Une domicile pour les perissables?

Quelques remarques critiques en marge du discours festivalier courant

Carnet 1 Jan 1994French

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De plus, von Hofmannsthal était persuadé que l'organisation des Festspiele à Salzbourg pouvait effectivement renforcer la foi dans 1'Européanisme qui a rempli et illuminé la période entre 1750 et 1850'. Des déclarations de ce type n'étaient et ne sont pas l'apanage de von Hofmannsthal. L'idée que les festivals internationaux favorisent la fraternisation des cultures nationales et contribuent ainsi à la paix mondiale, est un thème récurrent dans ce que l'on peut appeler 'le discours festivalier', l’ensemble des affirmations accompagnant et légitimant l'organisation des festivals internationaux. 'Assez d'égoïsme, assez de particularisme! Assez de nationalisme étroit. Le théâtre doit devenir l'une des grandes forces d'ordonnance du monde! Mettons-le au service de la paix et de l'union!', voilà ce que s'est écrié l’un des initiateurs du premier festival de théâtre international, organise en 1927 à Paris par la Société Universelle du Théâtre. 

LA LEGITIMITE DES FESTIVALS ET LA POLITIQUE CULTURELLE
Aujourd'hui, le discours festivalier est moins ampoulé. Toutefois, la métaphore du lieu de rencontre pacifié continue à faire des apparitions dans bon nombre de documents et brochures diffuses à l'occasion de festivals. Ainsi, l'introduction au programme de la première édition du KunstenFESTIVALdesArts de Bruxelles, qui s'est déroulée en mai 1994, affirme que 'le festival (se veut) un lieu d'échanges directs et intenses entre des artistes d'origines et d'horizons extrêmement varies, entre des artistes dont le public se limite actuellement à ceux qui parlent leur langue'.
Faut-il voir autre chose qu'un exercice de rhétorique dans de telles légitimations de grands événements culturels d'envergure internationale? Pour le moment, réservons notre réponse à cette question - qui ne saurait évidemment être univoque - et commençons par constater qu'apparemment, les organisateurs de festivals internationaux poursuivent souvent des objectifs dans lesquels l'aspect politique de la politique culturelle prend le pas sur la culture. Tout compte fait, lorsque le festival est la métaphore d'un lieu de rencontre polyphonique, l’art sert la politique, puisque les échanges artistiques encouragent les bonnes relations entre les peuples et les nations, entre les cultures et traditions différentes. En revanche, c'est bien la culture qui prime sur la politique chez tous les organisateurs de festivals qui considèrent avant tout leurs activités comme une contribution essentielle au paysage culturel (supérieur) de leur pays. Dans cette optique, un festival de danse ou de théâtre international reste bien un dialogue pacifique, mais ce sont surtout l’art et la culture nationaux ou régionaux qui en retirent un bénéfice. C'est la métaphore bien connue de 'l’enrichissement culturel': la présentation d'oeuvres étrangers stimule la production artistique nationale, pose un défi aux artistes et leur donne une nouvelle impulsion en les confrontant a l’innovation telle qu'elle a cours à l’étranger.
Depuis la Seconde Guerre mondiale, la recherche de cet 'enrichissement culturel' a notamment inspire la création de Dokumenta qui, avec la Biennale de Venise, est sans doute le 'festival' d'art plastique international le plus influent, et du Festival d'Automne de Paris, fonde en 1972 et toujours bien vivant. A la fin des années 70 et au début des années 80, cette même volonté a également inspiré l'organisation de plusieurs nouveaux festivals de danse et/ou de théâtre tels que Kaaitheater (Bruxelles), Klapstuk (Leuven) et Springdance (Utrecht). Ce que les structures nationales existantes ne permettaient pas, semblait - et semble toujours - possible a travers l'organisation régulière, annuelle ou non, d'un événement international: présenter aux artistes nationaux et à leur public un miroir de qualité, sous la forme d'oeuvres nouvelles et contemporaines venues de l'étranger.
