient prendre place sur chaque plate-forme (hormis Charmatz, le trio compte Vincent Druguet et Julia Cima) tandis que d'énormes ballons éclairent l'espace commun aux danseurs et aux spectateurs. Cet espace n'est partagé qu'en apparence. En effet, les danseurs ne peuvent pas se voir entre eux alors que le public, mobile, jouit de multiples points de vue sur les événements même si, en même temps, la perspective est gênée par les plateformes. Cette vision fragmentée va devoir lutter avec une résistance pendant au moins une demi-heure : les danseurs ne sont vêtus que d'un T shirt, le bas fascinant de leur corps dénudé s'opposant à l'image idéale du nu esthétique et à l'unité du corps paradisiaque.(7) Les corps coupés en deux rejettent en outre tout lien avec l'architecture verticale, pourtant adaptée au corps humain. Toujours est-il qu'aux passages en expectative succèdent de violentes explosions de mouvements pendant lesquelles les danseurs s'abandonnent à la pesanteur, se jettent sur les plateformes de bois et explorent l'espace horizontal restreint où ils peuvent se mouvoir. Dans leurs chutes retenues, ils entraînent avec eux les conventions qui régissent le champ de vision des spectateurs et selon lesquelles les images verticales sont associées à la position debout.
Toutefois, une analyse de la perception traumatisée et des codes visuels ne reconnaît pas la nature idiosyncrasique des mouvements, ceux-ci ne pouvant être interprétés ni décrits qu'avec difficulté. Quoique Charmatz et les autres se réfèrent régulièrement à l'imbrication entre corps et culture, ils sont tout aussi capables d'occuper un espace physique qui résiste à l'assimilation entre corps et images, aussi incohérentes que celles-ci puissent paraître. En complément de la composante visuelle, deux autres systèmes corporels en interaction constante l'un avec l'autre jouent un rôle important dans le mouvement : l'organe de l'équilibre (dans l'oreille), ainsi que la proprioception (et par extension la kinesthésie), perception interne des muscles, tendons et articulations avec leur position, leur tonicité et leur mouvement.(8) Sans doute serait-il possible de transcrire l'histoire de la danse moderne comme une négociation entre la logique visuelle d'une image idéale du corps et la logique organique d'un corps qui se déplace en fonction d'une conscience proprioceptive aiguë et d'une sensorialité interne. Il serait naïf de supposer une opposition tranchée entre un corps basé sur l'image et un corps physique. Pourtant, si l'on considère les rapports d'élasticité, le corps peut apparaître comme une espace discursif. En ce sens, les danseurs peuvent modifier la hiérarchie entre les trois systèmes corporels qui leur permettent de déboucher sur de nouveaux domaines de sens et de, peut-être, résister au regard. De sorte que le spectateur se transforme en témoin.
Non seulement le minimalisme de AATT ENEN TIONON s'inscrit dans la recherche de Charmatz relative à un espace physique ouvrant de nouvelles possibilités de perception, mais il est imprégné du fait que, désormais, la danse postmoderne minimale (propre à Trisha Brown ou Yvonne Rainer) ne peut plus être « neutre » , tout simplement parce qu'il n'existe plus de contexte neutre. De plus, Charmatz inclut dans ses options de recherches l'exploration de « l'impossible » ou du cloisonnement radical du corps et de l'esprit. Il établit aussi un lien entre, d'une part, cette tension qui oppose les approches politique et éthique du corps et de la chorégraphie et, d'autre part, AATT ENEN TIONON : « ne rien faire revient évidemment à ne pas faire tout ce qui se produit lorsqu'on suit les résolutions les plus culturelles ou les plus circonstancielles. Il faut donc réagir aux stimuli du contexte en engageant un minimum d'effort, et c'est alors que le théâtre mental trouve ses impulsions optimales. » (9)
