Confronter les contemporanéités correctes

Entretien avec Jennifer Lacey

Le journal des laboratoires 2010French
Le Journal des Laboratoires, Sept-Dec. 2010, pp. 40-45

item doc

Questions préparées par Virginie Bobin, Grégory Castéra et Alice Chauchat

La chorégraphe américaine Jennifer Lacey a demandé aux Laboratoires d’Aubervilliers de la mettre en contact avec des “dramaturges locaux dilettantes”, avec qui travailler une semaine durant pour produire nombre de versions du même solo initialement dénué de sens. “Bien entendu, la partie la plus intéressante de ce projet est la communication entre moi-même et le dramaturge potentiel – une discussion avec une personne non spécialisée autour du contexte et du sens d'une danse, du rapport entre processus et produit, de l'incorporation et de l'évasion des codes, de la construction d'une liberté personnelle à travers un processus et de liberté sociale à travers la forme. Je vois le projet comme un générateur de langage et de méthode critiques.” Cinq de ces solos ont été présentés aux Laboratoires d’Aubervilliers de février à juin 2010, donnant lieu à des discussions publiques ou des présentations de documents et du contexte. Deux nouveaux solos seront présentés en octobre et décembre 2010.

Jennifer Lacey est une chorégraphe new-yorkaise basée à Paris. Elle fonde avec Carole Bodin en 2000 la compagnie Megagloss et débute une collaboration privilégiée avec l’artiste visuelle et scénographe Nadia Lauro, avec qui elle crée plusieurs spectacles. Ces dernières années, Jennifer Lacey a aussi produit plusieurs projets aux frontières équivoques: Projet Bonbonnière, un projet de recherche vivant et itinérant conçu pour réhabiliter les théâtres à l’italienne; Prodwhee !, une série de performances jetables utilisant l’accueil en résidence comme monnaie d’échange; Robin Hood, une performance mythique et invisible avec l’artiste Cerith Wyn Evans; Robin Hood - The Tour, un acte de vol perpétré avec le compositeur et musicien Florian Hecker. Plus récemment, elle a produit Transmaniastan, une oeuvre commandée pour “Une Exposition chorégraphiée” à la Kunsthalle St. Gallen, et a également collaboré avec l’artiste Tonia Livingstone sur la performance Culture and Administration.


Virginie Bobin: Dans la présentation du projet Ma première fois avec un dramaturge, tu parles de construire “une liberté personnelle à travers un processus, et une liberté sociale à travers la forme”. Peux-tu en dire davantage?

Jennifer Lacey: La liberté personnelle est une chose assez difficile à définir. Lorsqu’on peut tout avoir et tout faire, on perd le goût d’avoir ou de faire quoi que ce soit. Donc pour moi les contraintes, les structures, les bords sont importants pour pouvoir sentir ce que je nomme la liberté personnelle de prendre ou de ne pas prendre. Mais c’est aussi décider et profiter de la façon dont on va passer son temps en général. Je trouve que dans les situations contrôlées – comme les processus que l’on met en place pour faire un spectacle, une formule que je connais assez bien – on peut vraiment profiter, en marquant bien nos marges, du temps passé: un temps qui sort de la logique de la révolution industrielle, où toute l’énergie est dirigée vers le produit. Dans le processus il y a un produit qui est autre que l’objet spectaculaire. C’est ce que j’essaye de faire tout le temps, avec plus ou moins de succès, et c’est de cela que parle le projet. Avec les dramaturges, j’essaie toujours de proposer une attitude de permission – sans pour autant tout accepter ou valider bien sûr. C’est un point de départ à partir duquel je fais des modifications, mais j’essaye de proposer un espace où la personne puisse se situer avec ses confusions et ses idées sans que cela ne pose de problème. L’autre question est beaucoup plus théorique: peut-on proposer des modèles publics qui peuvent être d’autres manières de penser, à travers des formes, dans les spectacles vivants? Il ne s’agit pas de mettre les gens en position d’échec parce qu’ils ne pensent pas déjà de cette super manière super moderne et super libérée, mais juste de proposer des formes avec suffisamment d’espace pour qu'ils puissent commencer à nommer la sensation de l’engagement. J’imagine et j’espère que cette récurrence puisse permettre l’apparition de propositions sur “comment être ensemble” dans un sens plus large du terme.

V.B.: Les fonctions de chorégraphe et de dramaturge sont donc des prétextes, dans ce projet?

