L'insoutenable professionnalisme du théâtre
Récit sociologique
1 Je vais faire un récit sociologique. Un récit n'est pas une analyse. Une analyse se fonde sur des concepts, ou sur une série de concepts en corrélation. Pour faire un récit, il n'y a pas besoin de recouvrir aux concepts, mais aux images, aux idées, aux impressions, aux sentiments, aux souvenirs... Quelque chose qui s'apparente à un capital d'expériences. En faisant un récit, le narrateur essaye de mettre de l’ordre dans sa collection personnelle d'expériences. De cette façon, il essaye subrepticement de les tirer de l’oubli. En même temps, tout récit a tendance à diminuer le caractère fugitif et accidentel, le caractère anecdotique qui est la marque véritable de l’expérience. Implicitement ou explicitement, le narrateur est convaincu que ses mots confèrent à l’expérience une certaine nécessité. Par conséquent, chaque récit est un mensonge invraisemblable, une représentation erronée, un montage fictif de quelque chose qui ne peut être raconte sans être déformé.
J’ai appelé cette histoire récit sociologique parce qu’elle essaye d'associer certaines expériences d'un spectateur de théâtre flamand accoutume à d'autres événements sociaux, politiques et économiques plus larges. Il est toujours hasardeux de lier des impressions personnelles, ou des sentiments individuels de mécontentement, à des tendances générales. Mais le risque mérite d'être pris. Le récit ne peut raccourcir les distances entre le général et le particulier - et cependant, la traduction d'expériences personnelles particulières en visions globales pourra sans doute permettre au lecteur de comparer. Peut-être ne suis-je pas le seul à avoir les pensées qui vont suivre. Puisqu’après tout nous élaborons effectivement des histoires aussi pour faire partager notre expérience aux autres. Ou plutôt, nous essayons de mettre en commun nos expériences. Chaque récit compte sur le rapprochement qu'engendre la langage.
2 Je commencerai par une (hypo)thèse: traditionnellement, le professionnalisme du jeu de l’acteur est la justification finale du théâtre professionnel. Une compagnie de théâtre se distingue d'une troupe d'amateurs par le professionnalisme de ses comédiens. Selon l’idée reçue de l’interprétation professionnelle: le comédien professionnel est préparé ou a reçu une formation: ses diplômes sont la garantie de son professionnalisme. Si un acteur n'est pas diplôme d'une école de théâtre reconnue, il n'aura pas accès au monde du théâtre professionnel: pas de diplôme, pas de travail. Par ailleurs, le fait d'employer des acteurs dûment formes légitime les aides financières, sous forme de subventions, des organismes officiels aux compagnies théâtrales. A leurs débuts, les étudiants comédiens ont investi dans leur formation et cet investissement doit être récompense financièrement.
L’idéal du professionnalisme engendre plusieurs paradoxes étonnants. L'un des plus frappants, et l’un de ceux qui, à plusieurs titres, fut décisif pour l’histoire théâtrale du XXème siècle, est lié au concept d'authenticité ou de représentation réaliste. On attend de l’acteur professionnel qu'il donne une représentation convaincante et plausible d’émotions spécifiques, d'un état d'esprit particulier. Son interprétation est la personnification ou l’expression convaincantes d’idées ou de sentiments. Il joue, et, pourtant par ou à travers son jeu, il crée un sentiment de réalité qui masque au public le travail de l’acteur; il joue sur scène, mais son jeu est une représentation de la vie; il reproduit des expériences psychiques ou mentales, d’une façon telle que l’émotion ou les sentiments soient bien présents. Ce type d’interprétation professionnelle du "faire-croire" s’ébranle - se déconstruit - toute seule. En fin de compte, il est plutôt étrange voire exagère, d’interpréter de façon apprise des actions expressives ou des comportements que beaucoup de personnes sans métier pourraient représenter de façon beaucoup plus directe face à un public. Pourquoi donc ne pas employer des amateurs dans les compagnies de théâtre subventionnées ?
3 De nos jours, la plupart des metteurs en scène et des compagnies théâtrales adhèrent toujours à l’idée que le comédien doit être professionnel. Cependant, au cours des années 80, plusieurs comédiens ont commencé à travailler avec de prétendus amateurs - des personnes dont la présence (l’aura) compense et transcende même leur manque de métier. Ainsi, des metteurs en scène flamands de renommée internationale, tels que Jan Fabre ou Jan Lauwers, ont maintes fois préféré travailler avec des personnes "à forte personnalité" manquant de métier, plutôt qu'avec des professionnels diplômés capables de "faire leur travail" dans la routine. Bien sûr, la tendance qui consistait à recourir à des amateurs s'était déjà manifestée de façon significative dans le théâtre d'avant-garde antérieur aux années 80. C’est pourquoi, le trait le plus caractéristique du théâtre des années 80, en Flandre et aux Pays-Bas, fut l’effort constant déployé par les acteurs de métier pour avoir l’air nonprofessionnel. Au cours de leurs interprétations, des compagnies telles que Discordia, Stan ou Dito Dito essayèrent d'instiller une saveur d'amateurisme en jouant un théâtre souvent qualifié de théâtre de "piètre qualité": une diction sans affectation, une gestuelle à l’état brut, une élocution du texte improvisée, et un grand nombre de maladresses (voulues ou non).
