Le Ballet français d’aujourd’hui
De Lifar à Béjart
Introduction
(9-16)
Ces années de notre demi-siècle, marquées par le progrès des techniques les plus audacieuses, connaissent aussi un prodigieux essor des arts. Le livre se répand de plus en plus dans le monde, on améliore sa présentation; la peinture passe du figuratif à l’abstraction comme pour explorer d’imaginaires « terrae ignotae »; la télévision et les festivals vulgarisent l’expression théâtrale; la radio multiplie à l’infini les adeptes de la musique; le cinéma, ayant épuisé tous les pouvoirs du noir et blanc ou de l’écran traditionnel, cherche à se renouveler par la couleur et par de nouvelles dimensions.
Dans cette ronde moderne des muses, Terpsichore n’a pas négligé son rôle. Parce qu’elle unit le mouvement et l’image, la musique et les recherches plastiques, la danse répond fidèlement aux passions esthétiques de l’homme d’aujourd’hui. D’où, depuis 1945, une renaissance du ballet qui provoque partout, dans le monde, une étrange émulation. En Europe et aux Etats-Unis, des compagnies de ballet se forment et se dénouent, et nous assistons à un chassé-croisé de troupes et de danseurs qui permet à l’amateur averti, ou même au simple curieux, de comparer des styles divers. Veut-on un exemple? Nous avons vu à Vienne, au hasard d’un congrès du Pen Club, une compagnie yougoslave danser le Roméo et Juliette de Prokofiev. Peu après, nous avions l’occasion de voir, à Bruxelles, la même œuvre portée à l’écran par le cinéma soviétique. Quelques mois plus tard, nous assistions, à l’Opéra de Paris, à la création de ce Roméo et Juliette dans la chorégraphie de Serge Lifar. Enfin le séjour du Bolchoï à Bruxelles, à l’occasion de l’Exposition de 1958, nous donnait de ce chef-d’œuvre une vision complète et parfaite.
Voilà des confrontations propres à notre temps, grâce à la facilité des échanges, à la rapidité des voyages et aux puissants moyens de diffusion que constituent, pour la danse, le cinéma et la télévision. Sans cette dernière, une œuvre aussi insolite que la Symphonie pour un homme seul de Maurice Béjart n’eût certes pas rencontré une audience aussi large et recueilli un succès aussi immédiat.
Devant cette renaissance du ballet, on a évoqué la grande époque des Ballets Russes dont la tradition s’est maintenu régulièrement à Paris, à Londres, à New York. De fait, le feu allumé par Serge de Diaghilev, au début du siècle, a couvé depuis plusieurs lustres, et aujourd’hui ⎯ sous le vent d’une mode qui tient à ce goût du mouvement et de l’image dont nous parlions plus haut ⎯ les deux mondes en sont embrasés.
Comment l’honnête homme, qui veut avoir des clartés de tout, pourrait-il se retrouver dans ces diverses compagnies ⎯ résistantes ou éphémères ⎯ qui lui proposent les multiples aspects du ballet, depuis des divertissements du XVIIIe tels que la Fille mal gardée et les Caprices de Cupidon, jusqu’aux chorégraphies construites sur la musique concrète, en passant par les ballets blancs du romantisme ?
Certes il existe plusieurs ouvrages consacrés à l’histoire de la danse de Noverre à Lifar. L’Histoire de la danse de Léandre Vaillat et Le ballet contemporain de Pierre Michaut restent des livres de base pour la connaissance de l’art chorégraphique, mais ils s’arrêtent au demi-siècle. Depuis lors, le monde extrêmement mouvant de la danse offre déjà un autre visage, tantôt placide quand il regarde le passé, tantôt inquiet lorsqu’il se tourne vers l’avenir.
Ce visage de Janus nous avons voulu en dessiner les contours, sans prétendre fixer le portrait de cette figure mobile de la Terpsichore moderne. Art fugace, en perpétuel devenir, la danse se fige malaisément dans un livre. C’est pourquoi, pour plus de clarté, nous avons voulu centrer un premier travail de synthèse sur les chorégraphes français du ballet moderne. Il se trouve que ces chorégraphes sont aussi des danseurs, mais l’histoire de la danse ⎯ à laquelle ces pages veulent collaborer ⎯ ne retient finalement que l’apport des créateurs à une évolution du ballet.
