La danse à l’Expo 58: analyse du corpus

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De la critique chorégraphique de Marcel Lobet, de Georges Sion et de leurs collègues, émergea en 1958 une confrontation de concepts artistiques et de valeurs culturelles très divers. L’idéologie officielle de l’Expo en fut pourtant une de réconciliation. Depuis 1953 déjà les organisateurs avaient eu l’intention de réitérer par la voie de l’Exposition mondiale le potentiel intrinsèque de l’homme à manipuler la nature et la société - par les sciences et par l’art - pour promouvoir à la fois la paix mondiale, le progrès et l’émancipation. En pleine Guerre Froide leur objectif prit la valeur d’une déclaration universelle.

Ce ‘modernisme humaniste’ (J. Kint) se traduisit pendant l’Expo aussi en une explicitation artistique. L’art devait mettre le monde en garde contre les dangers de la science dans l’ère atomique; en plus, le contexte de l’essor économique occidental et de la détente russe revêtirent l’art d’une mission célébrante, et permit de montrer le ‘visage humain’. L’Expo sut éblouir les visiteurs par des représentations de théâtre, de musique, d’opéra et par un nombre jamais vu de représentations de danse. A la Grand’Place de Bruxelles, une compagnie de théâtre glorifia l’esprit pionnier de Colombe pendant que le festival de théâtre à Anvers montra non par hasard Le docteur Faust. A côté de l’inévitable Neuvième Symphonie de Beethoven, symbole de la fraternisation spirituelle en habit, apparurent des danseurs des quatre coins du monde qui concrétisèrent leur langage chorégraphique à eux, leurs propres traditions et leurs ambitions devant le regard de l’autre.

Les critiques du Soir et des Beaux-Arts furent très impressionnés par cette épreuve de force mondiale. En se souvenant de cette période, des critiques tels que Sion, Lobet et Albert Burnet ainsi que la danseuse belge Lydia Chagoll (Plaidoyer pour le ballet belge) confirment l’énorme succès de la danse à l’Expo. En 1958 la danse sut captiver un très large public par sa force visuelle et spectaculaire. Elle put ainsi rivaliser avec les médias de la modernité par excellence, le film et la télévision. Depuis le tournant du siècle déjà, la Belgique connut une popularité grandissante d’une part de la culture corporelle, d’autre part de la culture du spectacle et cela au détriment de la ‘culture verbale’. Des danseurs issus de compagnies internationals avaient fréquenté Bruxelles et Anvers auparavant, mais jamais à la même échelle, jamais avec une pareille envergure et un tel intérêt des média qu’en 1958.

Renaissance de la danse?

Ce qui retient l’intérêt, c’est que Marcel Lobet semblait ressentir de façon aigue le besoin de témoigner d’une ère où la danse se déployait comme jamais avant - à la fois grâce à et malgré les acquisitions de la modernité. Pas de conservatisme ordinaire donc, malgré son esthétique greffée dans l’époque et le milieu. ‘Depuis quelques années, nous assistons à une véritable renaissance du ballet, et il y a là un phénomène esthétique qui retient même l’attention du profane. A l’ère du cinéma, cet autre art du mouvement qu’est la danse retrouve un essor qu’il n’avait plus connu depuis quarante ans, depuis les Ballets Russes’, disait-il dans un article datant de 1955. Dans le livre sur la danse à la télévision qu’il publia quelques années après, il examina de plus près la relation entre ces deux phénomènes, sous des titres tels que ‘Le ballet dans la vie de l’homme d’aujourd’hui’, ‘Le ballet dans la civilisation de l’image’, ‘Le téléballet’, ‘Une fenêtre ouverte sur l’univers des coeurs’…

Dans son bilan de la scène de danse internationale en 1955 - basé sur des représentations à Bruxelles, à Anvers, à Paris et à Aix-les-Bains - Lobet signala néanmoins un manque de résolution quant au tracé qui devait sauvegarder le renouvellement de la danse. Il distingua ‘le ballet moderne’ de la ‘tradition classique’ mais ne put dissimuler ses sentiments ambigus à l’égard du néo-expressionnisme dans l’oeuvre de Birgit Akesson ou celle de Martha Graham, ni non plus à l’égard de l’influence du music-hall chez Roland Petit. Il était fasciné par la façon dont Balanchine et Robbins balancèrent entre académisme et innovation, mais somme toute il porta ses espérances sur la renaissance de la danse en France.

