La danse, miroir de l’Afrique

CHRONIQUE COLONIALE

Les Beaux-Arts 28 Feb 1958French

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Contextual note
Until 1960, Congo (or 'Belgian Congo') was a Belgian colony. The group of Congolese traditional dancers Changwe Yetu obtained an enormous success at the Expo, as Georges Sion reported in his 'L'Exposition en soixante spectacles'. At the same time, staff member of Congolese colonial radio André Scohy tried to show the readers of the Les Beaux-Arts-section 'La chronique coloniale' that to love dancing was naturally rooted in the Congolese 'soul'. He wrote a series of five articles on Congolese dancing, culminating (on May 30th, 1958) in a discussion of the Changwe Yetu dancing project. Before elaborating on the ritual and spectacular functions of traditional Congolese dancing in the middle sections, however, he wanted to make his point by referring to more 'modern' practices and experiences of Congolese dancing. SARMA only publishes this first part because of its uncommon emphasis on Congolese modernity, possibly presenting a critique on the too narrow-minded image of African dancing that was represented at the Expo. Scohy had won the prize for colonial journalism in 1952 with his book "Etapes au soleil". He contributed a good deal himself to popularize the Congolese rumba by broadcasting it on the radio.

UNE RICHESSE INCONNUE

Le bal du samedi soir

« Courant » ... Le mot a été lâché. Nous sommes dans un bar congolais à Léopoldville, à Coquilhatville, à Luluabourg... Peu importe, dans tous ces bars, c’est toujours le même décor que l’on retrouve : les guéridons de métal, leurs pieds rouillés, leurs tables écaillées, pavées de traînées de bière et de coca-cola, le sol de ciment et l’aire carrelée où l’on danse, en plein air. Les bureaux, les ateliers ont déversé dès les cinq heures un flot de pantalons swing qui s’est lié à la marée des pagnes neufs où naphtaline et eau de Cologne composent une douce aigreur.

Quand, par demi-douzaines, déposées sur la table, les bouteilles ont donné aux hommes le rengorgement de ceux qui ont l’argent en poche, et aux filles l’assurance que leurs partenaires n’étaient ni pingres ni pauvres, la musique a commencé.

Une musique étrange - de rumbas, de mambos, de sambas, venues en droite ligne d’Amérique latine. Mais copiées, travesties en déformations locales par des compositeurs du cru. Adaptées, même dans le pire des plagiats, au rythme bantou. Transformées comme le sont les danses elles-mêmes. Ces danses, elles arrivent au cœur de l’Afrique centrale, en général au moment où leur vogue va décliner en Europe.

Comment elles y arrivent ? Regardez les Congolais, le samedi soir, au cinéma : tous yeux braqués, comptant le rythme sur les doigts, ils scrutent les passages où l’on danse, ils regardent comment le cavalier enlace sa dulcinée, comment on invite, comment on déambule; ce qu’ils ont vu au cinéma du samedi, le dimanche, en fins farauds, ils le rééditeront, variantes en plus, dans les bars en vogue. Il y a aussi, en ce qui concerne Léopoldville, l’influence de Brazzaville où reviennent en vacances les étudiants zazous, importateurs des derniers modèles du Quartier Latin. Il y a aussi des professeurs locaux, délicieux autodidactes, qui achètent des manuels dans les libraires, réunissent des auditoires et commencent leur leçon en demandant : « Élève Untel, qu’est-ce que le tango ? » A quoi, l’élève Untel répond avec conviction : « Maître (car ils se font appeler « Maître »), le tango, c’est la danse de l’amour. »

Ainsi, démarre une filière. Elle va se continuer, remontant avec un décalage de plus en plus grand, des fantaisies de plus en plus larges, les escales du fleuve, les postes d’essence au long des routes de forêts, les petites gares perdues au fil des chemins de fer de savane, jusqu’au dernier des hameaux, à la faveur de ces éternels gitans, les Bantous, nés migrateurs et voyageurs. Comme le Manouche, le Bantou a une roulotte dans le ventre.

La fusion collective

On a dit, voici longtemps : « Quand se lève la lune, toute l’Afrique danse. » Aujourd’hui, on peut dire : « Quand s’éclaire dans les bars la première lampe, toute l’Afrique se met à danser. »

Cette Afrique des grandes villes, si mal connue, trop vite décriée, regardons-la dans son bal du soir. Les lumières au néon, ou simplement les ampoules vives tremblotantes sous la poussée d’un groupe électrogène incertain, l’ont tirée de ses cases obscures où triomphe encore la lampe à pétrole. Le bar du quartier, pour le Congolais des cités, c ‘est à la fois son Pigalle et ses Champs-Elysées. C’est là qu’il trouve lumière, joie bruyante, foule chaude, et qu’il échappe à son angoisse de déraciné solitaire. Les six ou les douze bouteilles de bière qui s’étalent en triomphe sur la table devant les amis réunis, ce n’est pas signe facile d’ivrognerie; généralement, elles ne sont pas renouvelées, elles demeureront là, débouchées pompeusement, jusqu’à la fin de la soirée.