Autrement dit, les festivals internationaux tirent leur légitimité surtout des différences entre les cultures (supérieures) nationales ou régionales, et éventuellement aussi ethniques. Il se présentent pour ainsi dire comme des espaces temporaires de dialogue civilisé entre des différences culturelles ou, plus précisément, entre des différences artistiques ou esthétiques qui seraient liées à des contextes nationaux différents ou a des évolutions régionales et traditions ethniques divergentes. Bien entendu, on peut très bien se passer de la notion - tellement noble en apparence - d'un dialogue culturel supérieur qui profile au monde en général ou à l’art et la culture du propre pays en particulier.
Je veux parler en premier lieu des festivals artistiques se profilant et se légitimant formellement comme des événements internationaux, et non de manifestations clairement organisées pour des raisons de prestige, d'attrait touristique ou de promotion d'une ville.  

LES FAIBLESSES DU DISCOURS FESTIVALIER COURANT
Il est difficile de déterminer si les festivals internationaux ont un effet positif, pouvant être démontre, sur la paix dans le monde ou sur la qualité du paysage artistique national, régional ou local. On pourra toujours trouver des exemples pour le confirmer et pour le nier. Il me semble nettement plus important, et plus urgent, d'examiner dans quelle mesure le discours festivalier courant est plausible actuellement. Ce discours se renouvelle étonnamment peu (les organisateurs de festivals internationaux copieraient-ils constamment les uns sur les autres?) et, qui est plus, ses prémisses sont a peine remises en question.           
La supposition la plus cruciale - et par la même la plus problématique concerne l'existence de cultures nationales et éventuellement de cultures ethniques, régionales ou locales relativement homogènes, et d'expressions artistiques qui y sont étroitement liées. En effet, l’immense majorité des festivals internationaux présente les oeuvres proposées comme des représentations - à tous les sens du terme - de cultures qu'il est possible de localiser avec précision. Dans les brochures des festivals, les spectacles de danse et de théâtre, les sculptures et peintures, les films et vidéos possèdent toujours une identité culturelle univoque. Leurs créateurs sont censés être les émissaires d'une culture supérieure) nationale, personnifier la culture spécifique d'un groupe ethnique ou représenter la communauté artistique d'une métropole fertile comme New York. Bref, selon le discours festivalier dominant, les artistes et les oeuvres d'art ont toujours des racines culturelles, une origine claire et nette qui rend les oeuvres reconnaissables, même lorsqu'elles remettent précisément en question leur origine ou provenance culturelle. De cette idée naissent des affirmations comme celles-ci (je pioche au hasard dans quelques programmes de festivals internationaux, organises récemment en Belgique et aux Pays-Bas): 'Francisco Camacho n'est ni plus ni moins qu'un danseur individualiste venu du Portugal... Nossa Senhora das Flores est un solo de près de trente minutes, une adaptation libre d'un thème de Jean Genet, traite avec un sens méridional, portugais de l’exagération religieuse' (brochure de Klapstuk 1993); 'C'est la au nouveau Musée d'Art moderne de Montréal qu'une nouvelle représentante du 'style canadien', Lynda Gaudreau, a donné son oeuvre la plus récente, Etude de 100 (brochure de Springdance 93); 'Une prise de position merveilleusement bien dansée, sans emphase et sans apprêt, à la fois profondément catalane et parfaitement au diapason de la danse moderne contemporaine' (la même brochure de Springdance, à propos de Corolla d'Angels Margarit & Mudances); 'Le festival a invité des créateurs de théâtre, chorégraphes, photographes, poètes, auteurs et cinéastes de Hong-Kong, Pekin et Taipei. La plupart de ces artistes sont jeunes et (...) chacun d'eux porte en soi un rapport spécifique à la culture chinoise. Ce rapport, mi-antagonisme, mi-manque, imprègne le travail qu'ils montrent a Bruxelles' (brochure du KunstenFESTIVALdesArts de Bruxelles, 1994).
Les affirmations citées et des propos similaires, qui sont légion dans le discours festivalier actuel, appellent une multitude de remarques critiques, et pas seulement en raison de leur teneur bien essentialiste. Ici, l’origine culturelle est souvent assimilée à la fatalité, à une étrange essence déterminante dont l'artiste ne pourra jamais se débarrasser: 'né Chinois, Chinois pour la vie'. Mais par-dessus tout, la 'nationalisation', 'régionalisation' ou 'ethnisation' des oeuvres d'art, et plus généralement l’incorporation des produits artistiques dans un contexte culturel plus vaste, s'oppose carrément à la description, dominant actuellement, de l’art moderne occidental en tant que combinaison paradoxale de transnationalisme et d'individualisme. 