Les interprètes, eux, entrent dans une sorte de légende. Parfois, l’œuvre s’auréole d’une aura mystérieuse qui rejette dans l’ombre les insuffisances de la musique ou le dispositif suranné de la mise en scène. Par exemple, le ballet du peu génial Adam, Giselle, a été interprété par des centaines de danseuses et de danseurs dont la plupart sont oubliés. Or l’œuvre, en dépit de sa musique assez quelconque, garde sa magie qui tient non seulement à une ingénieuse chorégraphie, mais aussi au mystérieux accord entre la mise en scène romantique et l’aspect éternel des amours inassouvies. C’est ce qu’a bien compris Cyril B. Beaumont dans son magistral ouvrage Complete book of ballets.
À mesure que s’affine notre civilisation, nous ne pouvons plus dissocier l’art chorégraphique de l’histoire des idées et des sentiments au XXe siècle. Comme la littérature, la danse voit aujourd’hui s’épouser intimement l’esthétique et l’éthique : le ballet noir ou psychanalytique répond notamment à une littérature du désespoir ou de la sexualité.
Ainsi donc, en étudiant l’œuvre de quelques chorégraphes français d’aujourd’hui, c’est aussi une chronique des mœurs de ce temps que nous écrivons. Partant de Lifar, nous montrerons tout d’abord comment la danse académique sert de tremplin aux recherches les plus divergentes. La plupart des chorégraphes dont nous allons parler sont issus du néo-classicisme dont l’Opéra de Paris fut longtemps le foyer.
Nous négligerons ici la « petite histoire », celle qui peut amuser les amateurs d’anecdotes ou alimenter les passions, pour ne retenir que les grands courants, les tendances soutenues, les idées-forces, ou les manifestations de l’esprit de novation.
* * *
Le temps n’est plus où la danse pouvait être exaltée par le lyrisme romantique qui célèbre les hauts divertissements. Terpsichore se mêle plus étroitement à nos bonheurs familiers. Notre civilisation explosive appelle, en réaction, un art plus intimiste: à la fusée-gigogne du ballet interplanétaire répond l’adage où la danseuse inscrit dans l’espace une ligne aussi harmonieuse que précise.
Le miracle d’équilibre que les hommes attendent d’un fallacieux âge d’or, la danse en donne l’image dans ces moments de suspens où s’épousent la discipline et la liberté, la palpitation charnelle et l’antique sagesse.
Sur l’écran de l’impondérable, sur le fond mouvant de la lumière et de la mélodie, les statues animées profilent leur amoureuse perfection, et notre émerveillement ne se lasse pas de déchiffrer l’écriture ombrée d’un beau corps.
Quand surgissent les danseurs et qu’ils se livrent au grand jeu des pas et des rythmes, des gestes et de la musique, ils apparaissent comme le symbole fragile de ce qui naît et de ce qui meurt; ils dressent vers le ciel, en pierres invisibles, un édifice qui s’écroule à peine ébauché. Ils sont l’aube et le crépuscule, mais, entre ces deux moments fugaces, ils ont fait entrevoir aux yeux de notre imagination, aux regards de notre fantaisie, par delà nos rigoureuses pensées, la nudité du jour, le rayonnement de la vie, le monde où s’apaise le désir, les fontaines où s’étanchent toutes les soifs du cœur ou de l’âme.
SERGE LIFAR
(19-37)
Pour comprendre le ballet moderne, il importe d’inscrire la danse non seulement dans l’évolution esthétique du XXe siècle, mais aussi dans une courbe psychologique englobant l’homme tout entier. Un ballet tel que l’Après-midi d’un faune est lié, tout à la fois, à une mythologie naturiste, au symbolisme mallarméen et aux découvertes freudiennes. Au simple divertissement de style antique cher à nos pères, la musique d’un Debussy ajoute le sortilège d’une alliciante modernité, tandis que notre fatigue d’hypercivilisés se réfugie furtivement dans un voluptueux nonchaloir.
On pourrait multiplier les exemples de ballets chargés ainsi d’un potentiel lyrique qui se libère plus ou moins suivant le talent des interprètes (Nijinsky ou Lifar dans le rôle du faune pour nous en tenir à l’exemple précité) et suivant le degré de réceptivité des spectateurs.
Une œuvre chorégraphique ne délivre son message que si elle trouve une audience préparée par tout un climat d’intelligence et de sensibilité. La Table verte de Kurt Jooss et la Symphonie pour un homme seul de Béjart n’ont été adoptées par un large public, malgré leur caractère percutant et subversif, que parce qu’elles répondaient à une secrète attente.
