Et si nous arrêtions de nous contempler le nombril?: La ville, le théâtre et Bruxelles 2000
En exagérant légèrement, on peut affirmer qu'en relativement peu de temps, la Belgique a subi une profonde métamorphose culturelle. Du stade où les maîtres à penser (le clergé ou les chefs de file de la libre pensée) décidaient ce qui était bien et mal, digne d'être lu ou à proscrire, nous sommes passés quasiment sans transition à une situation où chacun est tenu à décider seul. Cette évolution est perceptible dans toute l'Europe, mais elle a été particulièrement brusque chez nous. Il faut dire qu'ici, la culture impressionne, elle appelle au respect, mais elle n'est pas intégrée dans une tradition de discussion. Comme le dit une de mes connaissances: "Les Belges, c'est cric-crac, on ferme la porte, on tire les rideaux, chacun chez soi." Mot déplacé, différence d'opinion, débat public -- autant de choses qui paraissent inconvenantes. Dans un tel climat, la disparition des maîtres à penser n'est peut-être pas le bienfait qu'on imagine. Car le vide qu'ils laissent peut être rempli avec la même facilité par une habile campagne de relations publiques que par une critique fondée ou un large débat public.
Une autre constatation. On l'avait prédit depuis longtemps, et la prédiction s'est réalisée: le développement des systèmes de transport de masse -- les transports en commun, la voiture, mais aussi les moyens de transport "immatériels" comme le téléphone - entraîne l'explosion de la ville, voire l'exode citadin. Dans ce domaine, la Belgique a pris les devants. Tout particulièrement depuis la Seconde Guerre mondiale, on observe une véritable campagne orchestrée visant à chasser -- avec son assentiment -- la population de la ville vers les prés toujours verts de la "campagne". Cet exode a indéniablement été un moteur important de l'économie d'après-guerre. Mais il est tout aussi indéniable que le prix payé pour cette migration a été particulièrement élevé. Quelques exemples suffisent: la circulation automobile asphyxiante, l'impossibilité de mettre en place un système rationnel de transports en commun, l'absence de tout espace vide digne de ce nom, sauf dans le Sud du pays... L'appauvrissement et le délabrement croissants des villes y font pendant. Une particularité de notre pays est ce qu'on pourrait appeler "l'effet côte belge". Contrairement à ce qui se passe dans les pays voisins, toutes les couches de la population se retrouvent à la côte belge, sans aucun problème, sans distinction de "classe", pour profiter de la mer et du soleil. En maillot de bain, tous les Belges sont identiques et partagent la même plage. Les différences entre Knokke et Blankenberge sont toutes relatives. Cette unanimité quelque peu ahurissante s'observe aussi dans le domaine de la construction d'un logement personnel. Les uns ont un peu plus de caprices que les autres, mais le schéma est identique. Dès que la famille s'agrandit, on quitte la ville. Nous voilà donc tous, de haut en bas, propulsés dans une situation totalement postmoderne -- espaces fragmentés, longues routes flanquées de commerces, bouchons et files interminables d'acheteurs le samedi et même le dimanche -- sans jamais être passés par le stade traditionnellement précédent, celui de la métropole asphyxiante. Même pour les Néerlandais, qui n'ont pas non plus connu le phénomène de la concentration intense d'une métropole comme Paris ou Londres, et qui ont commencé dès le XIXe siècle à organiser rationnellement le logement de la population, notre utilisation prodigue de l'espace, démocratisée à l'extrême, demeure une source d'étonnement. Car quoi que l'on dise, Bruxelles est la seule ville belge à pouvoir prétendre au titre de métropole. Anvers, Gand et Liège ne font que s'en rapprocher. N'est-ce pas un parallèle étrange que celui entre cette abrupte "émancipation" intellectuelle observée plus tôt, et qui a mené presque en droite ligne à l'indifférence postmoderne, d'une part, et de l'autre le bond géant urbanistique de la prémodernité à la postmodernité, aussi silencieusement et facilement accepté?