LE DISCOURS FESTIVALIER EN TANT QUE NECESSITE POLITIQUE?
Un point de vue assez généralement accepté veut que la production artistique de l’Occident a décrit un double parcours depuis la fin du XVIIIe siècle. D'un côté, les mouvements et tendances internationaux déterminent de plus en plus profondément, et à la longue aussi de plus en plus rapidement, les développements artistiques. L'avant-garde du début du XXe siècle (dadaïsme, surréalisme etc.) a marqué un moment important de cette évolution, et peut-être même un point de non-retour. De l'autre côté, l’approche interprétative des produits et pratiques considérées comme artistiques en Occident a été placée de façon croissante sous le signe de concepts tels que l’expression de soi, l’individualité, l'authenticité personnelle, etc. L'art est devenu une affaire d’individus (et de leurs désirs inconscients), même s'il sert également, in extremis, la nation ou une autre cause élevée. Du moins, il s'agit là d'un lieu Commun qui donne le ton depuis quelque temps dans le discours et les textes concernant l'art (post-)moderne.
Bien entendu, ce cliché n'est pas du tout absent du discours festivalier courant. En général, les brochures des festivals portent aux nues l’individualité d’une oeuvre et chantent les louanges du parcours spécifique et personnel, et donc de l’individualité, de l'un ou l'autre artiste. Simultanément, les brochures regorgent d'affirmations qualifiant les oeuvres présentées de modernes, postmodernes, néo-géo, etc. et les louant comme des exemples d'un courant supranational de l'art contemporain, dépassent toute individualité. Cette double description, très paradoxale en fait, caractérise la plupart des avis contemporains sur les artistes et leurs oeuvres. Il me semble que le discours festivalier courant est surtout marqué par l’association constante de ces deux modes d'expression parlée et écrite à des interprétations de contextes culturels supérieurs ou inférieurs, fondées sur la nation, la région ou l’ethnie. Souvent, une telle identité culturelle globale est même présentée en tant que pour l’identité individuelle d'une oeuvre particulière ou de l’oeuvre complète d'un artiste. Mais est-ce possible?
Si l'art moderne se voit effectivement avant tout comme une évolution paradoxale menant d'une part à l’expression individuelle (inconsciente) et d'autre part à la production de langages mondiaux, surmontant toute frontière, il faut se demander si les festivals qui se qualifient formellement d'internationaux ne sont pas des constructions particulièrement artificielles. En effet, à la lumière de la conception dominante de l'art, il semble nettement plus indiqué pour le monde de la danse et du théâtre de s'engager dans les voies que l'art plastique suit depuis  longtemps. Les événements organises dans ce domaine sont souvent axes sur l'oeuvre d'un seul individu (la rétrospective) ou sur un seul courant ou une tendance mondiale (le panorama). Pourquoi ne peut-on pas adopter une même simplicité dans le domaine des arts de la scène? D'où ce besoin constant de légitimation des festivals par le biais de la politique culturelle, en les qualifiant de lieux de rencontre entre les nations ou entre les cultures ou d'événements enrichissant la propre culture nationale ou régionale?
La structure de la politique culturelle en vigueur et des décisions politiques qui en découlent explique sans doute une bonne partie de la rhétorique festivalière courante. En dépit de toute 'transnationalisation', la politique culturelle reste avant tout l’affaire de ministres ou pouvoirs publics nationaux ou régionaux. Le discours festivalier renforce et reflète cet état de fait. La légitimation de l’organisation ou de la prolongation des festivals internationaux, tel que nous en avons parle ci-dessus, les présente comme l'équivalent culturel (supérieur) des réunions régulières des Nations-Unies dont tout le monde, et en premier lieu la propre nation ou région, est censé bénéficier. Les politiciens et pouvoirs publics comprennent ce langage; ils seront évidemment plus enclins à accorder des subventions nationales ou régionales lorsque le discours des organisateurs cadre dans les frontières nationales ou régionales familières et dans les formes de dépassement des frontières qu'ils connaissent, telles que la coopération internationale et les échanges interculturels. Si les brochures des festivals vantent le travail d'artistes individuels ou de compagnies comme 'typiquement britannique' ou 'foncièrement Catalan', les raisons sont sans doute aussi du domaine de la politique culturelle: le discours politique courant est pour ainsi dire l’inconscient discursif du discours festivalier dominant. 