J.L.: Absolument. Et bien qu’on espère que les objets performatifs ou les spectacles soient réussis, ou pas trop emmerdants, ils ne sont eux-mêmes que des excuses pour le processus. Donc l’objet, ou la forme de ce projet, c’est vraiment le projet lui-même, pas les objets produits. Cette question des formes qu’il peut solliciter est peut-être présente, mais le but n’est pas de mettre la pression sur les objets de cette manière-là. C’est plutôt une invitation. De plus en plus de gens me demandent comment je choisis les dramaturges et ils sont super étonnés quand je réponds qu’ils se présentent d’eux-mêmes et qu’ils ne doivent pas avoir une grande expérience de la danse. Moi je trouve ça tout à fait normal, je ne suis pas étonnée de cette décision que j’ai prise.

V.B.: Avant de poursuivre l’entretien, je voudrais revenir sur les questions que nous aimerions poser aux dramaturges avec qui tu as travaillé. La dernière question porte sur les contraintes et les libertés qu’ils ont trouvées dans le projet.

J.L.: Des contraintes et des libertés… J’aimerais que ça ne s’arrête pas trop sur des enjeux de pouvoir. Mettre de côté toute question d’autorité à ce sujet. C’est peut-être intéressant mais en fait mes intérêts ne sont absolument pas là. Bien sûr il y a des questions de pouvoir, ou plutôt de place – le pouvoir de prendre une place, de céder une place – mais pas de contrôle. Les discussions avec le public, notamment, se concentrent beaucoup trop sur ces enjeux-là, alors que ce projet déplace totalement les questions de “qui est le maître” hors champ. Ce genre de discussion ne me semble pas pertinent car il se réfère à une conception de l’artiste dont j’aimerais qu’on fasse semblant de
croire qu’elle est obsolète. C’est un peu la règle du jeu, d’ailleurs: évoluer en faisant semblant.

Alice Chauchat: Il me semble que ton travail déplace souvent la fonction du spectacle, qui est l'occasion d'une situation et d'une expérience plutôt qu'un objet à observer. C'est-à-dire que la structure et les éléments de danse, musique, parole, etc., qui peuvent le constituer ne sont pas tant présentés pour leurs qualités propres que pour l'espace qu'ils peuvent produire. Ce phénomène est très présent dans les présentations du travail effectué avec les dramaturges: les spectacles présentés sont là comme les symptômes de vos rencontres et s'offrent comme une base pour la discussion. En même temps, la rencontre d'une semaine ne peut en aucun cas se partager avec les spectateurs venus pour la présentation et le projet, tel qu'il est discuté, reste dans l'interstice entre le travail partagé entre deux personnes et l'objet présenté, puisque l'un comme l'autre échappent à une analyse directe par les spectateurs. Qu'en penses-tu?

J.L.: Ce sont exactement les questions que j’ai envie d’aborder par écrit depuis le début, mais je vais essayer d’y répondre maintenant. J’aime bien ce terme de “symptôme”, c’est à la fois joli et tout à fait apte à la situation. C’est une lecture très juste de mon travail, où l’esthétique est toujours très présente, mais pas convaincue de sa propre valeur. Elle est là pour solliciter une ambiance – je travaille beaucoup sur ça avec Nadia Lauro notamment – bien que ça n’ait rien à voir avec une esthétique “d’ambiance” bien sûr ! Ce dont j’aimerais parler, c’est de la façon dont ce projet me confronte à la contemporanéité des autres. Presque tous mes dramaturges dans ce projet travaillent dans le domaine de la culture, dans une culture contemporaine. Même Bruno qui est dans la musique baroque a sa propre esthétique contemporaine. Mais ce n’est pas ma contemporanéité. Il y a vraiment un ghetto autour de la “contemporanéité correcte” – que chacun juge bien sûr être la sienne. Je viens d’un domaine de la danse où chaque année une nouvelle contemporanéité correcte devient la grille avec laquelle tout regarder. Or il est très délicat d’aborder la contemporanéité des autres avec respect. Je le fais, mais ce n’est pas évident. J’ai toujours une espèce de rejet de certains trucs esthétiques. Parfois je finis par les rejeter mais pas tous, et j’espère que je ne rejette pas ces endroits parce qu’ils ne rentrent pas dans ma contemporanéité, mais parce qu’on fait un objet ensemble et qu’on doit faire évoluer nos esthétiques. Pour moi, la question principale que doit soulever le projet c’est: comment vivre la contemporanéité de l’autre. Il ne s’agit pas de la tolérer, mais de faire quelque chose ensemble. C’est vrai que cela n’est pas partageable avec les spectateurs, mais seulement entre nous. C’est assez romantique mais je pense que l’expérience a une influence sur nos projets respectifs. Les “dramaturges” me disent que l’expérience crée un espace de permission qui leur est étranger et auquel ils prennent goût. Et dès lors qu’on y prend goût on peut essayer de construire ça pour les autres à son tour, ou de le demander, de l’exiger. Pour les spectateurs, je crois que ça fonctionne mieux si l’on en voit au moins deux, pour que la conversation puisse passer par l’expérience d’oeuvres différentes. En fait l’oeuvre pour moi, c’est le projet, pas les “spectacles”. Un de mes points potentiellement forts dans ce projet, c’est que je prend très au sérieux la validité de ces objets et en même temps je m’engage dans des trucs que j’aurais parfois du mal à défendre dans un autre domaine. C’est difficile à dire… Je crois que ce problème de l’interstice est en échec jusqu’à présent. Mais c’est exactement ce qu’Alice décrit: tous les projets construisent un espace pour produire quelque chose, que je serais incapable de
nommer pour l’instant.