L’accord entre le danseur et le spectateur ne s’établit pas d’emblée, et il a fallu une lente préparation pour que l’homme du demi-siècle se sente accordé aux « images mouvantes » proposées par le chorégraphe. Il est vrai que le cinéma avait collaboré puissamment à cette initiation, si bien qu’on ne peut guère dissocier, dans une synthèse comme celle que nous tentons ici, deux esthétiques qui se préparent en studio: celle du ballet et celle de l’écran.
Ce qui est propre au ballet, toutefois, c’est la découverte du corps humain. Cela date peut-être d’Isadora Duncan, malgré les voiles dont se drapait la danseuse néo-grecque. Mais c’est avec les Ballets Russes que l’élément plastique ⎯ qu’il s’agisse du corps ou du décor ⎯ a pris une souveraine valeur dans l’art chorégraphique. Les contemporains n’ont peut-être pas discerné tout ce que Diaghilev avait fait pour la libération corporelle. Un André Levinson était frappé bien davantage par l’importance accordée, dans les Ballets Russes, à la plastique picturale. Il écrivait dans La danse d’aujourd’hui: « M. de Diaghilev asservit le danseur à la dictature orgueilleuse du peintre de décors, il donna à l’élément musical le pas sur l’inspiration chorégraphique en adaptant d’autorité à la scène des œuvres de concert se suffisant à elles-mêmes; il plia la danse à l’imitation forcée des modes de figuration picturale ou des conventions plastiques, la condamna à n’être plus que le pastiche d’une lécythe attique ou bien d’une miniature persane; il la lança dans un tour du monde en quatre-vingts ballets ».
Ceci fut écrit en 1929. C’est l’année où Serge Lifar devint maître de ballet à l’Opéra de Paris, inaugurant les temps modernes pour la vétuste Académie de danse qui en était encore au style 1900. Serge Lifar va-t-il continuer sur la lancée du Renard, de Stravinsky, qu’il avait réglé la même année pour les Ballets Russes? Non, il entend prouver à ceux qui veulent chasser « le Cosaque hors du temple de Terpsichore » qu’il sait provoquer une révolution sans mettre le feu au Palais Garnier. Les Créatures de Prométhée, le seul ballet composé par Beethoven, vont lui donner l’occasion d’affirmer sa maîtrise.
Les Créatures de Prométhée
Cette tragédie chorégraphique, créée à Vienne le 28 mars 1801 par le célèbre danseur italien Salvatore Vigano, qui en avait établi le livret pour Beethoven, permettait au jeune Lifar de marquer de son sceau le rôle de Prométhée. Par Vigano, élève du maître de ballet français Dauberval, le nouveau chorégraphe de l’Opéra remontait aux sources du ballet classique tel que l’avait créé le législateur de la danse académique, Noverre.
Si Lifar reprit l’argument de Vigano ⎯ le mythe des statues animées initiées successivement à la musique, à la tragédie, à la comédie, à la danse pastorale et à la danse héroïque ⎯ il mit l’accent sur une interprétation toute personnelle du rôle du titan. Et ceci répondait à son tempérament de novateur qui pouvait modeler, quasi à son gré, les danseuses changées en statues. Coiffé d’une cagoule et uniquement vêtu d’un court tablier de cuir, Lifar imposait, en même temps que son personnage, un nouveau style où la force athlétique était uniquement dominée par les exigences du rythme.
C’était le triomphe de l’harmonie corporelle sur la convention vestimentaire. Comme Prométhée, Lifar allait ciseler les statues de la danse, les animer, les « sensibiliser ». Dans sa juvénile vitalité, il se sentait de taille à devenir le « plasmateur du ballet ».
L’instinct avait ici autant de part que le savoir-faire. Lifar avait emporté, de son passage aux Ballets Russes, en même temps que la soif d’innover, le goût d’une action dramatique qui n’excluait ni la parodie, ni le bizarre, ni les excentricités, ni les acrobaties empruntées au cirque ou au stade.
Le chevalier errant
Tout ceci vaut également pour Le Chevalier errant, chorédrame où Lifar a été servi par une musique extrêmement lyrique de Jacques Ibert.
