La renaissance du ballet dans le monde
(p407-408)
Depuis quelques années, nous assistons à une véritable renaissance du ballet, et il y a là un phénomène esthétique qui retient même l’attention du profane. A l’âge du cinéma, cet autre art du mouvement qu’est la danse retrouve un essor qu’il n’avait plus connu depuis quarante ans, depuis cet âge d’or qui vit la naissance des Ballets russes de Serge de Diaghilev.
Faut-il rappeler que le ballet a d’antiques lettres de noblesse? A s’en tenir à la France, il remonte au XVIe et, très précisément, au « Ballet comique de la Reine » composé par Beaujoyeulx, en 1581, pour Catherine de Médicis. On trouve le récit de cette aventure spectaculaire dans toutes les histoires du ballet dont la dernière en date et la plus somptueuse est celle de Boris Kochno (1).
Les créations chorégraphiques de ce milieu du XXe siècle peuvent-elles se comparer à celles des Ballets russes? Ceux-ci se déroulèrent dans un étrange climat de révolution picturale et musicale qui émerveilla les contemporains. Il faut lire les effusions passionnées de la comtesse de Noailles s’écriant, par exemple, au lendemain de la première soirée de Shéhérazade, au printemps de 1909: « Il semblait que la création du monde ajoutât quelque chose à son septième jour (...) Je voyais ce qui n’avait point existé encore ». Et plus loin, à propos de Nijinsky, le poète du Coeur innombrable ajoutait : « Qui a vu danser Nijinsky reste appauvri à jamais de son absence (...) Qui ne l’a pas vu ignorera toujours ce qu’est un adolescent puissant, ivre de force rythmique, terrifiant par le ressort des muscles, comme l’est, pour un enfant dans la prairie, la sauterelle faisant jouer la coudure altière de sa jambe d’acier ».
Aujourd’hui, la révolution est faite et nous sommes, en quelque sorte, au bout de nos surprises. Nous n’avons plus ni Nijinsky, ni Pavlova, et malgré l’efflorescence profuse du ballet, aucun danseur n’est assez parfait, de nos jours, pour susciter un lyrisme aussi fervent que celui de la comtesse de Noailles.
Nous pourrions décrire le chassé-croisé international des compagnies européennes, américaines, asiatiques ou africaines apportant à toutes les capitales, et parfois même dans les plus petites villes, des joies nouvelles et surtout le délicat plaisir de comparer des techniques variées ou les diverses manières d’interpréter les grands classiques du ballet. La ronde ne se dénoue jamais, et à peine avons-nous épuisé les sortilèges orientaux que d’Espagne ou de Danemark d’autres surprises nous arrivent comme pour maintenir sans cesse en alerte notre inépuisable curiosité.
Et cependant, après avoir proliféré en tous sens, après avoir cédé au surréalisme aussi bien qu’à l’expressionnisme, le ballet marque, cette saison, un temps d’arrêt, comme s’il n’arrivait pas à digérer sa richesse. L’heure est donc favorable pour faire le point, pour dénombrer les pouvoirs de cet art toujours neuf et pour en mesurer les limites.
Le ballet moderne
(410-413)
La modernité, dans le ballet d’aujourd’hui, est représentée, avant tout, par Roland Petit. Hâtons-nous d’en parler avant que l’expérience des Ballets de Paris ne prenne fin, car on prête à Roland Petit – plus souvent à Hollywood qu’à Paris – le dessein de faire de l’opérette à grand spectacle. Même si son effort ne devait avoir qu’une valeur « historique », il vaudrait d’être rappelé car il constitue un moment de l’esthétique chorégraphique de notre temps. Des Forains (de Sauget) au Loup (de Dutilleux) en passant par Le jeune homme et la mort (imaginé par Cocteau), Roland Petit a déployé toute une gamme de spectacles dansants qui témoignent d’une étourdissante fantaisie et d’une inépuisable imagination scénique.
Nous avons rencontré la maman de Roland Petit, l’an dernier, et elle nous a raconté comment, dès l’âge de sept ans, son fils avait le goût de la mise en scène. Au temps de Noël, il convoquait les gosses du quartier pour composer des tableaux vivants inspirés de l’étable de Bethléem. Par certains côtés, Roland Petit est resté un gamin de Paris, et c’est pourquoi les Français lui passent ses sautes d’inspiration, ses audaces, voire ses contradictions. À Françoise Reiss qui l’interrogeait, Roland Petit disait : « J’espère que vous n’avez pas noté tout ce que je viens de vous dire, parce que dans une heure je serai d’un avis opposé... ».