Refus, impossibilité et enfermement trouvent sans doute leur forme la plus flagrante dans la pièce du groupe de Charmatz Con forts fleuve (1999) où tous les danseurs, habillés de vêtements vastes, ont la tête enveloppée d'un pantalon. Le spectateur ne dispose d'aucun accès direct aux corps des artistes, encore moins à leurs visages alors que ceux-ci constituent normalement un point important d'expression personnelle et d'interaction. Le public est donc forcé de porter un regard différent, d'imager un espace hors des images et, surtout, d'interroger sa propre scène mentale. On trouve un motif similaire dans le court solo de Meg Stuart chorégraphié pour Benoît Lachambre dans No Longer Readymade (1993) : le danseur secoue la tête d'arrière en avant à une vitesse telle que son visage disparaît et que la communication avec le public se fait au moyen de mouvements de bras rapides et déjantés. Lachambre s'exprime ainsi sur ce solo : « Ma relation avec moi-même est entièrement fondée sur des rapports intérieur/extérieur, par exemple comment je visualise l'extérieur de l'intérieur. Toutes les références portent sur des schémas corporels intérieurs ayant une perception extérieure, sur ce qu'est la réorganisation interne de mon corps lorsque je poursuis un chemin précis avec le doigt ». (10) Là encore, la résistance face au regard du spectateur est liée à la perception proprioceptive du danseur et à une exploration d'un espace alternatif. C'est là que nous amène la résistance dans les œuvres de Charmatz, Lachambre et Stuart : tous trois déconstruisent le système visuel du monde où nous vivons et du monde de la scène, tout en procurant un espace alternatif dans lequel le théâtre mental est abordé à travers un filtre physique, ou dans lequel le regard, se détournant des conventions visuelles, est confronté à une sensorialité intérieure complexe.
3. Virages masqués et reconstitutions mentales
Qu'adviendrait-il de notre perception si nous comptions un sens de plus ou de moins ? Pour étudier les espaces non visuels, il est intéressant d'envisager le phénomène de la cécité, thème sur lequel Charmatz et Lachambre ont travaillé.(11) Ce que les voyants connaissent de la vue repose sur l'observation directe ou sur le savoir expérimental tandis que les connaissances des aveugles sont par nature des « propositions » En d'autres termes, c'est un savoir indirect, fait de constructions mentales basées sur des descriptions fournies par d'autres, qui eux ont accès à une expérience sensorielle immédiate. Affronter la cécité démontre clairement qu'en tout cas, regarder présente également des aspects propositionnels, une connaissance de la vision et une nature visuelle qui est conventionnelle, donc communicable. Regarder est quelque chose de spécial, car le phénomène « a lieu » constamment, tant au sens physique et sensoriel qu'au sens culturel. Dans le spectacle de Boris Charmatz et Julia Cima, La Chaise (2002), la cécité est une forme persistante qui suscite un questionnement sur ce lieu de la vue, mais aussi sur l'emplacement qui abrite l'expérience de la cécité.
Au milieu d'une galerie se trouve une chaise sur laquelle un spectateur est autorisé à s'asseoir en gardant les yeux fermés tandis que Charmatz et Cima improvisent pour lui un court ballet. L'objectif est une « suggestion de danse » dans laquelle les danseurs essaient de susciter une évolution dans l'expérience et l'attitude du spectateur assis, sans pour autant jamais le toucher. Les danseurs ont recours aux extrêmes, proximité et éloignement, se déplacent lentement ou très énergiquement, font du bruit avec des objets, chantent, lisent des textes, accentuent l'éclairage ou plongent l'espace dans une totale obscurité. L'expérience visuelle du public s'intensifie : les spectateurs voient la danse explosive de Charmatz et Cima en même temps que l'attitude étriquée du témoin aveugle. Toutes les sensations que la personne assise peut connaître à cause de la proximité désagréable des artistes défient le spectateur jusqu'à une extrême empathie qui déséquilibre sa propre expérience visuelle. Cela signifie que, simultanément, le spectateur regarde, essaie de se distancier de son observation pour l'analyser, puis confronte ce regard avec plusieurs suppositions quant à l'expérience du spectateur aveugle.