ENTRE LA CONSOMMATION ET L'EXOTISME
A première vue, les festivals internationaux ressemblent indiscutablement - dans une certaine mesure - à des 'no man's land' culturels, à des postes frontières où le public peut entrer en contact avec une expression artistique qui lui est encore inconnue. Mais il n'est pas sur du tout que le spectateur moyen ressente concrètement l’existence du festival comme un événement international. Pour lui, cette manifestation n'est-elle pas surtout synonyme d'une sorte de supermarché de la culture supérieure, une collection hétérogène parmi laquelle il doit faire un choix?
L'acheteur moyen de billets ou d'un abonnement à un festival international s'intéresse probablement à peine à l’origine culturelle ou à la provenance ethnique de tel spectacle théâtral ou de telle pièce de danse. Ce qu'il veut avant tout, c'est de la qualité (quel que soit le sens de ce concept) ou, pour le dire plus crûment, 'il en veut pour son argent'. En revanche, le discours festivalier courant justifie l’existence du festival dans sa totalité. A l'exception des professionnels du secteur artistique, des journalistes rendant compte du festival et de la poignée de 'camés' de l'art qui courent d'une représentation à l'autre, le public des festivals internationaux se compose en majorité d'habitants du pays pour lesquels l'offre du festival est nettement plus importante que l’événement que constitue ce festival (c'est une chose que l’on oublie presque toujours en employant la métaphore du 'festival en tant que grande fête'). Et en général, pour le spectateur moyen l'offre est tout simplement trop vaste, trop chère et/ou trop contraignante pour la consommer en entier. En raison de cette vérité on ne peut plus banale, le discours festivalier développe dans le domaine des arts de la scène risque de passer a côté des raisons réelles de la participation de la plupart des spectateurs, qui d'ailleurs — c'est bien connu - ne représentent pas du tout une moyenne de la population.
Et si le spectateur d'un festival, pousse par la curiosité culturelle, décide tout de même délibérément d'assister, à un spectacle de danse nô/butôh ou à une version polonaise de King Lear? Dans ce cas, on le soupçonnera rapidement d'un intérêt nourri par l’exotisme. Plusieurs théoriciens de la culture, dont Jean Baudrillard et Marc Guillaume, ont souligne que dans la culture occidentale contemporaine, on perçoit une aspiration variée et polymorphe à l’altérité. D'un côté, nombreux sont ceux — il s'agit en premier lieu des détenteurs de diplômes supérieurs - qui considèrent leur propre culture comme standardisée et peu intéressante; a leurs yeux, la culture de masse populaire joue sans cesse le même air. De l'autre côté, la société en général est actuellement attirée par ce qui est 'vrai', 'naturel' ou 'authentique', un attrait qui est surtout nourri par la pensée écologiste. Ailleurs, l’herbe semble toujours plus verte qu'ici: aux yeux des Occidentaux, les expressions culturelles étrangères telles que les disciplines de danse orientales et le théâtre africain revêtent presque automatiquement une apparence d'authenticité. Si le discours festivalier dominant incite les organisateurs de festivals internationaux de danse ou de théâtre à confronter leur propre public autochtone à des cultures réellement étrangères, les spectacles présentes répondent probablement aussi à une aspiration à 1’altérité, teintée d'exotisme. Et cette aspiration est moins une ouverture à une réelle étrangeté' qu'une consommation distante d'une 'réalité étrangère'.
