Sarma: critique, dramaturgie, recherche et création
L’association flamande Sarma consacrée initialement à la critique de danse en Belgique et ailleurs est devenue il y a quelques années un laboratoire de recherche et de création artistique. Ressource incontournable, bien que discrète, du milieu de la recherche en danse en Belgique et lieu de réflexion très actif sur la dramaturgie, elle organise depuis dix ans de multiples activités. Nous avons rencontré son directeur artistique Jeroen Peeters qui nous explique les enjeux et les composantes du projet.
Il y a des associations discrètes par essence, notamment lorsque leur travail vise à rendre visible ce qui reste habituellement dans l'ombre. C'est le cas de Sarma. Cette association créée en 2000 à l’initiative de Myriam Van Imschoot, à l’époque chercheuse en danse et ex-critique, et Jeroen Peeters, également critique de danse et dramaturge, consistait au départ en une «Plateforme pour la critique online». Plus récemment, elle est devenue «Laboratoire discursif pour la critique, la dramaturgie, la recherche et la création dans le champ de la danse et au-delà» et travaille désormais en étroite collaboration avec l’espace de création et de résidence artistique WorkSpace Brussels. Depuis dix ans, Sarma tisse donc une toile de textes de référence en ligne, ressource précieuse pour qui s’implique dans la recherche, mais organise également une série d’activités visant à rassembler chercheurs et praticiens autour de thèmes de réflexion. Elle est en outre à l’origine de projets de recherche et de création mêlant performance et réflexion. Afin de mieux saisir l’ensemble du projet et ses lignes de force, nous avons rencontré le directeur artistique Jeroen Peeters et la coordinatrice de Sarma, Kristien Van den Brande.
La critique, le critique, les critiques
Collecter et faire résonner
C’est avant tout autour de la critique de danse qu’est né le projet Sarma. À la fin des années 1990, Jeroen Peeters écrivait pour le Financieel-Economische Tijd. Il explique sa problématique d’alors: «Le sort voulait que les critiques de danse sortent dans l’édition du week-end, à savoir celle que les gens achètent le moins. Pour faire connaître ce que j’écrivais, j’ai commencé à envoyer mes textes par e-mail à mes amis et connaissances. Myriam était parmi eux. Un jour, elle m’a fait remarquer le potentiel qu’il y avait dans tout ça et a lancé l’idée de faire un site web pour donner plus de visibilité à ce travail. Elle-même avait été critique pour De Morgen et De Gazet van Antwerpen et connaissait donc bien ma situation. C’est dans ce cadre que nous sommes entrés en contact et que s’est dessinée Sarma. Très vite, nous avons élargi l’idée à d’autres critiques. Nous avons donc collecté systématiquement les critiques quotidiennes de voix belges et étrangères que nous trouvions intéressantes et qui écrivaient depuis un certain temps. Certains de ces critiques comme Gerald Siegmund ou André Lepecki étaient mieux connus comme essayistes, mais nous trouvions justement intéressant de montrer en quoi la pratique quotidienne de la critique – à savoir le fait d’aller, de voir, d’écrire sur les spectacles, mais aussi de rencontrer des artistes et même de visiter des studios – informe et nourrit la réflexion théorique».
Collecter pour garder une trace historique de ces articles dont la plupart étaient voués à disparaître constituait un objectif important du projet. Mais il y avait aussi le désir de faire résonner ces différentes voix. «Mettre côte à côte des articles traitant des spectacles d’Anne Teresa De Keersmaeker par exemple pouvait donner une autre perspective à la critique. Par ailleurs, parallèlement à la création de cette petite communauté de critiques en ligne, nous voulions en créer une réelle. Très vite nous avons donc organisé des événements. Notre premier colloque autour de la critique date de 2003 (Unfolding the Critical). Il questionnait d’ailleurs davantage le critique que la critique de danse proprement dite, ouvrant ainsi un champ dialogique plus vaste reliant différents pôles de la critique».
Sélectionner
Sur le site web de Sarma, les articles sont organisés en deux grandes catégories: les anthologies d’auteurs (Rudi Laermans, Eric De Kuyper, Deborah Jowitt, André Lepecki, Pieter T’Jonck) et les collections de textes sur un sujet ou une personnalité (La critique, Qu’est-ce que la danse contemporaine ? Le Sacre du Printemps, Vera Mantero, Raimund Hoghe, L’Expo Universelle de 58, Walk+Talk). Cette liste témoigne d’une rigoureuse sélection, inhérente au projet de Sarma. «Il ne s’agissait pas de tout collecter», explique Jeroen Peeters, «mais bien de rassembler des textes de personnes avec lesquelles nous étions en dialogue ou avec lesquelles nous sentions une filiation en tant que critiques. Parmi les critiques du passé, Eric De Kuyper était un peu notre prototype en Belgique. C’était un chercheur artiste, figure interdisciplinaire à la fois universitaire, créateur et critique à partir des années soixante. Cette pluridisciplinarité d’approches est ce qui relie les collaborateurs de Sarma. Certains auteurs s’adressent à nous en pensant que nous sommes un lieu d’édition en ligne , comme un magazine, mais c’est ce que nous ne sommes pas. Nous choisissons les auteurs avant tout sur base de leurs projets à la croisée entre création, recherche et critique».