Les résultats sont assez étonnants. La réalité apparemment omniprésente de la cité-jardin douillette a encouragé un imaginaire populaire qui ne semble pas conscient d'évidences telles que les disparités sociales et les conflits d'intérêts. Le monde est une donnée transparente et familière, qui n'a pas besoin de tactiques et de codes sociaux complexes. D'une part, ici tout semble toujours suivre des schémas figés, vécus comme intemporels -- seul un grincheux ira remarquer que les "fermettes" n'ont strictement rien à voir avec les traditions ancestrales, mais sont des manifestations d'une "hyperréalité" instantanée. Mais d'autre part, personne n'est étonné de constater qu'en très peu de temps, disons une vingtaine d'années, quasiment tous les schémas traditionnels du village et de la ville -- l'épicier du coin, la vie de quartier, les figures de l'autorité -- ont été remplacés sans bruit par une espèce de pouvoir économique beaucoup moins facile à localiser, dont les centres de décision se dérobent à toute prise ou influence du système, et même au pouvoir central. De temps en temps, on sursaute -- Renault, la Générale de Banque -- puis la vie reprend son cours. Les chaînes étrangères en progression -- Leenbakkers, Hema, G-B Brico et autres -- restent en place sans aucun problème, à côté des schémas "traditionnels". Et on n'y voit que du feu. Même la perception et l'application de la politique semblent, curieusement, souffrir d'une double vision de ce genre. La médiatisation grandissante de la politique a remplacé à toute allure -- une fois de plus! -- le traditionnel paternalisme des maîtres à penser vis-à-vis du public, par un spectacle dans lequel n'apparaît pas toujours clairement qui défend quelles idées, et dont les nuances sont parfois extrêmement subtiles. Mais dans le même mouvement, une perception plus ancienne de l'entreprise politique persiste: une farce de clocher où ce sont toujours les mêmes qui ont le dessus, mais où il est toujours possible de tout régler sous le manteau -- même si petit à petit, tout le monde se rend compte que le pouvoir des politiciens se réduit à vue d'oeil. On a l'impression que ce sont les politiciens, plus que leur public, qui s'accrochent à l'ancien mythe du pouvoir et se comportent en partie en conséquence. Répétons que ces phénomènes ne sont pas propres à la Belgique, qu'on peut également les détecter dans d'autres pays; mais ici, ils se sont manifestés plus tôt et sont beaucoup plus répandus que dans bon nombre de pays voisins.
BRUXELLES, LA MODERNITÉ À L'ÉTAT DE RUINE
À vrai dire, la ville -- à l'exception de la ville de province -- n'apparaît nulle part dans cette histoire belge. Dans les villes de province, on a bien évidemment enregistré les chocs sismiques des révolutions postindustrielles, et les choses ne s'y passent plus comme il y a trente ans, lorsqu'il était encore possible de tout régler discrètement. Mais pour le moment, la conviction que toutes les évolutions erratiques de ces dernières années peuvent continuer à s'intégrer dans un collage traditionnel reste solidement ancrée -- tout le reste se passe ailleurs, à la télévision ou dans les magazines sur papier glacé, et peut donc être observé avec la commisération et l'indifférence requises. Exception unique: Bruxelles -- à la fois la Belgique par excellence et la Sodome et Gomorrhe de notre pays. Vu de l'extérieur, ce qui s'y passe est par définition incompréhensible et, sans doute, critiquable. C'est étrange. Au XIXe siècle, lorsqu'on s'appliquait à faire naître un sentiment nationaliste et une nation commerciale moderne, Bruxelles était la scène par excellence de tous les efforts. L'organisation urbanistique de la ville, entamée au XVIIIe siècle avec la mise en place de monuments importants et de perspectives diverses, ainsi que l'établissement d'une infrastructure culturelle substantielle, ne pouvait faire soupçonner que la fin du XXe siècle signifierait une telle déconfiture. Louis-Paul Boon parle encore de la ville en termes de maisons pleines d'air et de lumière, de vastes places publiques, d'opulence. Et il est vrai que le patrimoine immobilier de cette ville -- ces rangées typiques de maisons aux dimensions généreuses -- n'a pas son pareil. Bien sûr, même à l'époque, la tendance était déjà bien ancrée: chacun sa petite porte et son petit jardin, et qu'on ne regarde surtout pas par-dessus la clôture. Mais plus d'une grande ville peut nous envier le résultat. Et même si Bruxelles a toujours le dessous comparé à Paris, la grande soeur, la ville a connu une vie artistique florissante et cosmopolite, en dépit du "zwanze" et de l'autocritique empreinte d'ironie. Mais que voyons-nous aujourd'hui? Une ville couverte de cicatrices, plus ou à peine capable de se profiler à travers ses constructions -- si ce n'est par une image négative.