Le rôle de la musique dans Le chevalier errant pourrait faire de ce ballet une œuvre de transition, de caractère expérimental, parlant de ce chorédrame et de Lucifer, Pierre Michaut écrit, en effet: « Mimodrames, oratorios scéniques, tragédies dansées... nous serions tenté [sic] d’y reconnaître une expérience du théâtre chanté qui tente, par-delà les formules peut-être épuisées de l’opéra et du drame lyrique, de survivre en s’introduisant dans le ballet ».
Ce ballet « chevaleresque », qui s’inspire du Don Quichote, pourrait passer pour un retour au héros solitaire. Lifar lui-même voit dans le Chevalier à la Triste Figure « le triomphe de l’individualisme, l’orgueilleuse et sublime affirmation de l’homme seul ». Toutefois, le rôle donné par le choréauteur aux quatre femmes équilibre l’œuvre du point de vue scénique. Ce sont quatre images idéales, quatre projections des états d’âmes du Chevalier de la Manche. De son propre aveu, Lifar a voulu réaliser ici une « transposition impressionniste » du roman de Cervantès.
Retenons l’épithète « impressionniste » qui rejoint ce que nous disions plus haut de la diffraction chorégraphique exigeant du spectateur qu’il fixe lui-même les traits mobiles de l’image proposée par la danse. Autrefois la fantasmagorie avait besoin de l’intervention constante du machiniste. Aujourd’hui, c’est l’imagination du spectateur qui doit apprivoiser les sortilèges et prospecter l’aire des mirages.
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Le lyrisme corporel
(38- 39)
Quand, avec plus de recul que celui dont nous disposons aujourd’hui, on voudra juger l’oeuvre de Serge Lifar, on s’apercevra qu’il fut non seulement le choréauteur du style néo-classique, mais qu’il a aligné la danse sur la peinture et la sculpture en incessante évolution. Il l’a préparée à s’intégrer dans les techniques nouvelles du cinéma et de la télévision. En concentrant ses efforts sur le lyrisme corporel ⎯ qu’il agisse du monologue du soliste ou du dialogue du pas de deux —, il a prédisposé l’artiste de la danse à devenir un interprète idéal pour le petit écran.
Quel que soit l’avenir des arts dans un monde livré de plus en plus aux monstres du machinisme, dans un univers où l’acier et l’énergie atomique ont malheureusement plus de prix que la chair et le sang, on saura gré à Serge Lifar d’avoir ⎯ tel un nouveau Prométhée dérobant le feu sacré pour en animer ses créatures ⎯ suscité des mirages, allumé des féeries, exalté par le mouvement cet inégalable chef-d’oeuvre qu’est le corps humain.
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MAURICE BEJART
(137- 151)
En ces années tournantes pour l’art du ballet, le nom de Maurice Béjart s’est imposé de plus en plus comme celui du créateur le plus incisif, le mieux accordé à la sensibilité de l’époque.
Car ⎯ on a vu se dégager cette idée au cours des chapitres précédents ⎯ c’est moins le génie inventif ou le lyrisme inspiré du chorégraphe que sa puissance de choc qui lui ouvre l’audience d’un large public.
L’œuvre de Béjart s’est inscrite, pendant quelque temps, entre la Symphonie pour un homme seul et Sonate à trois. Un philosophe de la danse eût pu tirer une sorte de métaphysique de ce passage de la solitude absolue à la solitude à trois dans l’infernal huis clos. Or le récent Orphée remet tout en question. Toutefois, on ne peut ignorer une douzaine d’œuvres, majeures ou mineures, psychanalytiques ou légères, mythologiques ou burlesques qui constituent à ce jour l’œuvre du plus dynamique des choréauteurs français d’aujourd’hui.
Symphonie pour un homme seul
Quelles que soient les futures créations de Maurice Béjart, son nom restera attaché à cette Symphonie pour un homme seul qui est véritablement le ballet du demi-siècle, l’œuvre chorégraphique où toute une génération a reconnu l’image de l’homme moderne écrasé par la machine, obsédé par le bruit, harcelé par les impératifs des idoles que son caprice a façonnées ⎯ à commencer par la femme.