Ce que La Chaise est en mesure d'évoquer avec une parfaite acuité, c'est une juxtaposition de l'expérience visuelle réelle et de la scène mentale propre à cette vision, c'est-à-dire un jeu d'impressions et de projections qui fait systématiquement partie de la danse. Charmatz a une formule pour cela : « La reconstitution mentale, voilà le cœur de l'essentiel lorsque vous vous consacrez à la danse. Nous voyons, entendons et touchons, et cet apport sensoriel est important ; pourtant, ce qui est vital, c'est le traitement de toutes ces données, le travail effectué par la mémoire ultérieurement et l'ensemble de l'univers mental que nous créons à partir de là. De sorte que, dans mon exploration de la cécité, la question tient à la manière dont on peut modifier une expérience visuelle personnelle. Dans La Chaise, nous tentons de stimuler le processus de perception qui est à l'œuvre chez le spectateur aux yeux bandés. Celui-ci peut, par exemple, prêter davantage attention à la respiration des danseurs, à leur épuisement, leur odeur, la chaleur de leur corps, mais nous, nous nous préoccupons d'abord de la reconstitution mentale qu'il fait de la danse qui se passe autour de lui. Dans le même temps, il y a aussi des gens qui observent, susceptibles de venir plus tard s'asseoir sur la chaise. Alors le spectateur accède à ce qui se passe directement, et indirectement en imaginant ce que vit la personne assise devant lui. En fait, on peut voir ce qu'il vit puisque son attitude reflète son attention, sa crainte ou son irritation. À cet égard, nous donnons donc littéralement une visibilité aux processus de reconstitution mentale. La Chaise présente à la fois l'image et ce qu'elle provoque : le théâtre de la vision, ce qui se passe au-delà de ce qui se voit. »
Cette chorégraphie mentale faite de projections et d'incertitudes est au cœur du travail de Charmatz : « tout en essayant de comprendre ce que vit quelqu'un, tout en devinant et prévoyant ce qui va se passer, nous travaillons sérieusement sur nous-mêmes sans perdre de vue nos possibilités et nos limites personnelles. Peut-être souhaitons-nous que le danseur fasse des choses que nous ne pouvons pas faire nous-mêmes, à moins que ce ne soit le contraire. Peut-être notre imagination ou notre mémoire ne parviennent-elles pas à prévoir ce qui va ou pourrait se produire. En fait, il ne s'agit que de se livre à un travail introspectif tout en regardant les autres. »
En septembre 2003, Charmatz a invité Benoît Lachambre à Paris pour qu'il participe au projet Entraînements, sur le thème Dances not to be seen (12) En collaboration avec la danseuse Julia Cima et l'actrice Valérie Plouchart, Lachambre a créé Tracer. Les spectateurs sont conduits un par un dans une salle sombre où, guidés par des cordes et le bras d'un artiste, ils vont s'asseoir sur un coussin. Il fait noir comme en pleine nuit et il en sera ainsi pendant une heure. Ce n'est qu'à travers le son qu'une vague image de la salle commence à prendre forme : les danseurs avancent en frappant des pieds, au loin ou tout proches. Parfois, ils donnent des instructions, comme ramper d'une certaine façon à travers la pièce. Ensuite, le public est confronté à plusieurs objets tactiles : un morceau d'algue qui sent le sel, un filet qui glisse sur le dos, des ballons remplis d'eau. Entre temps, les artistes récitent des fragments d'une histoire qui parle de bulles de salive, de colonnes vertébrales tendues et de rêvasseries nostalgiques sur la mer. L'aspect intéressant tient ici à l'expérience de la cécité, à une abondance d'impressions générant autant d'imaginaire que de confusion. Après tout, que se passe-t-il vraiment ? Effectivement, Tracer est consacré aux traces que les corps laissent dans l'espace, mais aussi à la création d'un espace expérimental plein de rêve, par delà le regard. Quel enseignement pouvons-nous tirer de la danse et du jeu d'artistes qui se passent devant nous dans l'obscurité ? Ou encore cette danse vient-elle prendre une place considérable dans notre esprit, notre perception et notre imagination ?