Moment clé
Une partie importante des textes critiques rassemblés sur le site s’étalent sur les années 1995-2003. Selon Jeroen Peeters, il s’agit d’un moment clé où s’est produit un tournant décisif dans le champ de la critique. «Dans ces années, la critique vivait un étrange paradoxe. D’un côté, on se plaignait de la place de moins en moins grande de la critique dans la presse quotidienne. Mais en même temps, de multiples métadiscours sur la critique se développaient dans des espaces alternatifs comme les médias online. Par ailleurs, la critique quotidienne restait malgré tout très vivante dans trois journaux en Flandre, De Morgen, De Standaard et Financieel-Economische Tijd. Là se développait un discours très proche de celui des essayistes et des chercheurs en danse ou des universitaires impliqués dans les programmes émergents de Dance ou Performance Studies. Une des caractéristiques en est la distance prise par les critiques eux-mêmes vis-à-vis de leur pratique et l’intérêt pour l’interdisciplinarité. Ceci est évidemment à mettre en parallèle avec le développement et la transformation des pratiques performatives elles-mêmes, l’apparition d’œuvres conceptuelles et l’émergence de la dramaturgie en danse. Les nouveaux modes de création ont en effet définitivement transformé la manière dont les auteurs regardaient, pensaient et communiquaient la danse dans la presse. La forme et le contenu même des articles changeaient. Tout ça s’est passé sur un très court laps de temps. Nous avons eu la chance d’être là à ce moment-là et de pouvoir le documenter».
L’archive vivante
L’archive n’était pas spécialement partie une priorité de Sarma à sa création. Néanmoins, le fait même de collecter des documents soulève des questions qui y sont apparentées. Développer les anthologies en dialogue avec les auteurs témoigne d’une manière particulièrement vivante d’envisager le document. Plus haut, on remarque aussi que Jeroen Peeters en parlant des critiques, y compris du passé, utilise le mot «voix». Répondant à une commande du journal flamand De Witte Raaf, dont le numéro de février était consacré à l’archive, il s’est exprimé sur sa vision de «l’archive comme lieu de travail discursif». «En écrivant cet article, je me suis posé la question de ce qui, dans l’histoire de Sarma, était lié à l’archive ou pas. Si l’archive est un lieu organisé qui recense de manière systématique et exhaustive tout ce qui traite d’un sujet, nous ne sommes pas un lieu d’archive parce que nous avons toujours travaillé sur des collections très spécifiques. Le fait même de sélectionner nous rapproche davantage d’un projet de publication. Mais si, par contre, on voit l’archive comme un lieu vivant qui s’ouvre à la réflexion et au dialogue, alors oui, ce que nous faisons peut s’y apparenter. Quand on organise des événements, on souhaite que les textes alimentent la réflexion et la recherche artistique. Par ailleurs, l’archive a une résonance particulière en danse dans la mesure où elle est un médium particulier qui disparaît aussitôt qu’elle est produite. À part les vidéos et quelques notes de chorégraphes, la danse laisse apparemment peu de traces. Mais peut-être l’archive en danse est-elle à chercher ailleurs: dans les corps proprement dits, les corps des danseurs, des spectateurs et des critiques. Elle peut se trouver aussi dans tous les «petits discours» se déroulant dans et autour des lieux de danse. Les corps sont des archives d’expérience, de pensées, de faire, de paroles, … L’idée de l’archive incorporée éclaire de manière différente le lieu où la connaissance et la production de sens se produisent. D’ailleurs, de plus en plus d’artistes en sont conscients et documentent eux-mêmes leur travail, comme par exemple Meg Stuart, Jonathan Burrows, Boris Charmatz, …». Ceci explique également l’intérêt de plus en plus marqué de Sarma pour les pratiques orales. L’association prépare en effet activement une base de données d’histoire orale qui verra le jour en novembre prochain. «Depuis le début de Sarma, nous conservons les traces orales de nos activités, y compris les nombreuses interviews réalisées par Myriam Van Imschoot dans ses recherches. L’idée était donc d’étoffer ce noyau, de mettre l’ensemble à disposition. La base de données finale sera composée de quatre parties. La première reprendra le matériel brut (essentiellement des interviews) sans aucune intervention. La deuxième sera le matériel édité et retravaillé. La troisième rassemblera des performances verbales et la quatrième sera issue de notre collaboration avec l’association multimédia Constant à Bruxelles (qui s’intéresse aux technologies du son). Et puis l’ensemble sera proposé comme un laboratoire expérimental où il sera possible de jouer avec le son, les sous-titres, l’aspect graphique, etc.». Là aussi, l’archive sera conçue et proposée comme source et lieu de nouvelles expérimentations.
