Le mythe et la realite de la vague de la danse Flamande
Dans les années quatre-vingt, la Flandre fait soudain son apparition sur la scène mondiale de la danse contemporaine. C'est du mains ce que donnent a penser les journaux qui parlent de "vague flamande", en termes généralement favorables, voire franchement enthousiastes. Reste a savoir s'il s'agissait effectivement d'une vague, dans le sens de courant artistique a part entière avec quelques avants qui évoluent sous le feu des projecteurs, et des demis plus anonymes, mats assurant les arrières?
L'histoire est aujourd'hui connue de tous. La première à faire parler d'elle est Anne Teresa De Keersmaeker qui avec Fase (1982) et Rosas danst Rosas (1983) ne tardera pas à s'imposer sur la scène internationale. Vient ensuite Jan Fabre avec De macht der theaterlijke dwaasheden (1984) et, quelques années plus tard, De Danssecties (1987). La même année surgit Wim Vandekeybus dont la première production What the Body does not Remember, frappe de stupeur le monde international de la danse. Et enfin, plus tard, il y a eu Alain Platel dont le spectacle Bernadetje (1996) a été très largement ovationné à l’étranger. Quatre noms auxquels, pour arrondir, on peut ajouter celui de la chorégraphe new-yorkaise travaillant a Bruxelles, Meg Stuart. Or, en dehors de ce club Select, les critiques et parutions tant beiges qu'étrangers ne sont guère prolixes à propos de la danse flamande. II est clair que les productions des demi-dieux, comme Marc Vanrunxt, Karin Vyncke, Bert Van Gorp ou Alexander Baervoets, font couler nettement moins d'encre. Et daigne-t-on finalement leur consacrer un article, voilà que l’on s'obstine à leur trouver des parallèles artistiques avec les cinq ambassadeurs de la Flandre. Les "demis" de la danse flamande sont calibres avec l’oeuvre de De Keersmaeker ou de Fabre pour étalon, avec tout ce que cela comporte. Mais la n'est pas notre problème. Ce qui nous préoccupe, c'est que ces demis sont si peu nombreux: pas plus de trois a cinq noms. Qui plus est, il s'agit de chorégraphes dont la carrière est déjà riche d'années, voire de plus d'une décennie, comme c'est le cas de Vanrunxt. Pour les critiques flamands et certains de leurs confrères néerlandais, ces chorégraphes évoluent dans la périphérie de la danse contémporaine de Flandre. Au-delà de nos frontières linguistiques, c'est à peine si on parle de leur appartenance à la vague flamande.
C'est ainsi que s'impose à nous le premier paradoxe. Bien que le discours sur la vague flamande sous-tende l'existence d'un champ chorégraphique dynamique et richement nuance, nous constatons qu'il s'articule inexorablement autour des trois ou quatre mêmes noms consacres. Les critiques de danse tout comme les charges de pouvoir flamands, reprennent cette norme et confirment ainsi l’adage que nul n'est prophète en son pays: un chorégraphe n'appartient réellement à la vague flamande que pour autant qu'il ait du succès en dehors de la Flandre. Autrement dit, la vague flamande se gonfle, déferle et se brise à l'étranger.
QU'ENTEND-ON PAR "FLAMAND"?
Nous venons de citer le nom de Meg Stuart. On peut des lors se demander à quel point la vague flamande est réellement flamande. D'autant plus que Stuart n'est pas l’unique étranger dans son sein: la plupart des chorégraphes flamands - dans le sens de néerlandophones - travaillent avec des danseurs étrangers. Et pourtant les créations de De Keersmaeker, Fabre ou Platel sont très souvent affublées d'une étiquette régionale. Leurs productions recèleraient-elles donc une identité artistique spécifique, parfaitement synchrone avec la culture flamande? Au-delà de l’inévitable question de savoir si on peut parler d'une identité culturelle flamande homogène, nous sommes frappes par l’ambivalence avec laquelle les critiques de danse abordent cette matière. Les caractéristiques "flamandes" et "beiges" sont souvent confondues.
Force nous est aussi de constater que les considérations journalistiques sur la vague de la danse flamande et ses représentants font généralement preuve de peu de réflexivité. Les représentations individuelles et les oeuvres originales sont souvent décrites avec les mêmes mots. Les critiques nient à priori toute différence, mettant trop l’accent sur les parallèles et créant ainsi, de façon plus ou moins explicite, une identité flamande dans le monde de la danse contemporaine. Une première kyrielle de mots-clés répétitifs gravite inlassablement autour de la notion du visuel. Les créations des chorégraphes flamands se distinguent toujours par leur "grand pouvoir d'évocation" ou leur "caractère fortement visuel".