Roland Petit est un chorégraphe d’humeur. Il affecte de n’avoir ni théories, ni idées générales sur la danse. Il crée, c’est tout. Ceux qui ont travaillé avec lui le décrivent comme un phénomène, comme un metteur en scène au goût très sûr, à l’imagination surabondante. Sa réussite tient, en partie, à ce don d’improvisation et de perpétuel renouvellement.
Dans la revue Symphonie(2), Henri Sauguet a raconté la naissance des Forains, en février 1945. La musique fut écrite en trois semaines. Tous les jours, Sauguet allait porter « un bout de musique » à Roland Petit qui composait sa chorégraphie dans quelque studio de Montmartre. Les derniers éclairages furent réglés au moment où le public pénétrait dans la salle pour la « première ». Et Sauguet ajoute : « J’avais mis dans ma musique mon vieux goût des fêtes foraines, des représentations nomades et toute ma compassion des artistes errants qui portent le rêve et la fantaisie sous des oripeaux ternis et fanés, mais dans lesquels survivent encore l’or et la pourpre. Nous n’avions pas pensé aux lendemains de notre œuvre commune. Nous l’avions composée pour un soir ».
La plupart des ballets de Roland Petit sont nés, semble-t-il, de cette manière, et c’est pourquoi nous avons cité Sauguet. Le ballet moderne a besoin, croyons-nous, de cette fièvre créatrice, de ces élans un peu inconsidérés et de ces repentirs. Je me souviens d’avoir assisté, dans un studio parisien, à l’élaboration de quelques scènes d’un ballet de Serge Golovine, Feux rouges, feux verts. Le compositeur, Pierre Petit, était au piano, et l’auteur de l’argument, Louis-Bertrand Castelli, nous expliquait le scénario. Pendant ce temps, Serge Golovine décrivait, en anglais, à Kathleen Gorham, qu’on appelait alors « la plus petite danseuse du monde », les sentiments qu’elle devrait traduire dans sa danse. La « chose » naissait, par une sorte de génération spontanée. Les pas classiques intervenaient. On reconnaissait les « attitudes » et les « adages », mais il ne s’agissait plus de situations mythologiques ni de sentiments romantiques. C’étaient des pensées et des sensations d’aujourd’hui que cette danse tendait exprimer désespérément. Il importe peu que le ballet de Serge Golovine n’ait pas rencontré l’adhésion des spectateurs : nous avions touché du doigt le mécanisme du ballet moderne qui sur des pas anciens veut proférer des mots nouveaux.
Faut-il rappeler ici les grandes créations de Roland Petit, le Loup, Deuil en vingt-quatre heures et sa Carmen qui a fait couler tant d’encre ? On considère Le Loup (sic) comme le ballet le plus original de Roland Petit, à cause de la parfaite coordination, dans cette œuvre, de la musique, de la chorégraphie et du décor. C’est un ballet féerique où le symbole des métamorphoses n’est pas trop appuyé, où, dans la progression dramatique, on reconnaît la main d’un maître de la scène, Jean Anouilh. Le mimodrame et la danse s’épousent ici aussi étroitement que la comédie humaine et la comédie animale. C’est le thème légendaire de « la belle et la bête » repris sous une forme nouvelle et quelque peu moralisatrice. La belle et le loup sont unis comme si l’amour était plus fort que l’espèce, comme s’il pouvait humaniser un animal.
Dans Adame Miroir (qui s’inspirait de concepts existentialistes formulés par Jean Genet), Roland Petit avait affirmé déjà son goût du ballet philosophique. Il retournera au ballet à thèse avec un argument d’Orson Welles, The lady in the ice (« La femme dans la glace »). Dans cette œuvre allégorique, Orson Welles a voulu démontrer que « l’amour de deux êtres ne peut jamais atteindre une égale intensité au même moment ». L’échec de ce ballet philosophique a prouvé que cérébralisme et chorégraphie ne pouvaient faire bon ménage.
L’expérience des foules américaines aura éloigné Roland Petit du ballet à thèse pour le confirmer dans ce goût du music-hall qui s’était exprimé dans Carmen, ce ballet si discuté que des critiques tiennent pour le prototype du ballet moderne. A propos de Carmen, Olivier Merlin écrivait, dans L’art du ballet des origines à nos jours(3) : « Il y avait une sorte de fauvisme des origines dans le style chorégraphique de Roland Petit. En comparant rétrospectivement Carmen aux Forains, on s’aperçut que ce fauvisme était retourné aux sources mêmes du naturalisme, et qu’il abandonnait volontiers les thèmes surréalistes aux ballets Kochno (La rencontre) et aux ballets Cuevas (Trisan fou) ». Et le critique ajoute qu’il s’agissait non pas de mimodrame avec des poses plastiques, mais bien d’un théâtre dansé interprétant en haute voltige le thème de l’amour charnel.