Deux années après, dans Théâtre dans le monde, le chemin ne semblait toujours pas être tracé. ‘L’art chorégraphique est à un tournant de son évolution’, dit Lobet, ‘D’une part, certaines expériences modernistes semblent avoir déjà épuisé leur pouvoir de renouvellement; d’autre part, les formules classiques ou néoclassiques rencontrent une faveur inattendue dans des pays voués jusqu’ici à la danse expressionniste ou au ballet folklorique. [...] Cette constatation amène l’observateur à s’interroger sur l’avenir du ballet. De même que la peinture est passée du figuratif à l’abstrait pour revenir déjà à l’allusif, verrons-nous le ballet renoncer de plus en plus à l’argument – qui en faisait autrefois une pantomime – pour se réfugier, lui aussi, dans l’abstraction, tenue pour l’expression de la danse pure?’ Ce n’était plus Petit qui supporta un modernisme acceptable (français), mais Maurice Béjart, et ce dernier défendit également la danse abstraite et l’inspiration psychanalytique contre le conservatisme de ses collègues. D’autres thèmes qui surgirent étaient l’engagement politique en danse à l’époque de la Guerre Froide, et la relation entre la danse de spectacle et la danse expressionniste à l’ère de l’industrie du cinéma et de la variété.

Une géographie culturelle de la danse

Dans les essais et les critiques du Soir pendant cette année de l’Expo 58, c’était Béjart qui détermina pour Lobet et ses collègues les limites de l’expérience artistique. La danse pouvait se libérer sur le plan technique et thématique, mais devait rester ‘ballet’ pour pouvoir faire partie du domaine de ‘l’art’. Lobet se situa sans gêne dans un cadre de référence culturel français qui voulait en premier lieu se distinguer de l’influence expressionniste allemande. Dans un essai seulement, ‘La chorégraphie moderne absente de l’Exposition’, Lobet dénonça l’absence d’innovation expressionniste sur les scènes de danse à l’Expo, innovation qui florissait dans les régions centrées sur la culture allemande ou anglo-saxonne. Ailleurs dans ses textes Lobet s’obstina à associer l’expressionnisme à une esthétique désuète de l’entre-deux-guerres qui perdit du terrain vis-à-vis du ballet, étant donne son caractère anachronique.

Le malaise qu’éprouvait Lobet à l’égard de l’expressionnisme suivit d’une longue tradition de critique sur la pédanterie et les prétentions narratives de l’art allemand. Ce point de vue nourrissait à son tour la mouvance culturelle française d’un argument patriotique en faveur d’à la fois l’avant-garde moderniste et le réflexe conservateur. L’effet positif fut la grande valeur attachée au sensuel et au corporel, aussi en dehors des programmes littéraires ou théâtraux. En Flandre par contre, l’expressionnisme allemand avait prospéré dans la période d’entre-deux-guerres. Pendant la guerre, l’Anversoise Jeanne Brabants se convertit néanmoins à la danse académique, parce qu’elle ressentait une ‘impasse’ dans la danse allemande. Quoi qu’il en soit, le ‘sérieux’ de l’héritage expressionniste resta plus présent en Flandre qu’à la ville francophone qu’était Bruxelles. Le langage corporel de Serge Lifar, icône de l’Opéra français et idolâtré par Lobet, était vu par les Flamands comme trop sensuel, trop efféminé, avec trop de mise sur la coquetterie.

Une deuxième démarcation de conflit géographique dans l’anthologie est celle du sentiment de malaise à l’égard de ce qui fut désigné comme ‘américanisme’. Les années cinquante signifiaient la percée définitive du modèle de consomption et de spectacle que tant les admirateurs que les contestatairs associèrent aux Etats-Unis. Si l’alternatif allemand pesa trop lourd, la modernité américaine se fit trop superficielle. Le souci principal était de préserver une conception romantique de l’art exigeant une présentation sublimée et une forte tendance à la métaphysique, que menaçaient les danseurs américains. A part cela, c’était la réputation décroissante de Paris en tant que capitale culturelle mondiale qui donna lieu a des soucis. Que les Américains ne s’imaginent pas pouvoir rivaliser avec des instituts de ballets traditionnels en Europe, voilà l’avis du spécialiste. En même temps, ni leur esthétique américaine ni leurs thèmes américains pouvaient satisfaire aux yeux de Lobet.