L’œuvre prend vraisemblablement sa source dans des gammes de gestes et de sons qui n’étaient, à l’origine, que des exercices intérieurs. Leur extériorisation fut lente, et la Symphonie n’a pris sa forme définitive qu’après de multiples remaniements. Elle comporte onze séquences dont nous voudrions noter ici le détail, étant donné la valeur historique de l’œuvre: « Prosopopée expose divers matériaux sonores formant une phrase initiale et se poursuit en un développement où alternent le « piano préparé » et la voix fredonnée. Partita ménage un repos avant la Valse, combinaison ternaire où des fragments vocaux sont opposés à des prélèvements orchestraux. Erotica précède un Scherzo d’allure humoristique. La seconde Prosopopée reprend et développe certains motifs de la première. Le mouvement suivant s’intitule Eroïca. Dans Apostrophe se dégage le seul élément vocal intelligible de toute l’œuvre: le mot « absolument », un instant tiré de l’indistinct, se désagrège et retourne à la masse sonore. Un Intermezzo assez lent, au verbalisme mystérieux, et une Cadence préparent à la Strette, laquelle, après un début profond, termine l’œuvre sur une stridence éclatante et comme saturée de jubilation ».
Il faut souligner, tout d’abord, la force expressive de cette « symphonie de bruits humains » qui trace un chemin rocailleux, hérissé, tortu, dans la forêt de symboles qu’est l’univers des sentiments et des pensées. La musique concrète de Pierre Schaeffer et Pierre Henry suggère à Béjart une « projection » en solo, puis en « ballet de chambre », de gestes et d’attitudes traduisant les hantises de la vie d’aujourd’hui. L’homme moderne est sollicité insidieusement par des appels mal formulés et brutalement par le vacarme mécanique. Il ne rencontre sur sa route que chicanes et impasses. La femme elle-même n’est pour lui qu’une entrave: elle est incapable de briser la solitude d’un homme captif dans le recès de sa conscience. Les cris moqueurs, les chuchotements, les tintements de cloche ou de poutrelles métalliques, les mots impérativement susurrés, les câbles qui invitent à l’évasion « par le haut » et cette gymnastique de cour de prison, tout finit par composer une étrange poésie de cauchemar qui envoûte lentement.
Le teck
L’envoûtement, Maurice Béjart a cherché parfois à le faire naître par des moyens extra-chorégraphiques. Le teck, par exemple, impose au spectateur le profil oppressant d’une énorme mâchoire de bois qui se refermera sur la femme comme un piège atroce, avec l’implacable fatalité d’une mécanique de torture. La chorégraphie commence par apprivoiser cet engin maléfique ⎯ une sculpture abstraite de Martha Pan ⎯ dont le bois est « lisse et soyeux comme une peau ». Mais on comprend bientôt que la mâchoire est un symbole polyvalent: elle signifie l’avidité, la cruauté, le fatalisme, et les familiers du freudisme pourraient certes déceler ici on ne sait quels transferts psychanalytiques. Nous sommes en plein fétichisme érotique et exotique. Le paroxysme ne pourra se libérer que dans un hurlement d’épouvante et de douleur, lorsque la femme sera broyée par le mal qu’elle a déclenché.
Haut voltage
Le même thème de provocation et de punition se retrouve dans Haut Voltage où la tension ⎯ c’est le cas de le dire ⎯ est extrême. L’argument nous présente une femme douée d’un pouvoir surnaturel qui tient de la magie noire ou du magnétisme. Un jeune homme très « réceptif » trouble les séances publiques organisées par la magicienne qui se prend à détester le perturbateur et sa fiancée. Elle transmet au jeune homme une énergie de haut voltage qui fera mourir la fiancée au premier contact. Le plan réussit: devant le cadavre de l’aimée, l’homme excite la foule contre la moderne sorcière qu’il piétine dans un accès de folie.
Outre les analogies avec le Teck, on voit ici comment le thème romantique de la lutte du Bien contre le Mal est transposé dans un appareillage moderne qui tient lieu de morale. C’est le triomphe de la science-fiction au ballet. Le roman d’anticipation remplace les vertus et les vices par des courants de pôles contraires. Haut voltage est une réplique machiniste à la Symphonie pour un homme seul qui tirait sa magie de la seule mécanique des corps. Ici les pylônes, les lampes qui s’allument et s’éteignent sur les derricks apportent un élément artificiel, « impur » du point de vue esthétique. C’est un feuilleton dessiné chorégraphique, un ballet électrique transposant dans le vocabulaire du demi-siècle le combat de la magie blanche contre la magie noire.