C'est pendant l'entre-deux-guerres que les choses ont dû basculer. Il y a dû avoir un moment où la bourgeoisie s'est détournée de la ville et ne l'a plus considérée comme étant le décor digne d'être le reflet et l'expression de la puissance de la jeune nation. Un moment où elle a dû penser qu'il importait peu que chacun se reconnaisse dans les symboles du royaume ou soit impressionné par eux. Ou peut-être faut-il le dire autrement: un moment où la bourgeoisie a décidé qu'il était temps d'en finir avec cette image quelque peu bonasse et coincée du petit capitalisme, du patelin bourgeois, à l'esprit étriqué, toujours à la traîne des grandes concentrations de capital et de pouvoir dans un monde qui se préparait à l'ère postindustrielle et postcoloniale? Ou encore une autre hypothèse: cette enseigne d'un jeune État et les intérêts qu'elle représentait, sont-ils devenus superflus à un certain moment, parce qu'un trop grand nombre de groupes, de régions et d'autres éléments encore voulaient s'approprier la ville dans leur propre but, et que par conséquent, elle n'appartenait plus à personne? Quoi qu'il en soit, au moment où la jonction Nord-Sud modifie et décrasse radicalement le passage de la ville basse à la ville haute et qu'un peu plus tard, dans l'élan de l'Expo 58, un urbanisme sauvage engendre la ville "moderne" avec sa concentration outrancière d'immeubles de bureaux, le sort de la ville semble scellé. Cette étrange modernité à laquelle la ville doit payer son tribut, est d'emblée conçue comme une situation invivable, et c'est ainsi qu'elle est vécue. Si Poelaert, le premier schieven architect (un terme marollien, littéralement: "architecte tordu") avait bien donné l'exemple, ses descendants l'ont battu à plates coutures. Rudi Laermans affirme fort à propos: "Bruxelles, c'est la modernité à l'état de ruine instantanée". Le contraste avec le reste du pays, où cette étape -- ainsi que la précédente, le projet délibéré de métropole, torpillé d'un seul coup -- avait été enjambée pour passer immédiatement à l'état paradisiaque postmoderne, est particulièrement frappant. Comme si Bruxelles devait servir d'exemple terrifiant, pour persuader tout le monde que l'évasion vers "la campagne" était la seule solution rationnelle.
Il a été maintes fois observé qu'aucune infrastructure culturelle significative n'a encore été mise en place après cet exode. Les questions qui s'imposent à cet égard sont les suivantes: devons-nous nous en inquiéter? Est-ce réellement important, et dans ce cas quels sont les modèles ou recettes qui pourraient permettre de "revitaliser" la ville? Faut-il retourner à l'exemple du XIXe ou même du XVIIIe siècle? Faut-il à nouveau construire un décor magnifique? Et à qui cela bénéficierait-il? À l'artiste? Au public? Quelques remarques à ce propos...
UNE MANQUE D'IMAGINATION
Des multiples lamentations qu'on entend à propos de Bruxelles émerge l'affirmation que la ville ne possède plus de véritable identité, qu'elle se perd sous un flot d'immeubles de bureaux d'un goût plus ou moins douteux. Les contre-exemples absolus sont bien évidemment Paris et, en moindre mesure, Amsterdam. Paris, parce que cette ville a préservé le décor hausmannien du XIXe, qu'elle a même consolidé à certains égards à travers le programme radical des "grands projets". Amsterdam, en raison de l'échelle réduite et de l'intelligibilité de la ville, qui descendent en droite ligne du Siècle d'Or. Une caractéristique commune des deux villes est qu'elles ont renvoyé ou écarté de la ville une grande partie de leurs immeubles de bureaux (il suffit de penser à La Défense), quand il était impossible de les faire cadrer avec le gabarit historique de la ville. Faites la comparaison avec la situation bruxelloise (le RAC, l'immeuble de la Loterie Nationale, l'immeuble RTT, le complexe hôtelier au Carrefour de l'Europe, Inno, City 2, -- la liste s'allonge à l'infini), et vous verrez où le bât pourrait blesser. Mais il faut se demander pourquoi personne ne s'intéresse à Londres ou à Rotterdam -- l'exemple par excellence: voilà des grandes villes qui se renouvellent continuellement sans complexes, des résultats parfois frappants, qui expérimentent en permanence avec de nouvelles façons d'aborder la problématique de la métropole à l'ère du capitalisme tardif. Face à la pagaille administrative qui se déclenche à Bruxelles (et dans autres villes belges...) lorsqu'il s'agit d'appliquer une politique urbanistique cohérente sur une période relativement longue (sans oublier les multiples obstacles et pièges qui attendent l'investisseur sans méfiance), on ne peut que constater, en vue de ce qui se passe ailleurs, que les complaintes à propos de Bruxelles sont principalement dues à un manque total d'imagination, qui permettrait de percevoir le potentiel de la ville telle qu'elle est. Toute déclaration à propos du "manque d'identité" n'est que faux-fuyant: ce qui manque réellement, c'est l'audace et l'imagination.
