Tomber vers le haut
«Vous marchez et, même si vous ne le remarquez pas, vous tombez sans cesse.
A chaque pas, vous tombez légèrement pour ensuite vous rattraper.
Et c’est de cette manière que vous pouvez marcher et tomber en même temps.»
Laurie Anderson, dans la chanson «Walking and Falling»
Je me souviens la première fois lorsque Claire Destrée, qui est mon professeur d’Alexander, a utilisé l’expression «tomber vers le haut». Lorsque ces mots se sont répandus à travers mon corps, toute la force descendante, du sommet de ma tête à la pointe de mes pieds, a disparu, facilement et paradoxalement, à l’aplomb d’une apesanteur lestée. Pour donner une image, c’est comme si une boule de fer était suspendue au bout d’une corde mais le tout à l’envers, avec le poids qui pend du sol et la corde juste en dessous. Ce n’était pas en apesanteur, comme un ballon suspendu vers le haut à une corde. C’était plus lourd et plus puissant que cela, exactement comme un poids qui tombe vers le haut.
«C’est magique!» ai-je dit.
Claire a ri et a dit, avec le même enthousiasme, «Non, pas du tout!»
C’est réel, c’est efficace et cela se fait tout seul, surtout en ne le faisant pas.
Claire disait aussi souvent, «la première chose à faire est d’arrêter de faire.» Combien de fois, sur cette planète follement agitée ou dans le métier de la danse qui se concentre principalement sur le mouvement, avezvous entendu quelqu’un donner une telle instruction? Si cela n’est pas un des points essentiels de la Technique Alexander, alors je ne suis pas née dans les années 80. Mais ne nous méprenons pas sur cette instruction. Il ne s’agit pas de reporter, de remettre au lendemain ou d’encourager l’inaction, pas plus qu’il ne s’agit de résistance. Il est juste question de ne pas faire. Je suis alors réellement prête à faire n’importe quoi dans toutes les directions et à tout instant, bien plus que je ne l’aurais été avec tout type de préparation hyper agitée, qui me fige ou me raidit par anticipation de l’action. Certains jours, Claire me faisait asseoir sur une chaise pendant de longues minutes jusqu’à ce que je saisisse et intègre le concept, s’arrêter et ne rien faire. Ensuite, tout d’un coup et spontanément, sans avertissement et sans préparation, uniquement avec une direction toute simple et claire et sans effort, j’étais debout.
«C’est magique!» ai-je dit.
Claire a ri et a dit, avec le même enthousiasme, «Non, pas du tout!»
C’est tout à fait possible en restant simple et clair quant aux moyens et prêt quelle que soit la finalité.
Cette notion d’«être prêt» a rapidement envahi mon mouvement et ma pratique artistique à bien des égards. Elle a influencé la manière de m’échauffer, de m’entraîner, de danser, d’utiliser mon temps, de gérer un agenda chargé et de faire tout ce qui vient se mettre entre la danse et moi. Plus ma façon d’aborder le mouvement et le repos rejoignaient les principes que j’étudiais au cours d’Alexander, moins je devais fournir un travail pour atteindre mes objectifs, plus mes intentions semblaient se traduire efficacement en une réalité physique, moins j’avais besoin de compenser mes efforts, de récupérer après et moins j’avais besoin de préparation pour me sentir capable et au-dessus de tout. L’expression «au-dessus» n’est pas ici une pure coïncidence. Si on est au-dessus, on ne se tire plus vers le haut, parce que cela signifierait, dans ce cas, qu’il y a encore quelque chose plus haut vers laquelle se hisser. Quand on est au-dessus, on est au repos, soutenu par le bas, le milieu et le “presque sommet”, qui sont aussi au repos, comme soutenus par leur chute et leur rebond constants, dans un équilibre dynamique entre haut et bas. Comme le fait de tomber implique une non-résistance, la chute vers le haut ne s’arrêtera que tout en haut!
Cela semble un peu magique? Ou paradoxal? Non, c’est la terre qui vous rend ce que vous lui avez confié: votre poids. C’est le sol qui prend soin de ce que vous y avez laissé: tout cet incroyable effort.
C’est comme si Laurie Anderson avait dit: «vous tombez sans cesse et vous ne le remarquez pas toujours mais vous réussissez aussi à faire quelque chose d’autre dans votre vie alors que vous tombez. En réalisant cela, vous découvrez une incroyable légèreté dans chaque action, à travers laquelle, en cédant à la gravité, vous commencez à vous relever.» Mais elle n’a pas dit exactement cela. C’est moi qui le dis.