Si on entre dans ce... jeu de mécano, on perçoit toute la pathétique vigueur de Haut voltage où les éclats de voix, les balbutiements, les mots inarticulés paraissent gratuits dans l’ensemble du bruitage. Ces raucités et ces borborygmes n’ajoutent rien à la texture sonore, contrairement à ce qui se passe dans la Symphonie pour un homme seul branchée sur l’universel. Quand le jeune homme emporte le cadavre de la jeune fille, on ne voit pas ce que les plaintes proférées ajoutent à l’expression chorégraphique de la douleur.
Arcane
La musique concrète intervient encore dans un autre ballet de Maurice Béjart, Arcane, dont la partition a servi pour Astrologie, un court métrage en quatre séquences de Jean Grémillon.
On l’a fait observer déjà: la musique concrète ne convient qu’à l’expression tragique, voire simplement dramatique. Elle exclut le décor et même tout costume autre que le collant. Le dépouillement doit aller ici jusqu’à la nudité. Tous les éléments doivent concourir à créer ce que Jacques Baril a appelé, à propos d’Arcane, « un univers de concentration solitaire ».
Tanit
À mi-chemin entre les ballets noirs de Béjart et ses ballets roses nous placerions volontiers Tanit. C’est un de ces ballets d’action qui, à cause du flou de leur argument, rejoignent le ballet abstrait, l’accent étant mis sur l’intensité dramatique des gestes ou sur la disposition plastique des personnages à travers l’échiquier du plateau.
L’argument de Tanit ou le crépuscule des dieux nous parlant, sans précision, d’étranges rites d’initiation, l’imagination du spectateur peut se donner libre cours sans qu’il s’attache passionnément à ce mythe mettant aux prises la déesse au double visage et, d’autre part, l’Homme et la Femme.
La scène est un temple où se dresse la statue bifide qui reçoit l’hommage des humains. L’homme et la Femme se trouvent emportés dans une aventure régie par les charmes et les maléfices. Où sont les confins de l’humanité et de la divinité? Cela importe peu au spectateur qui néglige la fable mythologique pour ne considérer que le jeu.
Nous avons noté déjà la tendance du ballet moderne à revenir à la pantomime. La musique « orientalisante » de Maurice Ohana favorise l’enchantement ambigu où les personnages peuvent jouer du suspens, comme le compositeur joue du silence. Les poses acrobatiques, les rejets de bras, les enjambements, tout concourt à tisser un réseau initiatique, ⎯ un réseau aux mailles trop lâches. Là Maurice Béjart pourrait serrer la trame et même tailler dans l’étoffe sans nuire à l’ensemble.
De « L’étranger » aux ballets gais
L’étranger est aussi un ballet d’entredeux. L’argument est quelque peu littéraire: « Un pays chaud. Les êtres glissent le long des rues à la recherche de l’ombre, à la recherche d’autres cieux, à la recherche d’autres visages. Un étranger passe, bouleversant la monotonie des jours, les hommes oublient un instant leur lassitude. Elle oublie un instant son angoisse et sa solitude. Un étranger passe mais ne demeure pas; un ailleurs le réclame. Et les jours reprennent leur cours sous la lumière implacable qui filtre à travers la prison des canisses. Mais elle brisera la cage et partira à la poursuite de son rêve ».
Le décor de Bernard Daydé s’accorde harmonieusement à la musique de Villa Lobos pour donner à cette esquisse exotique sa pointe de dépaysement. Antonio Cano scande ici un zapateado que lui a appris le grand d’attente. Cette parade trépidante du mâle tisse peu à peu une sorte de réseau torpide que la Femme rompt brusquement en se jetant contre les énormes persiennes dont elle brise les lattes de tout son corps tendu vers l’évasion.
La mégère apprivoisée, Le parfum de la dame en rouge, La belle au boa, Le balayeur, Chapeaux, Voilà l’homme, Pulcinella, autant de ballets où Maurice Béjart a donné libre cours à la part chaplinesque de son tempérament. La plupart de ces œuvres ont été composées pour la télévision et réglées selon l’optique du petit écran ou de la scène exiguë de cabaret.
Maurice Béjart nous ramène souvent, du point de vue technique, à la plaque tournante des diverses esthétiques de la scène. Il a travaillé pour le cinéma et pour la télévision autant que pour le spectacle de ballets. Dès lors il est au confluent des divers courants d’où naîtra tôt ou tard un nouveau style chorégraphique.