Car observons Bruxelles de plus près, en gardant à l'esprit les exemples de Paris et Amsterdam. Bruxelles est un paradis inouï aux yeux de ceux qui ont connu de près les horreurs de ces deux métropoles: les loyers inabordables demandés pour des logements minuscules, la ségrégation spatiale radicale des couches plus et moins fortunées de la population, un niveau de criminalité inconnu à Bruxelles... Tiens, tiens, Bruxelles ne serait donc pas si invivable qu'on le pensait? Il suffit d'explorer les coulisses de la ville pour découvrir en d'innombrables endroits des environnements d'habitat et de travail extrêmement agréables (de grandes parties de Schaerbeek, Ixelles, Bruxelles-Ville...), témoignant d'une hétérogénéité passionnante au niveau des groupes démographiques et des nationalités, et d'une variété sans pareille dans les logements et les bâtiments. Bizarrement, dans de nombreux quartiers bruxellois, on trouve un environnement offrant à la fois l'intimité d'une ville de province et l'hétérogénéité d'une métropole. Tout compte fait, un parallélisme étrange persiste entre la ville de Bruxelles et le reste du pays: l'aliénation de la fin du moderne et "l'urbanité" prémoderne se côtoient froidement à de nombreux endroits, comme s'ils étaient indifférents à leurs conditions d'existence et à leur influence réciproque. Sur le plan politique, nous observons une opposition similaire entre, d'une part, l'administration musclée de la Région Bruxelles-Capitale, animée d'une vision grandiose d'une ville offrant des conditions de vie agréables, tout en jouant son rôle de capitale de l'Europe, (l'idéal volontariste du GeWOP dont Bruno Demeulder donne une analyse incisive dans Architectuur Vlaanderen 95-96) et d'autre part le folklore des bourgmestres locaux des communes (dont il ne faut cependant pas sous-estimer la puissance).
(Arrivés à ce point, nous sommes évidemment tentés d'attribuer une grande part de la déconfiture de Bruxelles à ce qu'elle a de provincial. Dès le moment où la grande bourgeoisie n'a plus besoin de la ville en tant que vitrine, il n'est pas impossible qu'elle se contente de l'exploiter financièrement, suivie très vite dans cette course au profit par une horde de spéculateurs petits-bourgeois. L'imitation petite-bourgeoise de la capitalisation effrénée n'est pas nécessairement un spectacle agréable.)
Le grand problème dont Bruxelles commence à souffrir est que cet équilibre instable, apparemment fortuit, est sérieusement menacé, notamment par l'évolution démographique. Comme ailleurs dans le pays et en Europe, la tendance à la paupérisation s'affirme à Bruxelles; elle pourrait mettre le modèle sous pression au point de le faire éclater. Il faut donc se demander s'il suffit de reconstruire en grande pompe le décor de "la bonne vieille ville", comme si de rien n'était. Il est probable que le seul moyen de mobiliser le capital nécessaire à cette opération, serait de faire appel à une opération de type "couper-coller" particulièrement - et nécessairement - agressive, en insérant des enclaves pseudo-bourgeoises, chères et bien gardées, dans le tissu urbain existant. L'image idyllique ainsi obtenue ne pourrait pas cacher, ou si mal, qu'on endommagerait ou même détruirait à jamais -- d'une façon qui n'est plus subtile qu'en apparence -- des liens, non seulement matériels, mais encore historiques et sociaux. De telles opérations reviennent pratiquement toujours à une dilution et à un appauvrissement effectifs du patrimoine existant. La reconstruction de la rue de Laeken (qui n'a abouti qu'à l'extension de la surface occupée par les bureaux, et non de la surface habitable ni à l'augmentation du nombre d'habitants...) en présente un exemple frappant. De plus, la revalorisation artificielle de certains quartiers s'accompagnera explicitement de la décrépitude -- délibérée ou non -- d'autres parties de la ville. Tout bien considéré, une opération de reconstruction urbaine de ce genre s'avère, tant dans ses effets que dans ses intentions, n'être qu'une offensive de charme visant les investisseurs potentiels. Mais "l'identité" stéréotypée qui est son enjeu, ignore résolument la situation réelle et actuelle de la ville, et tous ses avantages.