V.B.: Tu as employé le mot “oeuvre”… Où te situes-tu sur un plan qui va de “recherche” à “oeuvre”, en considérant le projet de manière globale?

J.L.: C’est une oeuvre, pas une recherche (rires) ! C’est très important de ne pas nommer ça comme ça, parce que tout ce blabla à propos du processus, de la recherche, c’est très sympathique mais ça affaiblit le geste. Pourquoi est-ce que ce serait de la recherche? Je ne vais pas faire un grand solo basé sur ce que j’apprends ici, et d’ailleurs qu’est-ce que je vais apprendre? Des choses, sûrement, les dramaturges aussi et les Laboratoires aussi, mais je crois que c’est très difficile de quantifier ça. Et la recherche rentre parfois dans ce langage académique où on fait un postulat, puis une recherche et puis voilà c’est fini, on est plus loin dans nos connaissances, quoi. Je ne sais pas si je serais capable de nommer ça maintenant.

V.B.: Pour moi cela rejoint aussi les questions de publication – au sens large – du projet: à la fois les ouvertures publiques mais aussi la façon dont le projet est documenté, transmis, publié.

J.L.: Oui, ça peut être intéressant, mais en même temps je suis très à l’aise avec le fait qu’avoir fait, c’est une oeuvre. Ce n’est pas dans la documentation que ça va se valider. Je crois que la documentation est un produit tertiaire ou un accompagnement ou un élément, qui va peut-être produire un bel objet et avoir de l’importance, mais ce n’est pas l’oeuvre ni la validation de l’oeuvre. J’ai des doutes sur ce vieux trope de l’art conceptuel: documentation = oeuvre. Pour moi le fait de faire est important, les rumeurs du projet aussi… Je prépare un autre projet aux Etats-Unis qui se nourrit de celui-ci: vivre cette expérience de se retrouver ensemble là où l’on n’est pas. Je peux nommer dans chaque projet avec les “dramaturges” l’endroit où je n’étais pas, où je me suis retrouvée à cause de cette personne. Ce n’est pas de la matière mais vraiment un endroit de pensée ou des moyens qui m’étaient étrangers avant cette rencontre.

V.B.: Lors des séances de travail, tu abdiques en partie ton “autorité” au risque de la confusion des rôles au moment des présentations publiques (les parties émergées de l'iceberg projet-recherche) – tu abdiques la danse au profit d'une réflexion risquée (dans sa forme) sur la dramaturgie.

J.L.: C’est vrai, cette question de l’auteur, mais j’abdique ça automatiquement dans tout ce que je fais… En même temps je réalise que plus j’abdique – avec un bon casting bien sûr – plus cette autorité ou cette place de l’auteur m’est redonnée. En fait ça marche très bien (rires) ! Mon contrôle sur l’oeuvre relève plutôt d’une espèce de magnétisme que de gestualité, ça me plait. Mon imaginaire de la dramaturgie au début était vraiment celui d’une “contextualisation correcte”: une personne arrive et vient contextualiser ton oeuvre d’une manière correcte dans la contemporanéité, anciennement dans son propre sens et aujourd’hui dans son sens d’objet contemporain, pensé comme contemporain. Ça m’énervait, alors j’ai cherché à remettre en question cette autorité de la contemporanéité en invitant des dramaturges avec une contemporanéité différente exprès. Pour ne pas faire de mon esthétique – même si elle m’est importante – une religion ! Avec ces dramaturges, je ne suis pas retranchée dans ma place d’auteur, et je réalise de plus en plus que c’est ça, mon esthétique.