Orphée
Pionnier de la modernité, Maurice Béjart est-il voué au ballet expérimental? Ne pourra-t-il donner enfin toute sa mesure dans une œuvre d’envergure? Le feu qui anime cet artiste est sans cesse attisé par le souffle de la recherche, et c’est à une vaste flambée que nous a fait assister la dernière œuvre importante de Béjart: Orphée.
Nous ne pouvons en juger que d’après une version mise en scène pour la télévision, mais déjà apparaît plus nettement le sentier neuf que Maurice Béjart se fraie à travers la forêt de symboles qu’est aussi le monde des signes et des formes aux yeux d’un véritable artiste. Son Orphée, c’est le poète qui joue et gagne, parce qu’il est le prototype de l’humanité en marche vers la beauté, vers une vie qui ne doit plus rien à la terrestre existence. Le « sang d’un poète », comme celui des martyrs du christianisme, peut-être une semence d’immortalité.
L’accommodation peut surprendre les profanes. Mais on a pu maintes fois rapprocher Orphée du Christ sans qu’il y ait là une pensée sacrilège. En se maintenant dans les limites de l’esthétique, on peut faire observer, tout d’abord, que du point de vue de la plastique de l’image et du symbolisme scénique, on pourrait établir un parallèle entre l’Orphée de Béjart et celui de Cocteau, ce dernier ayant été, on le sait, aussi tenté par l’art du ballet que par celui du cinéma.
Bornons-nous, en attendant, à indiquer brièvement l’argument de cet Orphée nouveau pour qui, selon le voeu de Rilke, « chanter, c’est être ».
Le premier tableau nous montre Orphée aux prises avec la solitude. Le départ le délivrerait de ses phantasmes, mais une ombre lui barre la route: son inspiration, l’autre part de lui-même, qu’il faut tuer si l’on veut s’évader. Pour ce tableau, le décor de Rudolf Küfner esquisse le dessin d’une frise grecque, et les gestes d’Orphée épousent ces mouvements anguleux des triglyphes et des métopes. C’est l’ébauche d’un fronton corporel. Le cantique des colonnes viendra-t-il plus tard?
Parce qu’il veut reprendre l’aventure humaine à son origine, nous voyons Béjart associer au mythe grec des ébauches d’attitudes orientales. L’Asie de Ram Gopal n’est pas loin, avec ses poses hiératiques. Au troisième tableau, intitulé « Tam tam », ce sera l’Afrique avec ses rythmes obsessionnels, avec l’envoûtement des corps qui ondulent et se cambrent devant la montée d’une joie encore animale. La musique concrète de Pierre Henry a cherché du côté du Musée de l’homme des consonances et des dissonances exotiques, tandis que pour le tableau du départ – le deuxième - elle emprunte au roulement des trains, au sifflement des locomotives dans la nuit, à la trépidation des ponts métalliques, au vrombissement des avions, au hululement des sirènes maritimes le fond sonore des voyages au long cours.
Le danseur redevient mime parfois, mais c’est un pas en arrière pour mieux bondir, car voici qu’il invente de nouveaux entrelacs de bras et de jambes pour d’audacieux pas de deux. Il compose, décompose, recompose sans désemparer une géométrie corporelle où on oublie la performance acrobatique pour ne considérer que cette écriture nouvelle qui dépayse, intrigue, déconcerte et finit par séduire.
La deuxième partie du ballet qui montre la transfiguration d’Orphée après sa mise à mort par la foule atteint une sauvage grandeur. Sauvage, parce que les mots grecs hurlés par la foule ont la dureté du silex, mais on voit peu à peu ces pierres s’ordonner et s’élancer comme des fûts vers la limpidité d’un ciel lyrique.
Œuvre complexe, composite, traversée de grands cris, portée par le souffle puissant de la maturité, Orphée n’est pas encore un aboutissement, mais c’est un large palier sur la route ascendante de Maurice Béjart. Ce n’est pas sans regret que nous voyons le choréauteur renoncer à la magie musicale pour se complaire dans l’étrangeté des sons.
La zone expérimentale que nous traversons avec Maurice Béjart nous conduira-t-elle vers des plages plus amènes, vers des sites plus apaisés?
Il nous suffit de savoir dès à présent qu’une nouvelle forme d’art chorégraphique est née avec Orphée. Partant du vocabulaire classique, le choréauteur le plus inspiré depuis Lifar a rénové le ballet non seulement sans étouffer le lyrisme de la danse mais en la haussant jusqu’au langage dramatique le mieux accordé à la sensibilité des hommes d’aujourd’hui.