Contrairement au travail analytique de Charmatz, Lachambre veut stimuler l'espace imaginaire du spectateur, le remplir de poésie et, bien sûr, y créer un espace alternatif. Il en est de même dans sa manière d'impliquer les spectateurs, ou plutôt les participants, dans un parcours sensoriel explicitement conçu pour remplacer un système visuel par une perception et une interaction tactile. On pourrait aisément écarter cette approche pour son romantisme, néanmoins l'intérêt reste de trouver la finalité de ces pérégrinations dans des univers alternatifs. Or, c'est précisément sur ce point que Lachambre insiste systématiquement dans ses travaux : il veut créer de nouvelles possibilités de communication, en s'opposant à la discipline, la hiérarchie et la manipulation. « Pour communiquer, nous sommes accoutumés à toute sorte de gestes et de codes verbaux. Il est impossible de parvenir à une situation débarrassée de toute codification. Pourtant, si nous détachions les épaisseurs de codes successives, nous pourrions nous rendre compte que perception, vision et communication existaient déjà sous des formes anciennes élémentaires beaucoup plus élaborées que nous avons l'habitude de le penser. » Lachambre est donc en quête d'un état qui transcende le langage, sans passer nécessairement par une régression. « Le langage nous fournit une quantité incroyable de connaissances. On nous a enseigné à codifier les choses, mais nous n'avons pas encore bien appris à écouter. C'est pourquoi, selon moi, écouter d'autres formes de communication et de compréhension physique constitue un processus d'apprentissage qui ne fait que débuter. »
4. Tubes et réceptacles
Lorsque Lachambre déclare que le contexte est à l'intérieur de lui et qu'il veut observer cette situation et l'écouter afin de définir de nouvelles communications, que voit-il vraiment ou que vit-il ? Les principes chorégraphiques de Lachambre sont amplement basés sur son travail de danseur et de pédagogue, travail centré sur l'étude des sensations internes et flux d'énergie dans le but de cartographier le corps et d'en redessiner ensuite la géographie. On prendra comme point de départ, par exemple, la perception intéroceptrice de la respiration et sa résonance dans les cavités internes du corps, du système digestif, de la répartition de la chaleur du corps ou de la conductance de la peau. Lachambre utilise tout un éventail de techniques pour amplifier ces paysages intérieurs et les rendre visibles, comme l'ouverture de sphères corporelles pour qu'elles diffusent leurs énergies ( « leur rayonnement » ), ou une paire de « gants virtuels» grâce auxquels il tâtonne dans le vide comme s'il touchait les organes internes de son corps difficiles à atteindre. Si l'on regarde de près une balle souple, elle devient une sorte de membre qui, à distance, prend une certaine texture et donne une sensation de tactilité correspondant à une extension de la sensation physique de soi.
« De nombreuses extrémités du système nerveux se rassemblent dans la plante du pied, comparable à un immense clavier particulièrement sensible. Chaque point est en relation avec une dynamique multiple située ailleurs dans le corps. Par le mouvement et l'équilibrage, il est alors possible de stimuler le pied, tout en mettant en mouvement des schémas énergétiques complets dans d'autres parties du corps. Ce dernier engendre constamment de nouvelles connexions neuronales, créant des zones électriques et des liens au niveau cellulaire. Ces zones qui aident le corps sont aussi la clé d'états et de pensées. Si nous étions capables de détecter la totalité des sensations internes et des schémas possibles du corps, la chorégraphie approcherait la complexité de la physique quantique. De sorte que cette recherche est potentiellement sans fin » .