V.B.: Après la première présentation du projet, beaucoup de gens ont été très surpris de ce qui se dégageait de cette toute petite partie à laquelle ils avaient accès, peut-être parce que ça allait à l’encontre de leur attente d’un projet de Jennifer Lacey. Parce que le contexte du projet n’était pas forcément évident.

J.L.: (Rires) ah oui, ils se sont demandé ce que c’était que cette oeuvre? En même temps, j’assume complètement ce truc, ça ne me pose aucun problème d’en être l’auteur. C’était plus difficile avec Déborah. J’ai beaucoup apprécié travailler avec elle, c’est la seule qui a travaillé la danse et on avait un super dialogue, mais ça touchait un endroit de l’esthétique que j’aurais pu nommer mien il y a quelques années: un attachement à la place de la danse dans un certain espace du théâtre par lequel je suis passée, avant d’aller ailleurs. J’y suis revenue avec Déborah et ça m’a posé plus de problèmes d’amour-propre. On en a discuté car je ne voulais pas vivre ça toute seule, ni qu’elle prenne ça comme un jugement sur son travail. C’est juste un parcours au niveau des tropes théâtraux et c’était difficile pour moi, même dans le cadre de ce spectacle.

V.B.: Je trouve ça très courageux de ta part de mettre en danger ton aura (ta réputation?) de chorégraphe en te frottant aux fantasmes des dramaturges dilettantes sur la danse. Peux-tu en dire plus sur le potentiel critique de ce dispositif? Et sur les fantasmes?

J.L.: Je trouve ça sympathique d’entendre quelqu’un le dire à haute voix, parce que c’est quand même courageux de se déconnecter de son univers soigneusement préparé pendant des années avec ce projet. La vraie critique positive, c’est que je peux me confronter à mon raisonnement sur ma propre esthétique et mes propres pensées critiques sur l’art. Si je suis confrontée à un dramaturge qui veut par exemple que je fasse une danse avec une chaise, je dois et veux être capable de nommer pourquoi je ne veux pas aller là-bas, vers cette proposition, et de questionner mes raisons. Est-ce que c’est juste un tic ou un empêchement mis en place par ma contemporanéité correcte? A quel point est-ce un vrai choix artistique? La plupart du temps je modifie légèrement la proposition: ces petits ajustements doivent me faire préciser les endroits aveugles de ma propre pensée. C’est ça la pensée critique pour moi: toujours révéler les endroits aveugles ou sourds de son propre point de vue ou de ses propres moyens. Quant aux fantasmes, je les trouve souvent inintéressants. Je dois juste respecter ça comme un endroit de la personne qui ne m’intéresse pas. Mes fantasmes à moi tournaient sûrement autour de dramaturges moins expérimentés. Je crois que je me suis imaginée avec le boulanger, le prof de gym… Un fantasme de prolétariat assez odieux qu’on n’a pas réalisé (rires) ! L’invitation n’a pas été prise, ce n’est pas grave, on a reçu d’autres types de réponse. Sauf Alain, qui a une pratique artistique très développée, qui est totalement hors du champs de l’art validé par l’institution, qui fait énormément en amateur, qui est une personne hyper perspicace, spéciale, riche, mais pas du tout cadrée dans le même cadre que moi. En quelque sorte Alain a répondu à mon fantasme de dramaturge. Les autres sont un peu plus pros que ce que j’avais imaginé mais ça va. Je me trouve dans ces endroits, comme avec Déborah, où il y a énormément d’affinités et en même temps il y a ces endroits dangereux pour moi comme pour elle. C’est là que c’est très intéressant, de pouvoir s’épauler dans ces endroits dangereux – bien que les risques ne soient pas énormes ! On peut aborder ces difficultés, les travailler et les affronter, sans pour autant les fétichiser.