LA FLANDRE A L'ECOUTE DE L'ETRANGER
Dans les années quatre-vingt, la Flandre a été le théâtre d'une rivalité, parfois âpre, entre chorégraphes néophytes et chorégraphes consacres. Ce conflit avait comme toujours pour premier objet la répartition des moyens financiers disponibles. En dépit de leur ascension rapide sur la scène internationale, les protagonistes de la vague flamande, ne recevant que de bien maigres subventions, sont donc partis à la recherche de moyens financiers à l’étranger. C'est ainsi que la vague flamande est devenue grande à force de coproductions en France, aux Pays-Bas ou en Allemagne. Deuxièmement, les nouveaux venus devaient extorquer leur droit d'existence aux institutions en place: tout sauf une sinécure dans le secteur de la danse, où le vocabulaire des nouveaux venus n'avait plus la moindre affinité avec celui de leurs prédécesseurs. Dans la Flandre des années quatre-vingt, le langage gestuel du ballet dictait la norme. Autrement dit, le terme de danse "artistiquement justifiée" n'était qu'un synonyme pour l’oeuvre du Ballet National de Flandre d'une part, ou du Ballet du XXe siècle de Maurice Béjart de l’autre. Dans les années quatre-vingt, les jeunes chorégraphes flamands partent donc en guerre contre les dogmes régissant les arts scéniques. Le ballet, au même titre que le théâtre de répertoire d'ailleurs, était pour eux une référence paralysante. L'absence de tradition autochtone (en l’occurrence flamande ou beige) dans la danse contemporaine ou "postmoderne" ouvrait par contre la porte à une hétérodoxie aux innombrables visages. On n'était lié à rien ni personne, si ce n'est par cette volonté commune de ne souscrire sous aucun prétexte aux codes du ballet. Cette liberté artistique a été interprétée de façons très divergentes. Les pionniers de la vague flamande se sont inspires des exemples étrangers. Durant son séjour a la Tisch School of the Arts de New York en 1981, Anne Teresa De Keersmaeker a par exemple été séduite par la minimal dance, façon Lucinda Childs. Une danse minimale qu'elle a reconjuguée a sa façon dans Fase et encore plus dans Rosas danst Rosas, où elle combinait des motifs répétitifs avec un langage gestuel emprunte aux gestes et attitudes du quotidien. Du "jamais vu", à l’époque. Dans sa production suivante, Elena's Aria (1984), De Keersmaeker se rapproche singulièrement du Tanztheater allemand de Pina Bausch.
Jan Fabre, quant à lui, se fait un nom en s'appropriant Part de la performance (Performance Art) d'une façon hautement idiosyncrasique. Sa stratégique décisive: confronter les régies de base d'un genre qui prospérait surtout dans le huis clos des arts plastiques aux axiomes des arts du spectacle vivant. De Danssecties trahit par contre indéniablement l’influence des premières oeuvres de William Forsythe. Cette production peut être également lue comme une déconstruction acerbe de la tradition du ballet qui, dans les années quatre-vingt, était la bête noire de l’avant-garde flamande. Loin de nous l’idée de suggérer que des gens comme De Keersmaeker et Fabre ont accède au succès en Flandre en se contentant d'importer des modèles étrangers jusqu'alors méconnus. Ce que nous voulons dire, c'est que le succès international de ces chorégraphes flamands est lié au fait qu’ils se sentent individuellement appropriés des codes chorégraphiques universellement identifiables.
UNE AURA DE PROFESSIONNALISME
De nos jours, les mérites de De Keersmaeker, Fabre, Vandekeybus et Platel ne font plus guère l’objet de controverses. Cela fait désormais belle lurette que les Flamands ont l’occasion de montrer leurs oeuvres sur des scènes internationales de grand prestige et qu'ils se sont ainsi constitue un important capital artistique ou symbolique. Une renommée qui, depuis, a également été honorée financièrement par les autorités flamandes. La diffusion internationale de la vague de danse flamande a donc joué un rôle important dans la lutte pour la consécration artistique en Belgique.
En Flandre proprement dite, on voit s'organiser dans les années quatre-vingt un nouveau réseau de centres artistiques qui opèrent de façon marginale avant d'être officialises. C'est par ce canal que sont diffusées les créations de l’avant-garde chorégraphique et théâtrale. Ce système de distribution alternatif n'a pas tardé à leur fournir non seulement des moyens financiers, mais aussi une assistance logistique et un public essentiellement jeune; réceptif à la danse contemporaine.