Cette conscience intérieure exacerbée dote Lachambre non seulement d'une perception extrêmement sensible de l'environnement, mais le rend capable de donner une autre forme à son corps. « Le mouvement du champ énergétique de la pensée et son organisation physique sont similaires à ceux des autres systèmes propriocepteurs. Par exemple, on peut observer qu'une courbe débutant dans la paume de la main et le bras, se poursuit à travers le cœur vers les vertèbres du cou, puis à travers le cerveau jusqu'à l'œil. Ce qui est fascinant, c'est qu'il devient possible de découvrir plusieurs perceptions nouvelles mais aussi de les rendre mobiles et de les transposer. Les sens s'enchevêtrent les uns les autres et développent de nouvelles qualités proprioceptives. Le corps s'écoute en permanence et activement, constituant un système de communication complexe à partir duquel on peut apprendre énormément. » (13)
Il n'est pas possible de s'étendre trop longuement sur les techniques de Lachambre, mais il est clair qu'on aborde ici la notion de corps en tant que filtre sous sa forme véritable : notre corps s'observe constamment et, sur la base de cette sensation dynamique fondamentale, il entre en interaction avec son environnement. (14) Il faut considérer que l'idée d' « énergie » évoquée de façon plus ou moins précise dans le monde de la danse, a, dans le cas de Lachambre un sens strictement physique bien qu'elle soit confusément à la base du travail de création et de la production de sens. La notion d'espace chez Lachambre est également un point important : non seulement il cherche à retracer l'activité des différents « circuits de tubes » dans le corps, mais il pense ce dernier comme un « tube ». Il y a continuum entre le corps et son environnement lesquels forment ensemble un paysage unique. En cela, Lachambre élimine la séparation visible dominante entre l'intérieur et l'extérieur et remet profondément en question ce que l'on voit. Cela a, en outre, de sérieuses conséquences pour l'identité : où le Soi finit-il dans cet espace continu, transparent, infini et désorienté qu'incarne le corps ? Dans le travail de Lachambre le corps dessine sans cesse des formes paradoxales : le développement des capacités sensorielles, l'interaction intime avec l'environnement et la communication par le biais de l'énergie physique, ne mènent-ils pas pour finir à une forme de narcissisme transcendantal ? Ou, à l'inverse, la suppression des limites et une plus grande sensibilité ne mènent-elles pas à une mise à l'épreuve radicale des systèmes immunitaires humanistes ?
Dans le travail de Meg Stuart, la sensorialité se caractérise par l'excès et, de plus, lorsqu'elle conçoit des filtres » , elle emprunte régulièrement au domaine de la technologie et de la fiction. Elle perçoit littéralement le corps comme un « réceptacle » : le corps est une coquille vide, un tunnel ou un récipient. Il recueille et transmet signaux, énergie, concepts, images, identités et archétypes. De sorte que ces corps sont mus de l'extérieur, comme visités, habités et contrôlés par un flux d'énergies étrangères et d'identités fluides : le langage et les mouvements qu'ils produisent apparaissent comme par effet secondaire. Dans Visitors Only, Meg Stuart parvient ainsi à de surprenantes figures d'auto-observations qui exacerbent la nature divisée du sujet : les danseurs se hantent eux-mêmes, ne reconnaissent pas leurs bras, leurs jambes ; leur propre corps est un élément étranger. Ils sont absents en partie et s'observent dans un état de schizophrénie ou de paranoïa. De cette relation entre réceptacles et une conscience flottante se dégage un rythme neuf : les danseurs basculent en un va-et-vient constant entre présence et absence, implication et détachement, expérience et observation.
L'inverse de Lachambre et de sa microphysiologie, l'énergétique de Stuart est une forme de démonologie dans laquelle les corps dansants intériorisent les regards et évoquent une réalité traumatisante. En cela, l'idée de réceptacle ne se limite pas au corps : le danseur, l'espace scénique, voire le processus créatif lui-même peuvent être conçus comme réceptacles.(15) Leur capacité à recevoir répond ainsi au désir de Stuart de s'attaquer à une grande diversité de matériaux, d'idées et de médias pour filtrer de vastes pans de réalité. Ainsi, dans le cadre de son travail sur Visitors Only, et sur la base des concepts de transformation et de possession, des tonnes de documents ont été livrées à l'atelier : films d'horreur, documentaires anthropologiques, littératures de toute sorte, de la psychologie cognitive à l'occultisme, photos publicitaires, œuvres d'artistes contemporains, trop nombreux pour être cités. Culture Pop, sciences, rebut et art, tous pris au sérieux comme un tableau de la réalité, mais réclamant aussi de passer par le réceptacle du corps. De sorte que les espaces renfermant du sens puissent aussi être suivis en tant qu'énergie.