La dramaturgie, un processus collectif
Les événements organisés par Sarma touchent presque tous de près ou de loin la dramaturgie. Jeroen Peeters lui-même l’enseigne dans plusieurs écoles de danse à Amsterdam et à Berlin. Mais en quoi consiste au juste cette discipline, plus particulièrement dans le champ de la danse? «La dramaturgie prétend à la production de sens dans les processus créatifs» explique Jeroen Peeters. «Déjà dans les années 1980, des chorégraphes comme Pina Bausch ou William Forsythe faisaient appel à des dramaturges. Puis, vers la fin des années 90, la pratique s’est fortement répandue. Souvent la dramaturgie est associée à la structure d’une pièce. Mais c’est une vision limitée, à mon sens. Je conçois cette activité de manière plus large et surtout liée au processus de création ou de recherche. Je vois le dramaturge comme celui qui parvient à créer une toile de fond, un terrain propice où tous les collaborateurs peuvent se rencontrer et exprimer leur art et qui débouche dans le meilleur des cas à la création d’une consistance, d’une cohérence et d’une force internes au projet. Donc, la dramaturgie serait l’ensemble articulé des activités discursives qui supportent la création de sens, produites par les artistes collaborant à un projet. C’est une manière de mettre l’accent sur le processus plutôt que sur le produit, sur le collectif plutôt que sur une personne, approche qui est chère à Sarma. En outre, on remarque qu’aujourd’hui, une grande part de la dramaturgie se tisse à un niveau plus informel: un ami qui donne son avis au studio ou autour d’un café… En organisant des activités dramaturgiques (Dramaturgical pool), Sarma veut donner un cadre plus clair et plus formel à ces pratiques, leur donner plus de visibilité et faire prendre conscience du savoir qu’elles constituent. Et puis, bien sûr, nous voulons rassembler des théoriciens et des artistes qui travaillent habituellement en circuit parallèle, de même que mélanger différentes générations pour que les points de vue et les expériences circulent».
Chercher et faire
Trois projets figurent sous la rubrique «Research» du site web de Sarma: les Salons; B-Cronicles; Crash Landing Revisited (And More). Les Salons cherchent à créer un environnement pour explorer les nouvelles pratiques et les modes de production de la danse en invitant des artistes à expliquer leur démarche de travail. B-Chronicles était une «recherche sociocritique et artistique autour des mobilités et le sens du ‘soi’ dans la communauté de danse». Il consiste en une série d’interviews de personnes constituant cette communauté à Bruxelles, des publications, des performances et des vidéos. Crash Landing Revisited (And More) est une recherche historique et artistique sur l’improvisation, l’histoire orale et l’esthétique de la catastrophe menée par Myriam Van Imschoot depuis 2007. La liste des créations est plus longue et compte une dizaine de réalisations de films, de conférences ou de performances. Une des dernières en date fut présentée au Kaaistudio’s dans le cadre de Performatik. Il s’agissait d’une performance de Myriam Van Imschoot intitulée Living archive. Encerclée de rideaux de bandes magnétiques et d’appareils audio design ou désuets, la performeuse nous invitait au voyage dans le temps. Dans l’intimité de cette chambre d’écoute chaleureuse et calfeutrée, les voix du passé surgissaient, se mêlaient pour ouvrir des mondes parallèles, réveiller des atmosphères et, par bribes, raconter, parfois en chanson, l’Histoire. Et de constater que le son est assurément un médium aussi puissant que l’image. Tous ces projets multiformes proposés par Sarma ont pour point commun de se trouver à la croisée de la recherche proprement dite, de la création (voire de la production) et de la performance. Selon Jeroen Peeters, «Au lieu de faire une distinction entre pratique et théorie, nous avons préféré faire une distinction et puis un lien entre chercher et faire. L’art, c’est à la fois chercher et produire quelque chose. De même, un théoricien cherche et écrit et un conférencier performe. Vu sous cet angle, la recherche devient création et nous faisons les deux. Néanmoins, il n’est pas question pour nous de produire ou de coproduire des œuvres chorégraphiques. Nous voulons à travers Sarma rendre visibles des démarches artistiques incluant des questionnements critiques et théoriques et valoriser les recherches informelles ou plus intuitives se produisant dans l’entre-deux de la recherche universitaire et de l’art. Le tout pour éclairer différemment l’histoire de la danse, y compris celle qui se fait et s’écrit aujourd’hui».