PROLIFÉRATION DANS L'OMBRE
Il suffit de répéter le même exercice dans le domaine culturel, pour se heurter au même paradoxe. Alors que Bruxelles n'a à première vue pas bénéficié d'injections culturelles "majeures" du genre de celles dont les capitales européennes ont bénéficié les dernières années -- Bruxelles n'offrant pas le décor adéquat pour faire honneur à de telles largesses, aux dires de certains -- l'observateur intéressé peut découvrir tout autre chose. Ce n'est sans doute pas un hasard si le groupe de travail qui a établi la cartographie des foyers culturels pour Bruxelles 2000, a constaté un certain déficit; en effet, il n'a voulu considérer que les bâtiments -- le noeud de constructions autour du Mont des Arts, la Monnaie, les autres complexes importants comme le Quartier Léopold ou le Cinquantenaire (remarquons que pour le centenaire de Bruxelles, on n'a plus érigé de monuments en ville; on l'a quittée pour le Heysel...). Comme les moyens mis à la disposition de toutes ces institutions sont souvent honteusement restreints comparés aux normes en vigueur dans le reste de l'Europe, elles ne connaissent qu'un rayonnement limité. La régionalisation croissante de tout ce qui a trait à la culture, oblige ces institutions à se replier encore davantage sur elles-mêmes et empêche la mise sur pied de nouvelles institutions.
Mais où avons-nous donc passé ces dernières années s'il est vrai que les grandes institutions proposaient si peu d'activités? (allégation qu'il faut d'ailleurs immédiatement nuancer, pensons à la Monnaie...) Depuis belle lurette, l'agenda culturel bruxellois est tellement chargé qu'il est quasiment impossible de tout suivre! Même en se limitant aux arts de la scène, il faut avouer qu'une activité frénétique caractérise la ville depuis une vingtaine d'années. Peu importe que la qualité soit fort inégale - au contraire. Lorsque nous parlons des arts de la scène à Bruxelles au cours des vingt dernières années, quelques grands noms se présentent immédiatement à l'esprit; mais ces artistes ne sont pas sortis du néant. Ne serait-il pas possible que l'étrange conglomérat de ville de province et de métropole que nous appelons "Bruxelles" ait été la terre nourricière par excellence de cette expression artistique, qui a conquis une position remarquable sur la scène internationale? Que la prolifération de grands et petits spectacles est due au véritable havre qu'est la ville? Au fait que personne ne se mêle de ce qu'on fait? Au fait que cette ville est à la fois métropole et ville de province? Alors que d'autres grandes villes -- la littérature nous en offre d'innombrables exemples -- attirent les talents éclos en province dès qu'ils sont venus à maturité, mais n'en produisent pas elles-mêmes, Bruxelles remplit les deux fonctions à la fois. Toutes proportions gardées, il y existe encore assez d'endroits où les jeunes artistes peuvent trouver un espace de travail et commencer à se manifester, sans être immédiatement offerts en pâture au public. Il y a un nombre suffisant de garages, ateliers, caves et greniers où s'entraîner avec zèle jusqu'à ce qu'on se sente prêt à affronter un grand plateau. Et où avons-nous passé ces vingt dernières années, si ce n'est dans ces garages, ateliers, caves et greniers? Autre chose: à Bruxelles, contre toute attente, la vie associative est toujours très active; l'intérêt que portent les habitants à leur environnement immédiat est souvent intense. Voilà encore un bouillon de culture qui fait défaut dans d'autres grandes villes. À Bruxelles, le véritable mouvement s'est dérobé aux regards superficiels pour se réfugier dans les nombreux creux et enclaves de la ville. Par conséquent, d'un point de vue purement artistique, il n'est peut-être pas tellement intéressant d'appeler à cor et à cri de nouveaux totems culturels pour le XXIe siècle. Il est sans doute beaucoup plus important de s'appliquer à maintenir et à consolider les points forts intrinsèques de cette ville. Même si, à première vue, elle offense l'oeil! À ce stade, l'intérêt urbanistique se confond étrangement avec l'intérêt artistique.
Il faut évoquer encore un autre aspect. Depuis toujours, Bruxelles est la "benjamine" des villes européennes, position que l'occupation française a explicitement confirmée. Malgré la production artistique bien réelle, abondante, la ville a toujours fait preuve d'une saine ironie envers elle-même. Selon les règles de l'esthétique ou de la bienséance urbanistique, l'apparence qu'elle présente actuellement frise l'absurde. Les endroits les plus inattendus offrent les vues les plus bizarres, comme si le Père Ubu en personne menait le jeu. On peut les regretter ou les juger déplorables, il demeure que de tels endroits possèdent aussi parfois une poésie inattendue, une sorte de franc-parler à propos des illusions que nous entretenons tous. Dans toute sa familiarité, la ville possède également un aspect "unheimlich", inquiétant, l'arbitraire d'un collage au degré de liberté illimité. Beaucoup d'oefuvres créées à Bruxelles au cours de ces dernières décennies ont justement ce même caractère hétérodoxe, hétéroclite, parfois légèrement absurde -- ce n'est peut-être pas un hasard. Les spectacles de Radeis, dans les années 80, illustrent parfaitement cette affirmation. Mais la façon dont Jan Lauwers ou Anne Teresa De Keersmaeker, par exemple, ont associé différents moyens d'expression et disciplines artistiques, faisant en cela figure de chefs de file et d'innovateurs au niveau européen, présente également des affinités avec l'essence de cette ville.