Ceci aboutit à des moments explicitement physiques comme la longue scène tourbillonnante de la fin de Visitors Only, dans laquelle quatre couples, chacun dans leur habitacle, tournent comme des derviches. « Dans cette scène, je considère les danseurs comme ‘des serviteurs de l'énergie', dit Stuart. Il y a une énergie dans la salle qui les entraîne ou les assaille, et qu'ils veulent embrasser ou éviter. On peut interpréter cette énergie comme le souvenir d'autres êtres, comme une présence, ou comme n'importe quelle idée spirituelle à votre goût. Il y a cette énergie entre les danseurs pris individuellement, mais aussi l'énergie qui leur dicte leurs actions, leurs désirs et leur comportement. Ils sont là simplement pour servir cette énergie, qui plus est avec une spontanéité d'enfant. Ils acceptent aussi que tout cela disparaisse, de même qu'ils acceptent d'entrer en transe, au-delà des murs, au-delà du monde familier. Cela me fait penser à ces boules de verre remplies de petits personnages et de flocons de neige : quand on les agite, le paysage change tout en restant identique à lui-même. Tourbillonner. Renoncer alors qu'il reste une mission. Se laisser entraîner par le désir de perdre ses repères, sans aucun point de référence. Effacer toute son expérience au point de ne plus savoir qui on est et où on est. Qui suis-je ? Où suis-je ? On ne voit plus qu'une porte derrière laquelle quelque chose se passe, des gens passent. » (16)
Dans FORGERIES, LOVE AND OTHER MATTERS, un couple, Lachambre et Stuart, se rencontre dans un paysage de peluche brune tout en ondulations. Dans une conscience organique, Lachambre s'efforce de se fondre dans le décor : il se vautre lascivement dans une mare d'eau et sent les aspérités prendre possession de son corps à mesure qu'il vacille et trébuche dans la peluche. Stuart, le regard amusé, s'inspirant de films de sciences fiction, se fabrique un nouveau corps en se servant de lambeaux de plastique qu'elle trouve dans une anfractuosité, par chacun de ses gestes elle cherche avant tout à explorer des significations culturelles. Ce qui fait de FORGERIES (contrefaçons), un lieu de négociation où les deux pratiques chorégraphiques, les deux visions du monde se heurtent et se frottent l'une à l'autre allégrement. Comme un couple, Lachambre et Stuart s'égarent bientôt dans des schémas normés, dans une réalité prescrite par les magazines de loisirs et les horoscopes. Au détriment de nobles réflexions sur l'amour, ils abordent toutes les facettes du business sentimental avec une légère ironie et entreprennent une vaste opération de filtrage et de recyclage. Au bout d'un temps, des détritus et rebuts jonchent le sol en quantité et le paysage prend l'allure d'une métaphore de l'état d'esprit du couple. Aussi différents que soient leurs filtres physiques, il ne subsistera plus dans les deux cas qu'une géographie de résistance, de symptômes et de paroxysmes
5. Maladie et corps hétérogènes
Selon Peter Sloterdjik, celui qui désire aujourd'hui s'exprimer en tant qu'intellectuel ou artiste est contraint de prendre part à la terreur de notre époque. Les catastrophes du vingtième siècle ont profondément érodé la conscience moderne, sapé la notion de culture humaniste et entraîné l'effondrement de la théorie traditionnelle imprégnée d'une vision olympienne du monde. Cette position de détachement n'est plus tenable du fait qu'elle a irrévocablement disparu. De nos jours, tout exercice critique de la culture se voit confronté à une série d'explosions, à laquelle ne s'applique aucune théorie contemplative. Sloterdijk suggère donc que la réflexion se laisse gagner par l'intoxication de l'époque, à laquelle elle réagira comme une fièvre. Ce faisant il rend, pourrait-on dire, la pensée au corps et le laisse développer une résistance, défense pathologique contre l'infection d'une réalité violente.(17) La métaphore de l'auto-intoxication telle qu'elle a été conçue par Samuel Hahnemann, inventeur de l'homéopathie, a été utilisée par Nietzsche dans la critique culturelle : « Santé et maladie : on se doit de rester prudent ! La norme reste celle de la vigueur du corps, la résilience, le courage et la vitalité de l'esprit - mais aussi, bien sûr, l'ampleur de l'état maladif qu'il est capable de supporter et de surmonter, - peuvent [le] rendre sain. Et ce qui va abattre les plus fragiles fait aussi partie des stimuli de la pleine forme » .(18)