Georges Sion, critique de théâtre pour Les Beaux-Arts, s’avéra plus bienveillant à l’égard des danseurs américains. En 1953, il avait en effet parcouru les Etats-Unis, ce qui résulta en un bilan enthousiaste dans un essai ayant comme titre et motivation : Puisque chacun a son Amérique. ‘Américanisme ? Bien sûr, et pourquoi pas ?’, écrit-il en 1958. Dans Les Beaux-Arts, Sion disposait d’une rubrique pour des critiques mais il n’avait pas de forum pour de plus amples essais comme ceux de son collègue Lobet. Dans un compte rendu sur l’Exposition dans La Revue Générale Belge, ‘L’Exposition en soixante spectacles’, il mit le lecteur en garde contre une attitude hypocrite. Les erreurs ou les fautes de goût, considérées comme des accidents de parcours s’il s’agissait de danseurs français, étaient pour lui trop facilement vues comme seconde nature chez les danseurs non-français – Américains, Anglais, Russes. Les cultures non-occidentales non plus ne devaient être condamnées trop facilement, parce que ‘le bon goût’ est fragile si l’on manque de ‘grille’ pour déchiffrer ces spectacles.

Sion voulut, malgé tout, préserver la notion d’art élitiste occidentale en ne reconnaissant pas la danse folklorique comme ‘art véritable’, si authentique qu’elle soit en tant qu’expression des peuples du monde. Le volontarisme humaniste de l’Expo n’effaça pas la peur de ‘la confusion des valeurs’. Lobet, de son côté, fut cependant particulièrement sensible à la danse du temple orientale, qui était assimilée depuis des siècles déjà pour rendre acceptable la spiritualité corporelle dans l’Occident. Le colonial André Scohy, par contre, s’opposa aux stéréotypes en montrant les Congolais dans sa série d’articles dans Les Beaux Arts de leur côté moderne, dansant dans les cafés de Léopoldville. La relation tendue de l’intelligentsia occidentale par rapport aux manifestations non-occidentales et souvent coloniales, forme une troisième ligne de conflit géographique tout au long de cette anthologie.

L’image humaniste du corps

Les passages les plus intrigants dans l’oeuvre de Lobet et de Sion sont justement ceux où ils tentent de dépasser les deux lignes de conflit susmentionnées - où ils souscrivent malgré tout à l’image optimiste que l’Expo répandait concernant l’homme et l’art. Le 10 avril 1958, dans une rubrique du Soir, ‘La vie artistique’, le critique d’art Paul Caso traita de ce ‘nouvel humanisme’. Il y décrivit le projet culturel de l’Expo comme une contestation de la boutade de Georges Braque qui disait que l’art était fait pour troubler tandis que la science rassurait. ‘Il n’est pas exclu’, dit Caso, ‘qu’à la fin de notre siècle, on puisse tenir la réciproque de cet aphorisme pour une des clefs du domaine exaltant de l’art moderne.’ Dans l’ère atomique, c’était la science qui troublait, mais l’intelligentsia se proposa fermement de défendre les valeurs culturelles de l’humanité. L’art moderne servirait de mise dans leur lutte. En adoptant les slogans du discours moderniste, ils espèrent - une fois la concordance atteinte - pouvoir influencer la direction de l’avant-garde. Le renouveau artistique fut légitimé comme une tradition dans une tentative de l’apprivoiser, en éliminant ainsi son pouvoir déstabilisant ou aliénant.

L’illusion que l’art puisse exprimer l’universalité d’une essence à la fois moderne et éternelle, subsistait ainsi pour Lobet et pour Sion. ‘L’homme demeure au centre’ – voilà le critère tant pour Caso que pour Lobet, mais les tensions ressenties dans la critique chorégraphique trahirent le point de vue du bourgeois francophile et colonialiste. ‘Il est la proportion et celle-ci est la beauté’, poursuivirent-ils, ce qui mena à une esthétique d’équilibre et de contrôle. Lobet, Sion et leurs collègues semblaient s’imposer comme devoir de brider une modernité incontrôlable et globalisante au moyen de leurs critiques. Cela se fit d’une part en cédant à la culture visuelle moderne et en célébrant l’ostentation corporelle en soi comme une nouvelle expression de ‘l’humain’, et d’autre part en ratifiant le rôle concluant de la culture verbale, de la tradition française et de la morale.

En tant qu’esthète moderne, Lobet se voua en effet à l’abstraction et à la ‘danse pure’ comme moyens pour transcender l’anecdotique littéraire et pour ainsi célébrer le pouvoir expressif ‘universel’ du corps humain. Lobet était fasciné par la qualité directe du corps qui revêtit la danse, ‘cet art toujours neuf’, d’une actualité intrinsèque. L’effort combiné du ballet et du film/télévision permet au corps-même d’illustrer au maximum son expression, sans avoir besoin de référence littéraire impliquée, écrivit-il en 1963. Et avec Lifar, Lobet insiste en 1958 sur le fait que ‘la technique corporelle sera toujours le moteur du renouvellement et du rajeunissement en danse’.