Théâtre dansé... C’est à cette formule que s’attacherait désormais Roland Petit à son prochain retour en France. Il renouvellerait le genre de l’opérette en y introduisant son style chorégraphique où les pas classiques s’entoureraient d’acrobaties, de danses de salon, de choeurs parlés comme dans Carmen. Toutes les surprises sont possibles avec ce réalisateur-né, avec ce virtuose de la mise en scène.
Ecrirait-on encore aujourd’hui que Roland Petit est le premier grand chorégraphe français depuis Marius Petipa? Son instabilité inquiète, son humeur esthétique extrêmement variable, si elles aiguisent ses facultés créatrices, l’empêchent peut-être d’être un rénovateur à l’influence durable. Il serait d’ailleurs le premier à en convenir et à nous engager à ne pas faire de lui un nouveau Diaghilev.
Peut-être le destin de Roland Petit est-il d’être, en quelque sorte, le Rimbaud du ballet moderne, l’éveilleur génial qui fait jaillir un lyrisme neuf, puis qui se perd dans des tâches plus concrètes. Toutefois, il est piquant de noter ici qu’à la fin de sa vie, à une heure où il ne pouvait prévoir sa fin prochaine, Serge de Diaghilev avait eu l’idée, lui aussi, de renoncer au ballet pour créer des opéras ou organiser des concerts.
Aux Etats-Unis
(420-421)
Nous n’avons pas vu La cage où s’exprime un érotisme quasi sadique, mais le programme présenté à Bruxelles par Balanchine et par Robbins – qu’on a appelé « le Roland Petit américain » – était assez varié pour nous donner un panorama complet des possibilités chorégraphiques de cette compagnie qui est au confluent de plusieurs courants esthétiques. Nous nous sommes trouvés en présence d’un art intercontinental que l’on pourrait qualifier de russo-américain. Au lendemain de la première représentation, nous écrivions que Balanchine tentait de concilier « les hauts enseignements de la tradition franco-russe avec un certain style américain, où interviennent des éléments aussi divers que la stature des danseurs, ou la préférence du public d’outre-Atlantique pour le rythme rapide ». Et nous notions, à propos de la Valse de Ravel: « Cette féerie tourbillonnante donne la mesure de ce que peut réaliser un créateur disposant d’inépuisables moyens scéniques, qui lui permettent d’innover aussi bien dans la magie des éclairages et dans la diaprure des étoffes que dans le contrepoint des figures et de variations ».
Balanchine reste donc aux avant-postes du progrès chorégraphique. Il lui arrive de renoncer aux austères disciplines du classicisme pour miser sur le modernisme, sur l’effet de surprise, mais même alors il ne renie rien d’essentiel et garde le contact avec ses maîtres des premières années du siècle.
Martha Graham
Toute différente est la direction prise par une autre troupe américaine: celle de Martha Graham qui se rattache non au classicisme mais à une idée moderniste qui a aussi ses traditions puisqu’elle remonte à Isadora Duncan pour se prolonger par les vedettes de l’expressionnisme allemand: von Laban, Mary Wigman et Kurt Jooss.
Ce qui apparaît, tout d’abord, dans un spectacle de Martha Graham, c’est le souci de n’imiter personne et de situer le ballet au carrefour de la musique, du poème et de la danse. Elle ne fait appel qu’à des compositeurs tels que Hindemith, Menotti, Copland ou à des chercheurs de sons et de rythmes inconnus de ce côté-ci de l’Atlantique. Les costumes sont ternes, entravés, et le décor n’est nullement utilisé pour provoquer la joie des yeux. Quant à la chorégraphie, elle comporte des acrobaties et des contorsions à ras du sol. Les partisans de l’expressionnisme défendent ce choix du plan horizontal en faisant valoir qu’il donne plus de force à l’expression.
Nous reviendrons là-dessus, un jour, à propos des danses orientales auxquelles se réfère Martha Graham... Les gestes de ses danseurs visent souvent à une sorte de statisme, et c’est assez curieux si l’on considère qu’une chorégraphie moderniste pourrait rejoindre les légendes dansées par les peuplades primitives. De même qu’en sculpture les expressionnistes ont rejoint les tailleurs d’images des époques barbares, par réaction contre l’académisme, on observe une identique “courbe rentrante” dans la chorégraphie d’aujourd’hui. Le parallèle pourrait être, d’ailleurs, poussé plus loin en ce qui concerne l’abstraction, le ballet abstrait rejoignant les recherches picturales les plus audacieuses.