Bien que Sloterdijk tarde à avaliser l'enthousiasme romantique de dernière heure de Nietzsche, les métaphores critiques ne sont jamais innocentes. Susan Sontag s'est penchée sur celles qui ont un lien avec le cancer et la tuberculose dans le but de débarrasser ces maladies de leur charge métaphorique et à cet égard, elle a également écrit à propos d'une « romantisation » : « C'est la folie et non la tuberculose qui véhicule le plus souvent aujourd'hui notre mythe séculaire d'autotranscendance. L'attitude romantique veut que la maladie exacerbe la conscience. Un rôle tenu naguère par la tuberculose, aujourd'hui par la folie qui, croit-on, portera la conscience au paroxysme et à l'illumination. » (19) L'avènement du Sida a fait du corps souffrant un sujet sensible, dans le monde de la danse également. Malgré tout, le modèle de maladie et de résistance donne du recul à notre réflexion car il guide vers la tentative de critique culturelle que traduit l'œuvre de Charmatz, Lachambre et Stuart - il ne faut pas oublier qu'eux-mêmes font littéralement de la métaphore une stratégie critique.
Les corps qui abordent la réalité avec ouverture, la filtrent et la rendent accessible par des moyens sans précédent : n'est-ce pas exactement ce que cherchent ces chorégraphes ? Les corps incarnent un discours parce qu'ils se laissent intoxiquer, ébranlant ainsi les conventions et les hiérarchies existantes. Des corps qu'attirent leurs environnements, retrouvent en eux-mêmes ce contexte, sont visités par des énergies étrangères. Lorsque le détachement échoue, ces corps explorent le monde à partir de leur proximité, dans une pratique critique qui combine sensibilité et filtration. À cet égard, de la même façon leur trace soulève inévitablement des questions dans le domaine de la salle, car les spectateurs se retrouvent dans un système visuel sans pouvoir participer pleinement à la complexité sensorielle qui se déploie sous leurs yeux. Mais ils sentent leur regard changer, découvrent que leur théâtre mental en est stimulé. Et puis, il reste encore beaucoup à voir, ne serait-ce que par le fait d'une pratique radicale qui aboutit souvent à des images extrêmes, bien qu'elles ne se limitent jamais à cela. Charmatz, Lachambre et Stuart ne se contentent pas de flotter pleinement dans des sphères, ils sont aussi et littéralement les frontaliers de nos espaces symboliques - n'utilisait-on pas autrefois le mot « avant-garde » pour cela ?
Boris Charmatz se demande jusqu'où peut aller cette quête d'hétérogénéité et mener la traversée de ces instants pathologiques. Il ne redoute ni danger ni catastrophe, mais il sait aussi qu'en tant que danseur il bénéficie une certaine maîtrise de son corps : « Il est infiniment plus gratifiant de penser que le travail du danseur, loin d'être la quête d'un corps idéal, invente des corps hétérogènes, des corps animés par davantage de désirs que dans la vie ordinaire, des corps plus volontaires, plus maladroits, plus abandonnés, plus virils, plus féminins, plus végétaux, plus minéraux, plus animaux, plus robotisés, plus enfants, plus âgés etc., voire même tout cela à la fois. Il n'est pas question d'instaurer une panoplie de corps différents, mais d'exposer différents modes d'occupation d'un corps. » (20)
(Traduit de l'anglais par Isabelle Mennesson)
Notes
1. Bulles – Sphères I, Jean-Jacques Pauvert, 2002, Traduction d'Olivier Mannoni, p. 62.
2. Boris Charmatz et Isabelle Launay, Entretenir : A propos d'une danse contemporaine, Paris, 2002, p. 158.
3. Cette citation de Boris Charmatz, de même que les suivantes, a été recueillie en septembre 2004, sauf indication contraire.