Le corps devait à cette fin rester primordialement intact, intègre et sensuel dans sa fonction de métaphore de l’image humaine positive choyée par le public et les critiques. La chorégraphe américaine Martha Graham qui était pour Lobet une héritière de l’expressionnisme allemand, l’incita à se demander où était restée ‘cette joie un peu sensuelle du corps qui danse’. Il craignit la désorganisation, et le mot ‘désarticulé’ ne cessa de surgir dans ses descriptions du langage corporel ou de la chorégraphie d’innovateurs trop audacieux. Le fait même de questionner l’harmonie, le sens du style ou les conventions artistiques de l’Europe occidentale signifiait pour lui une atteinte à une conception plus généralisée du monde.

C’était précisément pour cette raison-là que Lobet ne voulait pas mettre en avant-plan le corps tel quel. La perception de la sensualité et de l’émotion ne pouvait cesser d’être soumise à un discours critique romantique afin que la nouvelle fascination pour le corps - dont Lobet était partisan - ne résulte en expériences crues ou en divertissement facile. L’exhibition ‘pure’ du corps devait s’inspirer d’un prétexte éthique ou métaphysique. La noble tradition de réflexion artistique selon les principes du ‘Beau et le Bien indissolublement jumelés, la connaissance du Mal, de l’Amour et de la Mort’ restait ainsi debout. Maurice Béjart fut vanté par Lobet pour avoir sauvegardé dans la modernité de son oeuvre, ‘l’âme’, ‘l’inspiration’, ‘le style’, ‘l’éthique’ et ‘l’harmonie’. Mais tandis que l’oeuvre de Béjart fut l’émanation d’une expression épurée et une attitude moderne envers la vie, son vocabulaire de danse était moins aliénant que celui de Martha Graham. Les danseurs de Béjart ne semblaient pas pour autant avoir ni corps ni âme déchiquetés dans ses ‘ballets-problème’ d’inspiration psychanalytique. Leur mouvement demeurait vertical et transcendant ce qui, aux yeux de Lobet, leur accorda plus d’intégrité physique et spirituelle.

N’empêche que l’oeuvre de Béjart était sensationnelle, choquante même, pour une large partie des spectateurs bruxellois de la fin des années 1950. Albert Burnet, collègue et successeur de Lobet, admet dans Mélanges Marcel Lobet qu’en 1957 il n’avait pas beaucoup avancé dans son appréciation de Béjart, mais que, sous la supervision de Lobet, le chorégraphe devint au fur et à mesure le critère pendant sa propre carrière de critique chorégraphique auprès du Soir, carrière qu’il poursuivit jusqu’en 1988. Lobet sut convaincre maints autres de l’importance de Béjart. Suite aux représentations du chorégraphe pendant l’Expo et à son Sacre du Printemps en 1959, commenté par Lobet dans sa rubrique, Maurice Huisman, directeur du Théâtre de la Monnaie à Bruxelles, décida d’inviter Maurice Béjart pour y fonder son Ballet du XXème siècle.

Lobet s’avère ainsi un homme à plusieurs facettes. D’orientation internationale et chauviniste, sensible à la sensualité et moralisant, à la fois séduit et menacé par l’abstraction, il était à la fois moderne et traditionaliste. Sa grande perspicacité et son érudition étaient constante. Aussi étonne-t-il par l’espace qui lui fut accordé ou qu’il sut s’approprier dans les pages du Soir pour y formuler ou nuancer ses points de vue et ses convictions concernant le champ de la danse à son époque. Aucune trace d’humour ou de radicalisme pamphlétaire dans le style, ni chez Lobet ni chez ses collègues. Par contre, Lobet fut l’instigateur d’un agissement fréquent et qualitatif du Soir sur l’opinion concernant des questions en danse, qui semble à peine concevable dans la presse journalière d’aujourd’hui. Il serait intéressant de faire suivre un examen comparatif et chronologique approfondi à cet égard sur la position du Soir et des Beaux-Arts parmi les média flamands et francophones. Dans les journaux flamands il y avait en effet l’Anversois Piet Deses et le Gantois André Minne qui couvraient le Festival Mondial tandis qu’à La Libre Belgique Jacques Franck entama sa longue carrière centrée autour de la critique de danse. A partir de 1963 Eric de Kuyper aussi contribua à une perception nuancée des scènes de danse internationales – comme en témoigne l’anthologie qui lui fut consacrée il y a quelques années par SARMA.