Il suffit d'examiner les calendriers des spectacles pour s'apercevoir que ces vingt ou vingt-cinq dernières années, les arts de la scène ont manifesté une prédilection marquée pour les endroits peu ordinaires. L'exemple le plus connu est le Kaaitheater, qui a débuté en tant que festival sous chapiteau, quai aux Pierres de Taille; au cours de ses dix premières années d'existence, il a occupé de nombreux endroits différents. Suivre le festival n'impliquait pas seulement l'exploration d'un terrain artistique auparavant inconnu, mais aussi la découverte d'endroits insolites de la ville. Cette tradition est toujours vivante. Le KunstenFestivaldesArts a déjà visité bon nombre de lieux inattendus au cours de sa brève existence, souvent dans des quartiers délaissés et méconnus de la ville. Quant au Beursschouwburg, il s'est déjà maintes fois déplacé pour présenter des programmes spéciaux dans des endroits peu connus, jusque dans des maisons privées. Certaines alliances étaient même plus que curieuses, par exemple Stella de Rosas au CVA (Centrum voor Amateurkunsten -- Centre d'art pour amateurs) à Anderlecht -- la preuve que le grand Art et la production culturelle populaire peuvent parfaitement aller de pair dans un même espace.
Tout aussi pertinente est la liste des nouvelles infrastructures culturelles mises en place au cours de ces deux dernières décennies. Ce n'est qu'aujourd'hui qu'on réclame de plus en plus fort de grandes salles bien outillées (la réalisation de ce souhait reste très difficile, comme en témoigne l'histoire de la rénovation du KVS). Entre-temps, on a pratiqué des investissements respectables dans des lieux de spectacles sortant de l'ordinaire, sans vocation culturelle à l'origine et situés dans des quartiers de second ordre, plutôt qu'au "coeur" culturel de la ville. Un exemple important est l'ancienne raffinerie de sucre du Plan K, rue de Manchester à Molenbeek, achetée par Frédéric Flamand. Maintenant rénové en une infrastructure prodigieuse, le bâtiment a accueilli à ces débuts des fêtes exubérantes et des spectacles délirants, difficiles à situer. Le Kaaitheater y a également présenté des spectacles, notamment les premières prestations belges de Steve Paxton et Marie Chouinard. Quant le Kaaitheater abandonne la formule du festival pour une programmation saisonnière, il choisit d'occuper la brasserie désaffectée "L'Etoile", dans l'ancien quartier portuaire de Bruxelles, pas très loin du Beursschouwburg, rue Orts, à l'époque encore le théâtre par excellence de la vie nocturne à Bruxelles. Un autre exemple est la découverte de l'emplacement du Théâtre Varia. À la recherche d'un lieu de spectacles, trois jeunes metteurs en scène -- Sireuil, Delval et Dezoteux -- découvrent une ancienne salle de variétés, le "Varia". Ici aussi, on peut voir singulièrement coïncider un ancien haut lieu d'amusement populaire avec le grand Art. Ce ne sont là que quelques noms parmi une longue liste, sur laquelle figurent aussi Plateau, La Balsamine ou le Théâtre 140: des endroits inattendus accueillant des oeuvres théâtrales importantes et passionnantes. Même la réouverture du Lunatheater, qui abrita pendant de longues années un commerce de tapis, mérite une place sur cette liste.