4. Cette citation de Benoît Lachambre, de même que les suivantes, a été recueillie en janvier 2004, sauf indication contraire.
5. Un feedback est un flux de retour d'informations dans un circuit fermé. Il a, le plus souvent, un effet néfaste ou compensatoire, mais peut aussi se révéler positif ou cumulatif, menaçant alors la stabilité du circuit. Exemple de boucle de retour : un micro qui reçoit le son d'une enceinte à laquelle il transmet des informations, de sorte que le son forme une boucle jusqu'à généré un sifflement désagréable.
6. Charmatz et Launay, op cit. , p. 18.
7. En avril 1997, Charmatz rédigeait également un manifeste contre la nudité, publié dans Mouvement en p. 33 du n° 1 de Juin/Août 1998.
8. Le neurologue Oliver Sacks a décrit l'importance de la proprioception, notamment dans notre perception de nous-mêmes et du fait que nous possédons un corps en propre. Voir « La femme sans corps », dans le recueil L'homme qui prenait sa femme pour un chapeau et autres récits cliniques, Paris : Éd. du Seuil, 1992.
9. Charmatz et Launay, op cit. , pp. 150-151.
10. Citation tirée de No wind No Word. New choreography in the society of spectacle, de Helmut Ploebst, p.94, Munich, 2001.
11 Pour des considérations plus étendues sur la cécité dans l'œuvre de Charmatz, se reporter à Jeroen Peeters, dans “Het ongeziene kijken. Over visualiteit, blinde vlekken en blindheid in het werk van Boris Charmatz en Deep Blue”, Etcetera, jg. 22, nr. 92, juni 2004, pp. 25 30.
12. Entraînements était un projet de l'association Edna et de Siemens Arts Program. Voir.
www.entrainements.net
13. Lachambre explique ses techniques en Jeroen Peeters, ‘Materials, dialogues and observations on proximity, walking about Connexive #1: Vera Mantero’, févr. 2004, http://sarma.be/docs/712
14. Le neurologue Antonio Damaso propose une théorie sur le sens physique de soi-même comme base de conscience, perception et action en L’erreur de Descartes: La raison des émotions, Paris, 2000.
15. Pour des considérations plus étendues sur le concept du réceptacle chez Meg Stuart, cf. Jeroen Peeters, ‘Containers als choreografisch medium. Notities bij het werkproces van Visitors only van Meg Stuart en Damaged Goods’, Etcetera, jg. 21, nr. 89, dec. 2003, pp. 44-48.
16. Cette citation de Meg Stuart a été recueillie en septembre 2003.
17. Cf. Peter Sloterdijk, Essai d’intoxication volontaire, Paris, 2001, pp. 11, 51-56; et Hans-Jürgen Heinrichs et Peter Sloterdijk, ‘Kantilenen der Zeit. Zur Entidiotisierung des Ichs un zur Entgreisung Europas’, Lettre International 36 (1997). Cf. aussi Erwin Jans, ‘Kritische Intoxicaties. Over cultuur, crisis en explosies’, Etcetera, jg. 20, nr. 80, febr. 2002, pp. 5-9.
18. Friedrich Nietzsche, Umwertung aller Werte: aus dem Nachlass zusammengestellt und herausgegeben von Friedrich Würzbach – 1940, München, 1969, livre 4, no. 516 (c. 1885-86)
19. Susan Sontag, Illness as Metaphor, New York, 1979, p. 35
20. Charmatz et Launay, op cit., p. 112