L’Ensemble Moïsséev
Le long cortège des Ensembles Folkloriques, qui aura donné tant de couleur (et de couleurs!) au Festival et qui n’est d’ailleurs pas fini, a vraisemblablement donné, avec les danseurs de l’Ensemble Moïsséev, son plus brillant spectacle.
Ce journal a décrit ce qu’était la troupe, sa formation et la personnalité de son animateur. Le spectacle a enthousiasmé le public à Bruxelles et en Belgique comme il l’a fait en Union Soviétique et à Londres, à Paris et à New York ou San Francisco. Les richesses du folklore slave dont décidément inépuisables. Igor Moïsséev les utilise avec une autorité magnifique. Ses artistes disposent visiblement d’une complète formation classique à laquelle ils ajoutent une maîtrise acrobatique et gymnique absolument stupéfiante. On a l’impression que toutes les limites physiques sont allégrement franchies: celle de la résistance, celle de gravitation, celle de l’équilibre. Certaines culbutes, certains sauts, la vitesse de certains martellements coupent le souffle au spectateur...
Igor Moïsséev apporte à ses artistes une discipline sans faille, une rigueur collective qui enchante l’esprit, et très souvent un style admirable. C’est le cas de la très belle suite de danses russes qui ouvre le programme avec une dignité exemplaire; de la danse géorgienne Khoroumi, entièrement masculine, dont la précise vélocité rythmique éblouit, ou de la suite de danses moldaves qui noue et dénoue ses rondes avec d’étourdissants chassés-croisés. Le chorégraphe a le sens des mouvements d’ensemble, une imagination qui renouvelle des figures somme toute assez limitées et qui transpose la simple donnée folklorique pour en tirer un spectacle à la fois violent et minutieux. On le remarque surtout dans la suite moldave et dans la suite ukrainienne qui achève le programme avec un étincelant brio. Tout y est attendu, et tout y engendre pourtant d’heureuses surprises.
Justice étant rendue aux qualités exceptionnelles de l’Ensemble Moïsséev, je crois qu’on peut exprimer l’une ou l’autre réserve qui ne diminue pas l’intérêt passionnant de la représentation mais répond à la plus stricte équité. D’abord, lorsque les danses populaires traduisent plus que la seule beauté de l’évolution, leur naïveté confine vite à la monotonie : les rencontres de jeunes gens et de jeunes filles, les garçons qui courtisent, le faraud villageois qui éparpille ses sourires est sa suffisance, tout cela est sans doute charmant, mais simple jusqu’à la « simplesse ». Il arrive aussi que la polychromie des costumes, qui est un des attraits du spectacle, devienne soudain un bariolage contestable (comme dans « Boulba », la danse biélo-russe de la pomme de terre). D’autre part, malgré la couleur de quelques instruments, la musique est la cendrillon de la fête. Enfin, j’avoue que les « tableaux soviétiques », qui sont un folklore de demain, si l’on veut, ne sont pas toujours d’un style très sûr. L’humour du « Football » est assez gros. Et, dans le célèbre morceau des « Partisans », si l’entrée est prodigieuse avec les pas glissés et accélérés, les capes noires et les projecteurs croisés, le déroulement du combat et puéril. Ces combattants, cette jolie partisane au coquet bonnet de fourrure (ô Hollywood, que ne dirait-on pas...) ces imitations de mitraillades, cette danse tantôt trop pittoresque et tantôt trop réaliste m’emplissaient d’un malaise que je ne puis taire.
Ces réserves, répétons-le, n’empêchent pas l’Ensemble Moïsséev de jeter à profusion, et souvent avec une réussite indescriptible, le dynamisme, la virtuosité et le feu même de la danse.
L’American Ballet
On a donc revu au Théâtre Américain de l’Exposition l’American Ballet Theatre qui s’était montré déjà au Grand Auditorium.
La presse a raconté les tribulations de la compagnie : l’incendie accidentel d’un camion la privait brusquement d’à peu près tout son matériel. Il a fallu louer, emprunter, improviser. Quelques heures avant le premier spectacle, on cousait hâtivement des costumes pour Combat. Quelques heures avant le deuxième, on établissait à grand’ peine le matériel d’orchestre de Giselle. Et l’un des principaux artistes de la troupe, John Kriza, était malade les premiers jours, imposant de nouveaux changements à des programmes déjà remaniés. Il faut féliciter d’abord l’American Ballet d’avoir, malgré ces ennuis, présenté trois programmes dont chacun avait au moins un élément de haut intérêt.
Ne nions pas pour autant d’étranges faiblesses. La personnalité de Nora Kaye a trop évolué pour traduire encore le Cygne Noir ou Giselle. Ses ressources techniques, qui sont toujours considérables, l’ont orientée vers une expressivité qui s’éloigne de la danse classique pure pour la servir avec un bonheur singulier dans des oeuvres plus typiquement américaines. Le mime, des ombres d’expressionnisme, un langage classique étendu composent un art envoûtant, parfois trop visiblement élaboré, mais apte à traduire des thèmes insolites. On peut regretter que la psychanalyse nourrisse trop lourdement et trop sommairement le ballet américain. Elle a pourtant suscité des oeuvres originales dont nous espérions découvrir les principales. L’American Ballet, entravé par les circonstances, n’a guère pu montrer que Pillar of Fire (La colonne de feu), qu’Anthony Tudor a réglé sur le Verklärte Nacht de Schoenberg. La frustration y joue un rôle qui dépasse les moyens de la chorégraphie, ou du moins elle ne l’inspire vraiment que dans la deuxième moitié de l’oeuvre. Dans ce répertoire, Fall River Legend, dont nous avons parlé lors du spectacle du Grand Auditorium, trouvait dans la chorégraphie d’Agnès de Mille un langage beaucoup plus émouvant.