Ces nouveaux centres artistiques ont donc largement contribué à rompre avec l’orthodoxie artistique en vigueur. Ils ont en quelque sorte "institutionnalisé" la vague flamande. Autrement dit, ils ont créé une aura de professionnalisme autour d'une nouvelle catégorique de chorégraphes et auteurs de théâtre. La chose a largement profilé à des artistes comme Jan Fabre, Alain Platel et Wim Vandekeybus, régulièrement taxés d'amateurisme. II est vrai qu'aucun d'entre eux ne pouvait faire valoir une formation professionnelle de danseur, acteur, metteur en scène ou chorégraphe. C'est ce qui explique peut-être également leur indifférence aux ou leur rejet des conventions chorégraphiques et théâtrales prédominantes.
VAGUE FLAMANDE OU SIMPLE NORME?
Notre récapitulatif historique sur la situation artistique et organisationnelle de la vague de danse flamande connaîtra un dénouement du type "tout est bien qui finit bien", en grande partie redevable aux autorités flamandes. En 1993, celles-ci adoptent en effet de nouvelles dispositions pour les arts scéniques - dispositions qui se résument à une officialisation des nouveaux rapports de force entre les anciennes "valeurs établies" et la nouvelle "avantgarde". Un système distinct de subventions régulières a été mis en place à l’intention non seulement des compagnies de danse contemporaine, mais aussi des organisations, telles que les festivals Klapstuk (Louvain) et De Beweeging (Anvers) qui s'attachaient à montrer et à produire des spectacles de danse contemporaine. Grâce à cette nouvelle politique, la plupart des centres artistiques Mikrokosmos - Anne Teresa De Keersmaeker - Rosas alternatifs ont vu, eux aussi, leurs efforts financièrement récompenses. Ces dernières années, certains chorégraphes et auteurs de théâtre ont aussi eu droit à une consécration supplémentaire: la nomination au titre d'Ambassadeurs Culturels de Flandre. Cette reconnaissance spécifique de la part des autorités - ou devons-nous parler d'expropriation culturelle par les autorités? - a valu entre autres aux compagnies de Jan Fabre et de Anne Teresa De Keersmaeker, quelque pécule de voyage supplémentaire. Au reste, les aspects typiquement flamands de leurs oeuvres sont soigneusement passes sous silence. Ceci vaut en tout cas pour De Keersmaeker qui, du point de vue purement institutionnel, mange à deux râteliers. Avec sa compagnie Rosas, elle bénéfice, d'une part, de subventions structurelles de la Communauté flamande. D'autre part, elle est en résidence au Théâtre Royal de La Monnaie, une des rares institutions culturelles à relever encore du gouvernement fédéral belge. Et pour couronner le tout, la chorégraphe vient récemment d'être anoblie par la maison royale belge. La flamande De Keersmaeker, baronne: l’ultime symbole d'une "belgitude" toujours vivante?
Reste à savoir ce que cette lutte ayant pour enjeu une reconnaissance artistique et financière a rapporté. De l’argent, bien entendu, et, grâce à lui, une sécurité organisationnelle pour les artistes et les centres artistiques. Pour ce qui est des nouveaux visages sur les scènes flamandes, elle semble par contre avoir été nettement moins fructueuse. Dans le monde finalement restreint de la danse contemporaine, les dieux des années quatre-vingt sont les mêmes que ceux des années quatre-vingt-dix. Et cette constatation ne date pas d'hier: le célèbre "club des cinq" flamand, à la renommée internationale, fait également la pluie et le beau temps en Flandre, surtout au niveau de la presse. Ce sont eux qui personnifient la nouvelle norme; ce sont eux qui, aux yeux de nombreux jeunes, constituent le nouvel establishment artistique.
De nombreux indices donnent à penser que la vague flamande - pour autant qu'elle ait, bien entendu, réellement existe - connaît momentanément un passage à vide. Les organisations flamandes qui s'orientent vers la danse contemporaine l’avaient d'ailleurs pressenti. C'est ce qui explique entre autres pourquoi, ces dernières années, la chorégraphe américaine Meg Stuart est venue donner un nouvel élan à la danse flamande. Mais faut-il pour autant l’inscrire au palmarès de celle-ci? Bien malin celui qui peut répondre avec certitude à cette question. Et peut-être n'a-t-elle tout simplement aucune importance.
Le présent article - résume et adapte pour la circonstance - est extrait de Ons Erfdeel, annee 41, 1998, n° 3, 329-339, edite par la fondation Vlaams-Nederlandse Stichting Ons Erfdeel, Murissonstraat 260, B 8930 Rekkem, Belgique.