Mais ceci nous éloigne de Martha Graham dont nous écrivions, après l’avoir vu danser à Anvers: “Si cet art s’alourdit de trop d’intentions, si son caractère puritain ne laisse pas s’épanouir cette joie un peu sensuelle du corps qui danse, il témoigne d’une vitalité admirable, d’une volonté opiniâtre de trouver, pour exprimer les secrets du coeur, le chiffre d’un nouveau langage”.
Conclusion.
(424-425)
En cet article de généralités, nous n’avons voulu mettre en relief que deux ou trois idées à propos de la renaissance du ballet dans le monde, à savoir que la danse, qu’elle soit classique ou expressionniste, narrative ou abstraite, connaît un essor inouï depuis quelques années, comme si elle répondait mieux que d’autres arts à un goût de l’image et du mouvement que le cinéma et la télévision ne peuvent toujours satisfaire d’une manière harmonieuse aux yeux des raffinés.
En outre, on peut rattacher l’essor actuel de la danse à la multiplicité des recherches dans le domaine des arts plastiques. Comme la peinture, la danse cherche à se renouveler en marge du figuratif, par la prospection de l’abstrait; comme la sculpture, il lui arrive de se retrouver, à force de tendre à l’expressivité, dans le dépouillement un peu rugueux du primitivisme. Sur ce point, la danse rejoindrait ce courant anti-moderniste qui fuit l’hypercivilisation machiniste pour retrouver des zones vierges, des sources impolluées, l’homme intact d’un chimérique âge d’or. Mais revenons sur terre, c’est-à-dire sur le plateau.
Les meilleures compagnies de ballets poursuivent actuellement un double but : maintenir les bases fondamentales de la danse académique, tout en s’ouvrant aux plus audacieuses expériences. Jeu de balançoire à visées commerciales? Pas du tout. Reconnaissons plutôt que, placés au carrefour de tous les arts, les créateurs de ballets ont conscience de la vanité de recherches qui ne s’appuieraient pas sur une solide infrastructure. C’est parce qu’ils on fait leurs classes avec des maîtres rigoureux que Lifar, Balanchine, Massine, Dolin, Ninette de Valois, Bronislava Nijinska, Zvereff, Etchevery peuvent aujourd’hui, chacun dans son aire d’action, canaliser le fleuve des expériences bouillonnantes.
À l’heure où la littérature et la peinture lassent leurs admirateurs les plus intrépides, à l’heure où le cinéma s’empêtre dans des expériences techniques dont il attend une “voronovisation”, la danse est peut-être le seul art qui se sente suffisamment jeune pour se renouveler perpétuellement, parce qu’il est lié physiologiquement à la chair et au sang. Ceux qui se complaisent dans une vision apocalyptique du monde imaginent même que la danse, étroitement nouée à la vie, serait seule à subsister, avec le chant, si quelque cataclysme détruisait toutes les œuvres humaines et tous les moyens de création. La danse serait la dernière à périr, aprè avoir été le premier des arts.
Laissons cette littérature d’anticipation pour considérer que le progrès de la danse favorise également le progrès de la musique et celui de la peinture. Faut-il rappeler, à ce propos, que la seule création des Bals de Paris, à la Monnaie, a mis à la tâche onze compositeurs belges qui ont rivalisé d’ingéniosité. Un Etat plus soucieux de mécénat aurait même pu saisir cette occasion pour faire appel à des peintres et à des dessinateurs de costumes. Ne parle-t-on pas de doter un jour la Belgique d’un Ballet national qui entraînerait dans son sillage les peintres aussi bien que les musiciens?
En attendant, on pourrait rappeler ici, à propos de la polyvalence artistique du ballet, ce qu’écrivait Lucien de Samosate, au début de notre ère, en parlant de la danse: “Elle s’est développée et, de progrès en progrès, il semble qu’elle a atteint aujourd’hui son plus haut point de perfection et qu’elle est devenue un art précieux, varié, qui réunit tous les genres d’harmonie et les talents de plusieurs Muses”.
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(1) Editions Hachette, Paris.
(2) Numéro de février-mars 1954. Librairie Chaix, Alger.
(3) Editions du Tambourinaire, Paris