V.B.: Dans le texte de présentation, tu affirmes ne pas fétichiser la notion d’amateur…

J.L.: C’est un mensonge total, il faut l’admettre. Mais c’est vrai que je ne fantasmais pas sur la plus-value de ces gens. Alors je peux continuer à me respecter car je ne suis pas du tout troublée que les dramaturges avec qui j’ai travaillé ne soient pas des amateurs mais un autre genre de professionnels.

Grégory Castéra: Tu écris que l'une des motivations pour ce projet était un rejet du dramaturge lors de sa venue dans le champ de la danse dans les années 90. Ce rejet était lié à une vision autoritaire du dramaturge qui connaîtrait le travail du danseur et lui dirait quoi faire sur le plateau. Nous en sommes à quatre rencontres avec des dramaturges aux profils très différents. As-tu pu distinguer d'autres manières de prendre ce rôle? Qu'est-ce que serait pour toi un bon dramaturge?

J.L.: Oh-là ! Moi je suis une bonne dramaturge ! Ce n’est pas forcément intéressant, mais ma réaction aux dramaturges relève toujours d’une vision d’autorité, liée à leur apparition dans les années 90. Je parle de mon fantasme sur ce double rôle des dramaturges dans un entretien avec Silke Bake: valider la contemporanéité d’une oeuvre pour qu’elle puisse avoir une valeur dans le réseau des contemporains et, plus néfaste encore, expliquer les obscures pensées de la danse… Comme si la danse n’était pas vraiment une pensée et qu’il faille donc en passer par une pensée pour qu’elle soit audible, réceptible par un public pensant. Je trouve très sinistres ces fantasmes sur la danse, notamment parce qu’ils ont pu empêcher que des propositions de danse se résolvent par l’oeuvre, au lieu de les réguler avec des codes académiques ou théâtraux. C’est un gros problème pour moi, ce truc d’avoir quelqu’un qui est là en train de résoudre. Les oeuvres résolues ne m’intéressent pas. Malgré tout, j’ai toujours travaillé avec quelqu’un qui fonctionnait comme un dramaturge, même si on ne le nommait pas comme ça. Chacun son processus. Je ne suis plus une jeune artiste donc je suis beaucoup moins sensible à la nécessité de me valider de cette manière. C’est trop tard… “Distinguer d’autres manières de prendre ce rôle”… J’aurais du mal à préciser, il faudrait que je prenne le temps d’écrire. Ce rôle arrive de manière très fine. J’en parle dans mon interview avec Silke: le dramaturge, c’est potentiellement le premier public, la première personne qui reçoit et qui redonne. Les gens qui arrivent n’ont pas une conception de ce qu’est un dramaturge, moi non plus. De cette manière-là, il s’agit vraiment d’une collaboration. On co-crée ce truc, mais j’essaye de toujours ramener ma voix de chorégraphe à un moment donné parce que si je ne le fais pas le projet perd un peu de sens pour moi. Chorégraphe aussi, c’est un rôle absurde ! Je joue aussi ce rôle à un moment donné. Le processus de création, le temps de préparation est pour moi l’acte le plus important de l’oeuvre. Donc avec chaque personne, c’est une proposition de pensée critique. En cinq jours de création, un langage critique se forme. Par exemple, là, avec Bruno, on joue au badminton, on chante… Il connaît très bien la matière parce qu’il a vu deux spectacles de dramaturges, donc il peut faire référence à telle ou telle matière et en discuter avec moi dans ce contexte qu’on est en train de créer. Lui il arrive avec une oeuvre, sans intention de propager son oeuvre sur moi mais pour s’en servir comme point de discussion et comme base critique. Cette personne produit une plateforme réduite et claire pour l’interaction. C’est une idée assez intéressante: ce sont à la fois l’oeuvre proposée par la personne et la personne qui font le point de vue critique, qui contextualisent…

V.B.: Pour ce projet, tu deviens surface de projection, est-ce douloureux? Tu mènes en parallèle une autre recherche sur la question des “soins esthétiques” (I Heart Lygia Clark): de devenir si malléable ici, te sens-tu plutôt massée ou dans le corps d'un punching-ball? Est-ce que ça laisse des traces?