L'histoire d'institutions telles que le Kaaitheater ou le Beursschouwburg, et de compagnies comme Rosas, est également l'histoire d'un groupe de jeunes artistes. Faute de moyens et d'occasions de se produire, ces artistes ont créé leur propre organisation et leur propre plateau, souvent avec très peu de subventions mais -- avant tout -- avec une énorme persévérance. Et ce n'est pas un hasard si tous ces jeunes artistes ont choisi Bruxelles plutôt qu'Anvers ou Gand, par exemple, comme port d'attache. La double nature de cette ville, tant métropole et "vitrine" pour l'étranger que petite ville confortable, bigarrée et surtout bon marché, offrait le climat idéal pour qu'une bohème artistique ambitieuse puisse s'y développer et survivre. Ailleurs, elle aurait peut-être plus vite attiré l'attention; ici, pour un cercle à l'origine restreint d'aficionados, elle pouvait travailler en toute quiétude et bénéficier de l'indispensable feed-back. Tout le mérite d'avoir remarqué leur présence revient sans aucun doute à Hugo De Greef du Kaaitheater. Il est également l'un de ceux qui ont invité en Belgique des artistes étrangers de renom, donnant ainsi indirectement des impulsions puissantes au travail des artistes dont il assurait la promotion.
LE PARI DE L'AVENIR
Il n'est donc pas étonnant que l'ensemble du monde des arts de la scène de la capitale ait commencé à s'intéresser à cette ville en tant que biotope naturel des arts de la scène. Du point de vue idéologique, cela découle de la conscience qu'une certaine forme de vie urbaine est essentielle à la survie du théâtre en tant que forme artistique, surtout à une époque où cet art se marginalise de plus en plus. Mais cela ne peut pas être la vraie réponse, car on sait très bien que seule une petite partie du public de la plupart des théâtres bruxellois vit dans leur voisinage immédiat, ou même en région bruxelloise. À de nombreux égards, un large pourtour de Bruxelles peut être considéré comme une extension de la zone urbaine, une "nébuleuse" qui emploie le centre-ville pour un certain nombre d'activités, dont la consommation culturelle. Mais d'autres éléments sont également en jeu. Nombreux sont ceux qui ont conscience de l'importance de ce biotope, non seulement pour la diffusion de la culture, mais en tant que terreau nourricier d'une vie culturelle adulte. Les petites villes sont incapables d'offrir la base et la diversité nécessaires, qui font un phénomène unique de ce creuset. De plus, on sait bien que les difficultés que Bruxelles subit actuellement sont exemplaires d'une évolution que pourraient également subir d'autres villes. La fragmentation et ségrégation croissantes sont une réalité de plus en plus sensible à Bruxelles, mais les tendances qui sont à leur origine existent également ailleurs, quoique latentes. De toute évidence, les gens de théâtre veulent ou doivent adopter une certaine attitude vis-à-vis de cette situation relativement nouvelle pour notre pays, pour ne pas tomber dans le vide intellectuel le plus total.
L'ironie du sort veut que tout cela se passe à un moment où les conditions qui faisaient de Bruxelles, au milieu des années 70, le bouillon de culture par excellence de l'art -- et en particulier des arts de la scène -- connaissent un profond changement. Comme dans les autres métropoles européennes, le climat s'est considérablement détérioré. Les sans-papiers et les couches sociales frappées de paupérisation déterminent de plus en plus le climat dans les quartiers qui étaient les lieux de séjour préférés de la bohème artistique. L'osmose des groupes démographiques, des activités et des bâtiments est inexorablement freinée, quoique de rares signes de revirement apparaissent ça et là. D'autre part, les jeunes artistes disposent à présent de moins d'occasions de se produire. Des artistes comme Jan Decorte, Anne Teresa De Keersmaeker, Josse De Pauw, Jan Lauwers, Jan Fabre, Guy Cassiers et beaucoup d'autres, qui donnaient le ton à Bruxelles au milieu des années 70, ont quitté la scène, ou changé de résidence, ou encore conquis une position plus centrale dans le monde artistique. Mais il n'y a plus autant de place dans la marge qu'il y a vingt ans, alors que le nombre dé jeunes artistes "montés" à Bruxelles a sérieusement augmenté. Tirer le diable par la queue n'est pas plus facile aujourd'hui qu'il y a une dizaine d'années. De plus, Bruxelles semble de moins en moins à même de remplir son rôle de centre, du moins dans le contexte belge. Il devient de plus en plus difficile d'attirer les habitants des environs en ville pour des oeuvres de "petite envergure".