Cela pourrait ressembler à une spéculation par trop abstraite et gratuite. Mais même si tel est le cas, on pourra difficilement nier que le spectateur Moyen d'un festival ne dispose généralement pas des connaissances les plus élémentaires lui permettant de reconnaître effectivement, en tant que représentation d'une culture plus globale, les oeuvres qui divergent sensiblement de l’expression de sa propre culture occidentale. Apres avoir assiste à deux ou trois représentations de nô/butôh, on aura sans doute acquis une certaine connaissance intuitive de cette forme de danse 'typiquement japonaise'. En revanche, on n'en saura pas nécessairement plus long sur son histoire ou sur son contexte culturel plus large. Souvent, le discours festivalier courant confond l’activité passive - regarder ou d'écouter - avec la lecture active, avec l'assimilation effective d'informations concernant ce que l’on voit et entend. Les brochures des festivals présentent les spectacles de danse étrangers ou même l'interprétation par des ensembles occidentaux de partitions récemment écrites à Moscou ou à Mexico comme 'typiquement russe' ou 'foncièrement mexicaine'. Celui qui ne connaît pas la vie culturelle des nations ou régions concernées est quasiment obligé de consommer automatiquement les oeuvres présentées sur le mode de l'exotisme, du moins dans la mesure où ces spectacles sont véritablement étrangers et ne s'apparentent pas à l’un ou l'autre style supranational. Dans l’approche à travers l'exotisme, un produit ou une pratique artistique est uniquement 'étranger', sans plus; l'inconnu reste avant tout inconnu, impénétrable, mystérieux et énigmatique. Cette approche n'a pas grand-chose en commun avec l’interculturalité. 

LA 'FESTIVALITE'
Pour le visiteur moyen d'un festival, l’assortiment de pièces de danse ou de théâtre, de spectacles musicaux ou d'opéras qu'il a sélectionne parmi l'offre, constitue probablement un ensemble autonome, qu'il juge également comme tel. C'est à la lumière de sa propre sélection que le spectateur juge le festival 'intéressant' ou 'pas très réussi', 'excellent' ou 'médiocre'. Chaque oeuvre distincte subit ce même sort: il est évalué, puis note. Mais ce qui est crucial dans ce processus, c'est que le festival fait généralement fonction de contexte primaire pour l’attribution de ces notes. Les oeuvres ne sont pas vraiment jugées séparément, mais elles sont constamment comparées à ce qu'on a vécu la veille ou trois jours auparavant. C'est l’effet du musée' bien connu: aux yeux du visiteur, les tableaux et les sculptures commencent à 'polémiquer' entre eux, ils tentent chacun d'avoir le dessus dans la course à l’attention et l'appréciation. Mais on a tendance à oublier que ce qui est présente, constitue déjà le résultat d'un choix préalable de la part des conservateurs et des commissaires d'exposition. Auréoles de ses propres pouvoirs dépréciation, le visiteur moyen passe généralement à côté de la présence d'un pouvoir de sélection et de consécration bien plus considérable, détenu par des personnes et institutions souvent invisibles.     
Les visiteurs de festivals étrangers, journalistes en tête, comparent et classent également les oeuvres individuelles; les comptes rendus publiés et le brouhaha qui règne dans les foyers des théâtres et les cafés des festivals, semblent indiquer que ces visiteurs situent, eux aussi, ces oeuvres en premier lieu dans le contexte du festival auquel ils assistant (ou plutôt: de 'leur festival', car ils ne connaissent généralement qu'une partie de l’offre). Cela a son importance pour l'accueil et la perception de ce qui est propose. D'une part, en raison de cette pratique élémentaire de comparaison et de cotation, le contexte de création des oeuvres est éclipse par leur contexte d'accueil. Et en Occident, ce dernier est strictement artistique. Les spectacles de danse et de théâtre présentes lors d'un festival international sont avant tout des produits esthétiques; dans le contexte du festival, ils sont compares en fonction de leur 'force expressive', autrement dit de leurs mérites artistiques. Leur valeur éventuelle en tant qu'émissaires d'une culture spécifique est entièrement obscurcie, peu importe combien les brochures la soulignent.