J.L.: J’ai vraiment vécu l’effort que me demande ce projet. Je ne veux pas me plaindre mais ça prend beaucoup d’énergie, à la fois de le faire et de monter entièrement un nouveau spectacle en une semaine. Mais ça c’est une question pratique et en même temps c’est assez joyeux… Ce qui est moins agréable, c’est de se défaire toujours de sa propre esthétique. J’espère que ça passe… J’ai foi en le fait que c’est passager et j’ai fait ça exprès, je crois. On ne fait pas ce geste comme ça en pensant qu’on va sortir entier – ou pas le même entier. Je crois que je défais mon identité de chorégraphe à chaque fois, même si dans un sens je m’appuie sur ça et qu’elle s’en trouve renforcée. Je joue, comme dans ces thérapies familiales allemandes où tu joues la mère de quelqu’un d’autre, c’est difficile à expliquer. Je dis que je me détache beaucoup mais je ne sais pas à quoi je suis attachée. Ça a un peu à voir avec le spectaculaire, pas dans le sens de Guy Debord mais avec une tension performative, ou plutôt une intention performative.

 

Trois dramaturges

1) Cédric Schönwald

V.B.: Quelle définition du dramaturge auriez-vous pu proposer avant votre participation au projet de Jennifer? Et aujourd’hui?

C.S.: Aucune définition statutaire, juste une vague idée aiguillonnée par le souvenir durable de la collaboration entre Frans Poelstra et Robert Steijn dans Frans Poelstra, son dramaturge et Bach. Au-delà du statut de dramaturge qui ne correspond pas à grand-chose, c'est la fonction dramaturgique qui me semble opérante. Et je trouve intéressant que celle-ci se cherche dans un processus de collaboration. En termes fonctionnels, si la dramaturgie touche à l'organisation d'une performance (au sens large de Performing Art) dans le temps et dans l'espace, n'importe quelle collaboration pourra être effective du point de vue dramaturgique. Tout participant au projet, quelle que soit sa pratique et son rôle (artistique ou non), pourra interférer sur le déroulement de l'action. Le projet de Jennifer vient vérifier cela et le désigner de façon presque didactique en dépersonnalisant la fonction dramaturgique, malgré un titre (Ma première fois avec un dramaturge) que je prends pour ce qu'il me paraît être: ironique et réversible. L'ironie provient comme il se doit d'un double rabaissement: de la chose désignée (ici, l'hypothétique existence d'un être incarnant la fonction dramaturgique) et de soi-même. La réversibilité, au sens où les “premières fois” sont aussi censément celles des “dramaturges dilettantes” et Jennifer est autant (ou aussi peu) dramaturge que les participants invités au projet.

V.B.: Comment cette “première fois” a-t-elle modifié votre point de vue sur l’esthétique et les modes de conception de la danse contemporaine? Et sur vos propres activités et pratiques?

C.S.: Après cette expérience, je ne sors que conforté dans mon intérêt pour tout ce qui tend à dénaturaliser les fonctions. Si, dans la production d'une action performée, tout le monde ne peut pas tout faire, rien n'empêche néanmoins – sans que cela soit pour autant un but en soi – que tout le monde puisse participer à la production d'une action performée. L'un des enjeux est alors d'éviter toute forme de démagogie. Cette expérience n'était donc pour moi qu'un cas de plus de participation à un projet dans lequel je n'étais pas là pour faire ce que je suis censé savoir faire. Là encore, on touche cependant à une fausse distinction, puisque la stratification continuelle  de nos expériences de tous types nous confère d'une certaine manière un savoir-faire (que l'on pourrait tout aussi bien appeler une incapacité) universel et permanent. Tous les parcours et toutes les stratifications ne se valent pas, au sens où, pour commencer, tout un chacun n'a pas forcément conscience de cette sorte d'omniscience latente intrinsèque à sa personne. Pour autant, il me semble que dans la plupart des domaines, les processus décisionnels d'experts ou de “gens de l'art” pourraient s'adjoindre avec grand profit le “savoir-faire” (au sens précédemment évoqué) de tout un chacun.

V.B.: Dans sa note d’intention du projet, Jennifer Lacey parle de construire “une liberté personnelle à travers un processus et une liberté sociale à travers la forme”, en dépassant les contraintes de l’autorité et de la place de l’auteur. Qu’en pensez-vous, a posteriori?