Tant le Beursschouwburg que le KunstenFestivaldesArts tiennent compte de cette nouvelle situation dans leur programmation. Ainsi, pour la dernière édition du festival, le chorégraphe Pierre Droulers a créé un spectacle offrant à de jeunes danseurs au chômage l'occasion de travailler. En effet, lors d'une audition pour trouver un ou deux danseurs, il avait été stupéfait de voir arriver 120 candidats. Le cinéaste Michel Khleifi a réalisé un spectacle sur la détresse des demandeurs d'asile et des réfugiés dans notre pays; bien qu'imparfaite sur le plan artistique, la pièce brossait un portrait navrant. La constatation que les non-résidents évitent de plus en plus Bruxelles pour assouvir leurs besoins culturels a poussé le Beursschouwburg à aller encore plus loin dans sa démarche. Loin de se contenter de prendre constamment la ville pour thème dans sa programmation, il est activement parti à la recherche de nouveaux publics et de nouveaux artistes dans la ville. En ont résulté des collaborations avec des institutions socioculturelles, davantage d'occasions de se produire pour les jeunes artistes et une ouverture à d'autres disciplines que celle du théâtre, ce qui intéresse plus les jeunes des quartiers avoisinants. Et malgré la perplexité bien intentionnée qu'avait éveillée cette expérience, la formule semble remporter un succès grandissant, au point que le Beursschouwburg est devenu une véritable institution aux yeux des habitants de la capitale.
Il faut donc se demander ce qu'un événement comme Bruxelles 2000 pourra apporter. Peut-être vaut-il mieux ne pas trop en attendre. La ville est confrontée à une foule de problèmes complexes, dont la solution semble toujours se dérober. Elle est encore traversée par un lacis de barrières invisibles, dont la moindre, outre les différences, fractures et conflits culturels et sociaux, n'est pas l'immense barrière linguistique. Il est peu plausible que ce problème puisse être résolu à si court terme. Ce qui l'est, en revanche, c'est que Bruxelles 2000 ouvre les yeux du monde et des Bruxellois sur les qualités uniques et paradoxales de cette ville. Dans la foulée d'une fête bien orchestrée et les commentaires qui la suivront, on délaissera peut-être les jérémiades et les sentiers battus pour s'engager dans un nouveau parcours, qui relève le défi du futur, au lieu de se retrancher derrière un passé prétendu sans risques.
La phase préliminaire de l'événement semblait prometteuse: elle invitait les artistes et toutes les personnes intéressées à mener un débat ouvert à propos d'une nouvelle dynamique entre tous les intervenants de la ville. Même si, à mon sens, le ton du document final était d'inspiration un peu trop idéaliste, l'idée fondamentale qu'il exprimait me semblait pertinente: il est grand temps de sauver les qualités paradoxales de cette ville sibylline, avant qu'elles n'aient disparu. Mais entre-temps, les querelles peu édifiantes entre ténors culturels et politiques ont fait perdre un temps précieux et une bonne dose de crédibilité. Reste maintenant à savoir si le monde culturel n'a pas, lui aussi, ainsi fait preuve d'une incapacité navrante à apporter une contribution au débat et/ou à la revalorisation d'une ville comme Bruxelles.
ABSTRACT
From the end of the period between the wars, Brussels, the only metropolis in Belgium, underwent a harsh and poorly-considered modernisation into a commercial city, at the expense of many other aspects of urban life. For instance, no significant cultural infrastructure was introduced for a long period. While this trauma continues, the rest of the country has undergone a silent metamorphosis from an almost pre-modern condition to a post-modern fragmentation which is already experienced as not presenting any problem. This means, among other things, the decline of ideological trends without the appearance of any new culture of high-level debate.
The general exodus from the city means that in terms of urban planning, the landscape is breaking up into a patchwork of fragments to the disadvantage of the cities.
Yet the problem in Brussels is much less acute than that of other metropolises, though its unmanageableness takes a heavy toll. As opposed to its alleged lack of identity, there is the fact that the cool office-block setting conceals the second reality of a suburban "residential urban life" (R. Laermans). The combination of this with metropolitan diversity makes this city unique. However, growing impoverishment means this aspect is coming under increasing pressure. A policy of reconstructing the old image of the city is not the right means of combatting this. In the specific area of culture it turns out that, despite a lack of contemporary "cultural totems", artistic life in Brussels is unusually lively. The city's double character, metropolis and provincial town in one, is a significant source of explanations for this. It also turns out that over the last twenty years the artistic scene has been interwoven with this complex and ambivalent urban reality, regarding both the choice of venues and the establishment of new or renewed infrastructures. The shortage of high-grade cultural infrastructures is limited to the classic building types.
This unique social and artistic biotope, as against postmodern fragmentation, is of vital importance to a fully-fledged artistic discourse. However, the increasing ghastliness of the urban climate, in Brussels too, forms a latent but genuine threat to this. Since Brussels is decreasingly fulfilling the function of a centre, the opportunities for young talent to manifest itself are also constantly decreasing, despite purposeful efforts in that field by certain production companies. Brussels 2000 should make an effort to open the eyes of people in Brussels and the outside world to the unique qualities of this city. Unfortunately, major opportunities in this regard have already been lost.