En juillet 2009, je fus hospitalisée d’urgence en pleine nuit, à Athènes, pour une déchirure musculaire au mollet. Alors que je regardais à travers mes larmes un jeune assistant du festival d’Athènes qui avait été témoin de ma mésaventure sur scène et qui me tenait la main tout doucement, il me dit gentiment, d’un ton très convaincant: «N’avez-vous jamais étudié la Technique Alexander?» Et, c’est à ce moment-là, au plus fort de mon désespoir et de mon traumatisme (bien que j’aurais probablement même pris du LSD s’il me l’avait suggéré avec cette voix et cette douceur), que je décidai d’étudier plus sérieusement la Technique Alexander. Après avoir rencontré, pendant de nombreuses années, la Technique Alexander à travers des devises rabâchées dans des cours de danse moderne qui étaient déjà un mélange hybride d’au moins trois autres techniques, étudier la Technique Alexander de manière exclusive et plus stricte représentait déjà quelque chose sur ma liste épique et par trop ambitieuse d’idéaux et intérêts à poursuivre. Dès que j’ai commencé les cours particuliers, les principes d’aisance et d’efficacité qui envahirent le reste de ma vie à partir d’Alexander m’ont aussi permis d’aborder le reste de cette liste dans des termes plus réalistes par rapport à ce qui devait être réellement fait.
Parmi les changements que j’ai pu observer en étudiant, en réfléchissant et en appliquant la Technique Alexander à l’esprit et au corps, beaucoup concernaient principalement le temps. Bien entendu, dans la Technique Alexander, il est question du corps qui, pour beaucoup, concerne a priori plus l’espace que le temps. Même si je ne considère pas ici les évidentes tangentes scientifiques à propos de l’espace-temps ou toute autre digression philosophique sur la durée et l’extension, je peux pourtant dire de manière très pratique que le changement se produit et se manifeste principalement par le temps qui passe et que la nature de la plupart des changements dans le monde physique est fortement déterminée par le temps qu’ils prennent. Par exemple, dans de nombreux cas, créer prend beaucoup plus de temps que détruire. Avec de la pratique – et en notant la différence lorsque je ne prends pas le temps d’une pratique précise, comme s’allonger avec des livres sous la tête – la Technique Alexander est devenue, pour moi, tellement plus une question de temps que d’espace. Les directions (qui peuvent être considérées comme l’élément spatial de la technique) sont si évidentes et à jamais présentes qu’il suffit de s’en souvenir, de se les rappeler gentiment, de les revisiter souvent, de parfois les remettre en question ou les réévaluer; toujours régénérées et renouvelées, jamais ce qu’elles étaient hier ni le jour d’avant. Ainsi, les mêmes directions peuvent donner, à un autre moment, l’impression d’un autre corps. Dans ce sens, lorsque je dis que la Technique Alexander concerne le temps, j’entends par là qu’elle reste spécifique aux réalités qui conditionnent chaque moment, puisque les directions ne sont pas absolues. Les directions sont des vecteurs (de pensée, d’intention, de mouvement) qui s’inscrivent dans un système en perpétuel changement qui doit être considéré à chaque instant comme unique. L’autre façon dont la Technique Alexander concerne le temps réside dans la progression, dans l’ordre des évènements. Si je m’arrête d’abord et qu’ensuite je fais quelque chose, je le ferai mieux, plus clairement, plus efficacement. Si je finis quelque chose pour pouvoir ensuite me reposer, cela favorise la hâte et, comme chacun sait, «qui va lentement va sûrement», toute hâte induit l’insatisfaction, laquelle nourrit l’agitation et l’inquiétude. S’ensuit alors une tension et on revient au point de départ avec des problèmes que l’on doit arranger et qui auraient pu tous être évités. Et, ainsi, le plus grand paradoxe est que s’arrêter d’abord permet au final de gagner du temps. Quand je pense à m’arrêter simplement et que je le fais réellement, je réalise que j’ai besoin de moins de préparation et, après, beaucoup moins de récupération. En ne faisant rien, je suis en mesure d’accéder à la source précise et à la quantité exacte d’énergie nécessaire pour la tâche à venir, quelle qu’elle soit, qu’il s’agisse de préparer le repas, de monter un spectacle ou d’écrire ce texte.
«Quand on met une lettre à la boîte» dit un jour Claire, en décrivant la manière dont je pouvais envisager l’extension de ma jambe en éloignant le pied, «on ne lui dit pas comment arriver, on écrit juste l’adresse et on espère qu’elle arrivera à destination. Peu importe le chemin qu’elle va emprunter.»
Quand je sais clairement où je me trouve et l’endroit où je veux aller, tout ce que j’ai à faire c’est m’arrêter, penser aux directions et ensuite, rester en dehors du chemin pendant qu’elles font leur travail.
Les sensations me disent où je me trouve actuellement, les pensées me disent où je veux aller ensuite et il y a entre les deux une belle danse, tout en négociation et contrepoids, dans laquelle esprit et matière se font confiance, s’informent et se portent l’un l’autre à travers le flux de mouvement et de repos.
Eleanor Bauer, chorégraphe et danseuse américaine installée à Bruxelles, crée son propre travail au sein de son asbl Good Move. Actuellement, elle danse aussi avec Rosas, Boris Charmatz et Xavier Le Roy.