C.S.: J'ai du mal à dissocier ces deux types de libertés de même que j'ai du mal à dissocier la forme du processus. Pour le dire autrement, la liberté personnelle ne me paraît effective que lorsqu'elle peut se réaliser dans la sphère sociale, soit dans la relation avec (avec d'autres “libertés personnelles”). Non seulement la forme transpire toujours son propre processus d'apparition, mais les formes qui m'intéressent le plus sont celles qui tiennent dans le processus même. Dès lors que l'on envisage le processus comme forme, la distinction forme / processus n'a plus lieu d'être. Le projet engagé par Jennifer Lacey au travers des différents opus de Ma première fois avec un dramaturge est emblématique d'une oeuvre dont la forme tient dans son propre processus de transformation ou, plus précisément, dans ses successives actualisations. Les différentes étapes du projet ne mènent pas à une production finale, ni à une totalité. En fin de parcours (fin de la résidence aux Laboratoires d'Aubervilliers qui ne sera sans doute pas la fin du processus engagé par ce projet), personne ne pourra cerner cette oeuvre dans sa totalité. Personne, sauf l'auteur Lacey, si tant est que l'on puisse cerner un projet dans lequel on est tellement impliqué. Par conséquent, si, dans ce projet, Jennifer met continuellement en partage son autorité d'auteur en concédant à des inconnus qu'elle n'a pas invité ellemême une large part décisionnelle, il n'en demeure pas moins que sa qualité d'auteur transcende l'ensemble du projet. Son autorité d'auteur ne disparaît pas, car l'oeuvre monumentale ainsi conçue renvoie à tout instant à ce qui fait la spécificité artistique du  projet (et notamment le lâcher prise contrôlé qui lui est consubstantiel), mais aussi à la personne qui le conduit de bout en bout (tous les choix sont pris, pour ne pas dire négociés, en bonne intelligence avec elle) et autour de laquelle tout tourne. En effet, du fait même de sa forte dimension processuelle, ce projet fait du partage ponctuel de l'authorship la marque d'une oeuvre aussi très centrée sur sa signataire principale, Jennifer Lacey. C'est là tout à la fois le paradoxe, la qualité et l'écueil de Ma première fois avec un dramaturge. 


2) Alain Kleiman

– Virginie (toujours aussi radieuse): Quelle définition du dramaturge auriez-vous pu proposer avant votre participation au projet de Jennifer?
– Alain (pause, se demandant s'il est à sa place, respiration, se replaçant sur la chaise): C'est à moi de répondre?
– Jennifer (avec aplomb, avec accent new-yorkais ou texan): Oui, oui, Alain... – Alain (se grattant la tête, cherchant sur le cuir chevelu une idée qui aurait germé): La question du dramaturge...
– Virginie: Et aujourd'hui?
– Alain (respiration, on notera un silence): … (tentative de réponse)
– Jennifer (radieuse, tout en espièglerie): Oui, oui, Alain...
– Alain (un peu énervé, un élément de réponse avait émergé): C'est une mise en art, c'est aussi l'alibi du projet, c'est une réponse à qui aurait la question. C'est un peu alambiqué, le projet, sa forme, formulent une alchimie étrange barbare en réaction à la mise en question du dramaturge, enfin je n'ai pas de certitudes...
– Jennifer (Some alien in France...): Exactly !
– Virginie (toujours aussi radieuse): Et aujourd'hui?
– Alain (plus rapidement, plus cadencé): Langue, ma langue, que dansent les mots, c'est ce que je suis, c'est évidement ma proposition immédiate de dramaturge d'une journée, d'une semaine...
– Virginie (souriante): Comment cette “première fois” a-t-elle modifié votre point de vue sur l’esthétique et les modes de conception de la danse contemporaine?
– Alain (très sérieusement): Je me suis enfin décidé à aller voir de la danse... Mais je voudrais revenir à la question du dramaturge...
– Jennifer (en français s'il te plait): C'était ma question...
– Alain (désignant Jennifer): Dans le temps du projet, Jennifer tu sais, tu m'as posé un paquet de questionnement... – Jennifer: Yes it is totally true !
– Alain (un peu professoral): Et je  donne des réponses que je ne connais pas. C'est une question de langue. L'objet de cette danse, ne sachant pas, nous avons décidé que la chaise soit l'objet, je crois, où est assis le dramaturge...
– Jennifer (ses yeux brillent, un sursaut d'étonnement): Tu réponds toujours juste...
– Virginie (toujours aussi radieuse): Et, sur vos propres activités et pratiques?
– Alain (sûr et certain): Rien
– Jennifer (se dandinant): Vraiment?
– Alain (très affirmatif): Absolument, ce projet confirme que les formes naissent des formes, rapprochées, emmêlées par l'acte de se rencontrer...
– Jennifer (énigmatique): Tu pourrais nous en dire plus?
– Alain (troublé, respire et lance-toi !): Jennifer c'est la danse des questions ! Sa rencontre, sa séduction, c'est le maillage du questionnement autour de ce qui est l'autre...
– Jennifer (rieuse): Dont le dramaturge !
– Alain (sur sa lancée): Je suis toujours hors-sujet, j'écris caméléon, tu danses caméléon Jennifer, les formes se déforment, s'ajoutent et se compliquent dans une dynamique imprévue, poétique...
– Jennifer (étonnée, esquisse d'un mouvement dansé): Yep !
– Alain (poétique): Notre rencontre unique, alibi dramaturgique... Ça bricole des objets: la chaise où est assis le dramaturge, la chaise, danseuse, le tapis, ils nous conteront un récit...
– Jennifer (en pleine réflexion): Je n'avais pas d'intention, que celle du projet...
– Virginie (toujours aussi radieuse): Dans sa note d’intention du projet, Jennifer parle de construire “une liberté personnelle à travers un processus et une liberté sociale à travers la forme”
– Alain (échappé du fil logique): La rencontre produit...
– Virginie (toujours...): En dépassant les contraintes de l’autorité et de la place de l’auteur...
– Jennifer (toujours aussi radieuse): Génial... je sais faire çà !