Voilà que les premiers couples se sont formés. Des couples savants qui ne dansent encore que des choses « distinguées » : la valse, le tango. C’est plus tard que vont dominer les autres rythmes. Pendant des heures, pagnes vont tournoyer ; des heures où lentement se prépare quelque chose qui sera la révélation d’un instant.

Déjà, à certains moments, des signes précurseurs se sont manifestés : c’est la danseuse qui, dans un transport imprévu, abandonne son partenaire et danse seule, pour elle-même, tournant sur soi, se balançant comme devant un miroir invisible; ce sont ces femmes qui, comme des caravanes au rendez-vous du désert, se sont retrouvées sur la piste, se sont reconnues à certaine qualité émotionnelle, et ensemble ont formé des figures imprévues où se révélait l’âme communautaire. Tout cela a préparé peu à peu, dans la foule où maintenant les visages luisent, un échauffement, un seuil de l’enthousiasme; et brusquement voilà que la « chose » se produit : il y a eu cette note aiguë lancée, il y a eu ce cri ralliant on ne sait qui, il y a eu le passage d’un magnétisme à travers toute cette foule des danseurs agglomérés, sueur à sueur. Ce magnétisme – qu’aucun des danseurs présents ne serait d’ailleurs capable d’identifier – a été défini en son essence même par un cri spontané : ce cri que j’ai tant de fois entendu dans les nuits léopoldvilloises : « COURANT ». La foule, d’instinct, a senti passer en elle cette force « comme un courant électrique » et, bientôt, il suffisait qu’au bruit de certaine musique soit lancé par quelqu’un ce mot – « courant » - pour que se déclenchât le phénomène collectif, le miracle dyonisiaque. Alors les couples, tous les couples se sont disjoints; ils se sont oubliés; il n’y a plus eu sur la piste aux carreaux descellés que des individus dansant seuls, bras levés vers le ciel ou plaqués sur les cuisses, les yeux en extase et, en tous ces individus menant leur rythme solitaire se faisait une communion.

La même communion qu’aux soirs de lune de jadis, quand le village entier s’exaltait dans une identique frénésie commune. A ce moment, elles sont loin, oubliées, les simagrées artificielles venues d’Europe.

Un répertoire établir

Ainsi, crevant l’endiguement des pas réglés, réapparaît, dans les cités les plus modernes, le sens collectif, le sens de communion d’un peuple à un même rythme, qui est l’un des caractères de la danse africaine.

Je dis bien « l’un des caractères », et j’y insiste. Car trop souvent, on ramène la danse africaine traditionnelle à cette exaltation collective.

Or, en fait, la danse est l’art d’Afrique dont on a le plus parlé, qu’on a le plus filmé, et il reste le plus mal connu. Les formes plastiques ont été inventoriées, classifiées; on y a fait le partage des catégories domestiques, religieuses, et même distrayantes; leurs styles ont été déterminés et divisés en classes et en sous-classes. Rien de tel pour la danse. Ici, un poncif a été admis une fois pour toutes : « exaltation commune, participation dyonisiaque ».

Et certes, c’était là, de la danse africaine, l’aspect le mieux à la portée de l’étranger qui passe. D’autant plus, qu’une fois reconnu ce caractère, on croit avoir tout dit et on ne va guère plus loin. Or, l’Afrique, et sur un plan plus restreint le Congo, présente, rien que dans ses danses, un visage multiple et complexe.

Si l’on possède un inventaire des statues, des vases, des pots, des nattes et des paniers qu’utilise la moindre tribu, l’on n’a dressé aucun inventaire des danses congolaises. On ne possède, en dehors de quelques fragments infimes, aucune base complète d’étude technique, couvrant pour tout le territoire l’ensemble de ces danses. C’est d’autant plus dommage que, pour qui se penche sur ce domaine avec la sympathie qui ouvre la confiance, il apparaît d’une incroyable richesse. Les danses varient de tribu à tribu, et chaque tribu possède un répertoire de plusieurs danses. On ne trouve pas seulement chez le Bantou des danses communautaires, prétextes à participation dyonisiaque et à fusion collective, danses de villageois assemblés qui se prolongent au cœur même des cités modernes lors des exaltations que je viens de décrire. Il y a aussi des danses liturgiques, des danses secrètes aux pas savants, des danses thérapeutiques, et même, contrairement à une opinion encore répandue, d’authentiques ballets, composés, réglés, qui se déroulent pour la joie des spectateurs qui viennent de loin pour les voir; il y a eu même des troupes de danseurs professionnels – aujourd’hui en voie de disparition – qui allaient de village en village, recevant pour prix de leurs exploits, le gîte, le couvert, et, bien entendu, les faveurs des belles.

Je voudrais, dans un prochain article, par quelques exemples, faire pressentir la richesse culturelle latente dans ce domaine qui fut peu exploré.

(A suivre.)