Par ailleurs, les options de programmation de la plupart des organisateurs de festivals sont telles que dans le processus dévaluation publique ou d'examen journalistique, certains artistes et certaines compagnies partent déjà gagnants. En effet, chaque festival à ses Grands Noms, ses succès assures. Et comme le festival constitue lui-même le cadre déterminant de la cotation des oeuvres individuelles, les artistes moins connus sont presque automatiquement relégués à une position modeste au palmarès définitif de la plupart des visiteurs du festival. Il est vrai que tout festival de danse ou de cinéma de grande envergure a sa 'surprise', son nouveau venu inconnu qui perce tout à coup et 'qu'il faut avoir vu'. Mais bien plus nombreux sont les compagnies de théâtre ou cinéastes immédiatement éclipses par la poignée de célébrités, surtout aux yeux du visiteur moyen. Même si les festivals internationaux se présentent en tant que zones où les rapports de forces n'ont pas cours (dans la métaphore du lieu de rencontre), le public présent les perçoit toujours comme un concours d'endurance, un espace de concurrence et de compétition artistiques. 

 

LES FORMES MULTIPLES DU POUVOIR CULTUREL
Aujourd'hui, les festivals internationaux jouent un rôle important dans le processus de canonisation et de consécration artistiques. Les programmateurs de festivals sont dotés d'un grand pouvoir cultural: leurs sélections importent, elles pèsent dans la balance des réputations internationales dans les différents secteurs artistiques. Et ces réputations influencent à leur tour la fixation des prix sur le marché des produits culturels: plus la réputation est grande, plus l’artiste est cher.
Jusqu'où s'étend le pouvoir des directeurs de festival? Il faut sans doute juger ce pouvoir sous ses deux aspects. En effet, disposer d'une autorité symbolique dans sa propre région n'est pas la même chose qu'exercer une influence internationale (ou plutôt supranationale), permettant de faire et de défaire des réputations artistiques. On peut donc parler d'une double hiérarchique du prestige. Un programmateur peut bénéficier d'une grande considération au niveau national ou régional et jouer par conséquent un rôle essentiel dans l'établissement des normes en vigueur dans le paysage artistique de son pays ou de sa région. Mais les organisateurs de festivals internationaux se jugent aussi mutuellement. Au fil du temps s'est donc créé un niveau supranational; les programmateurs y établissent des contacts et discutent, se mettent d'accord et lancent éventuellement des coproductions, et - avant tout - notent en permanence leurs efforts. Cette cotation mutuelle est à son tour le fondement d'une échelle de réputations internationales. Celui qui y occupe une position élevée, est rapidement considéré comme un chef de file qu'il ne faut pas perdre de vue. Et celui qui a vraiment réussi aux yeux de ses collègues programmateurs, trouvera un beau jour dans sa boite aux lettres une invitation pour aller présider pendant quelque temps aux destinées d'un autre festival prestigieux.
Avec la relative autonomie du circuit de festivals internationaux est donc également ne un nouvel espace de travail et de prestige, aussi bien pour les producteurs artistiques être pour les organisateurs. Dans cet espace, ces personnes tentent d'améliorer constamment leur position et leur réputation internationale, en premier lieu par la présentation d'oeuvres nouvelles el complètement inconnues. A cet égard, l'extension récente du circuit international de festivals a produit presque inévitablement une fuite vers l’avant, géographique el culturelle: il est toujours possible de faire l'une ou l’autre découverte étonnante dans des contrées éloignées. Mais de cette façon, on reproduit aussi - consciemment ou inconsciemment — les rapports de force mondiaux dans le domaine culturel et artistique.
Les programmateurs sont sans doute animes de mobiles nobles en invitant des artistes et compagnies de la périphérie. Ils présentent des oeuvres de chorégraphes inconnus venus de Moscou ou de Prague, des spectacles de théâtre de meilleurs en scène roumains ou bulgares. Ainsi, le pouvoir de consécration culturelle de l’Occident est lui-même consacre (et également celui des centres artistiques qui donnent le ton). Même l’internationalisme le plus intègre doit reconnaître que les rapports culturels sont tout sauf égaux: dans la vie culturelle mondiale, l’Occident fait toujours la pluie et le beau temps. Ceux qui veulent compter en tant qu'artistes au niveau mondial doivent donc pouvoir présenter leur travail dans les villes occidentales. Les festivals artistiques internationaux en offrent une occasion de choix, tout en renforçant l’inégalité existante au niveau du pouvoir culture entre le centre et la périphérie, 'the West and the rest'. Un discours festivalier qui oublie cela n'est pas vraiment autre chose que de l’idéologie pure.