3) Philippe Zourgane

Dans cette rencontre avec Jennifer, elle voulait m'écouter, me faire parler. Et moi, j'aime écouter les personnes que je rencontre et voir leur corps évoluer dans l'espace. Le dit des mots et des gestes en même temps, ils se complètent l'un l'autre. Si la danse nous parle, peut-elle nous parler sans texte, sans dramaturge ou, dit autrement, est-ce que le dramaturge peut servir à autre chose qu'à produire ou reproduire du texte. Ce que je trouve fascinant dans la  danse c'est la capacité qu'elle peut avoir à transcrire des fragments de culture populaire, d'une culture orale ou gestuelle qui n'est pas inscrite sur le papier. Et là, je retrouve mon intérêt pour la modification du système de production, par porosité, par contagion. Oui ce système de production qui doit toujours être modifié, trituré, altéré pour qu'une oeuvre émerge. Donc dans ce travail avec Jennifer Lacey, je ne souhaitais pas jouer au dramaturge en utilisant le texte. Il s'agissait pour moi de ne pas utiliser le texte. Je souhaitais travailler sur des petites choses. Les mettre en oeuvre et voir ce que cela pouvait produire sur la danse. J'aime beaucoup la danse, je voulais donc ne pas y toucher directement mais plutôt mettre en place une petite machine, un dispositif qui lui-même distorde un peu ou un peu plus la pièce dansée de Jennifer. Le son, le rythme, l'espacement devaient être pour moi la base du travail. Travailler sur des petites choses très précises et voir leurs interactions dans un champ plus large qu'elle même. Que pouvaient-elles induire? Avaient-elles une capacité de modification d'une forme préalablement construite? Les yeux, ceux du spectateur. Travailler sur la hauteur du regard du spectateur, voir le danseur de dessous, voir le mouvement différemment. S'assoir sur un tapis, s'allonger aussi, poser sa tête sur le corps d'une autre personne que l'on connait ou moins. Le corps, toujours du spectateur Mettre en place la possibilité de la déambulation, le corps du spectateur est réactivé, il accumule ainsi des strates de mémoires diversifiées. Le corps du danseur qui, dans la diagonale de l'espace scénique, tend l'air, passe dehors, réapparait, incite à explorer le déplacement du sien, quitte à effleurer, à toucher d'autres corps. L'artifice de l'espace du commun. Créer l'espace de la mise en commun, être ensemble, “une cabine d'essayage” de groupes. J'aime dans la cabine d'essayage que l'on frôle, que l'on se frotte au tissu, à la paroi extérieure. On sent physiquement l'espace en en éprouvant ses limites. Et puis aussi un plafond qui couvre l'ensemble pour accentuer le fait d'être ensemble. Le bruit, le son tous ensemble. Le son du souffle du corps bien sûr, mais aussi le son distordu d'un enregistrement d'un conteur africain de 1924, de la lampe à iode, de la scie, de la voix et la cire gravée qui crachote et qui revient, espacement temporel, découpe et tranche. 

Entretien réalisé aux Laboratoires d'Aubervilliers, lors de la période de travail avec Bruno Bonhoure, le cinquième dramaturge (juin 2010).