Cette tendance existe toujours dans nombre de représentations théâtrales contemporaines. Mais pourquoi donc subventionner ce type de théâtre? Pourquoi le gouvernement donnerait-il de l’argent à des compagnies qui présenteraient des pièces mal faites jouées par des acteurs professionnels. Ma deuxième (hypo)thèse est que dans le théâtre d'avant-garde, le professionnalisme a évolué. De façon assez paradoxale: de nos jours le théâtre d'avant-garde allie "folie" théâtrale et professionnalisme de l’organisation. Ce n'est pas le travail artistique en tant que tel mais le travail d'organisation du responsable de la compagnie qui confère l’aura du professionnalisme. Ni les diplômés du metteur en scène, ni ceux des acteurs ne sont une garantie de professionnalisme. Le professionnalisme ne naît pas du travail artistique en tant que tel, mais du travail d'organisation du directeur de la compagnie et de son personnel.
4 De nos jours, la frontière traditionnelle entre le théâtre d'avant-garde et le théâtre de boulevard est très tenue. Non pas que les compagnies de théâtre d'avant-garde essayent de produire des best-sellers. Elles continuent de faire ce que les théâtres d'avant-garde ont toujours fait: présenter des formes de théâtres qui s'écartent des codes et des conventions préétablies. Mais on parvient différemment à cette particularité esthétique: en l’orchestrant prudemment. Les organismes gouvernementaux encouragent cette tendance. Conformément aux principes néolibéraux en vigueur, qui sont aussi adoptés aujourd'hui par les sociaux-démocrates, l’art doit être géré comme une entreprise. Par conséquent, un nombre croissant d'organismes culturels compagnies de théâtre et de danse, musées, bibliothèques etc. entrent dans une phase de réalisme à outrance. Ils se comportent comme des entreprises; ils simulent l’esprit d'entreprise. Le théâtre professionnel est absorbé par le théâtre du professionnalisme généralisé.
Dans les arts du spectacle, le succès commercial est devenu synonyme de discipline (ou plutôt d'une bohème très civilisée), capable d'intervenir pour solliciter des aides et des subventions et surtout pour organiser des tournées à l’étranger. Prosaïquement, vous n'êtes rien si vous ne faites pas des tournées à l’étranger. Si vous ne vous produisez pas dans des festivals à la mode ou sur scène à l’étranger, c'est un échec pour vous. De nos jours, le perdant est la troupe de théâtre qui n'arrive pas à vendre son spectacle à l’étranger.
La nouvelle idéologique de professionnalisme commercial a vraiment des conséquences sur la production des théâtres d'avant-garde. Je me contenterai de citer deux exemples frappants du théâtre contemporain - et de la danse! - qui sont directement issus du besoin de réussite au-delà des frontières. Tout d'abord, le théâtre devient de plus en plus un art plastique, pictural. Le visuel l’emporte sur le verbal, le fait de s'évertuer à faire des images fortes tend à réduire l’attention que l’on porte au texte (sa représentation). Etant donné que les images sont capables de véhiculer un message au-delà des frontières linguistiques, elles sont par nature supranationales. Par ailleurs, le théâtre devient de plus en plus ambigu. Le spectateur ne sait plus si le message théâtral doit être pris au sérieux: ou non - si le spectacle est juste un spectacle et rien de plus, ou une représentation sérieuse véhiculant un propos sérieux. De cette façon, vous pouvez accroître votre public sans prendre de risques. La pièce peut être laue ou interprétée de plusieurs façons: elle peut aussi bien être savourée par des intellectuels que par des personnes qui prennent les images au premier degré. Il existait une époque ou les critiques qualifiaient ce théâtre de "postmoderne". Maintenant, nous savons que l’expression "théâtre postmoderne" n'est qu'un synonyme d'arts du spectacle bien gérés.
5 Toute histoire a une fin et, si possible, une fin heureuse. La voici: Bruxelles, décembre 1997. J’assiste à la représentation de Bordes, une compagnie théâtrale locale. C'est du théâtre pauvre stricto sensu: pas d'accessoires coûteux, pas d'éclairage impressionnant, pas d'images fortes. Juste quelques comédiens qui aiment donner des représentations, jouer, faire vivre un texte. Voilà des années qu'ils jouent, la plupart du temps devant un public très limité, de vingt à cinquante personnes. Il s'agit sans aucun doute d'une compagnie de théâtre: un petit groupe de gens qui préfèrent se retrouver avec leurs amis et connaissances plutôt que d'essayer de se faire connaître en dehors de Bruxelles. "Small is beautiful", tout particulièrement lorsqu'il s'y trouve intelligence, dévouement et force de caractère.
Il y a quelques mois, Bordes a monté une pièce sur le personnage d'Ulrike Meinhoff. Un camouflet. Un rappel désagréable de choses oubliées - les dilemmes d'un engagement politique véritable. Une déclaration théâtrale forte sur la force éventuelle des déclarations au théâtre. Etant donne que Bordes n'a pas de directeur de troupe, son professionnalisme est à peu près supportable.