Jerome Robbins et les Ballets U.S.A. Le Nederlands Ballet

LE CARNET DU CRITIQUE

Les Beaux-Arts 1 Aug 1958French

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Contextual note
'Le Carnet du Critique' was Sion's theatre and dance section in Les Beaux-Arts.

Jerome Robbins et les Ballets U.S.A.

On a discuté. On a parlé tour à tour de sacrilège et de révélation. C’était au moins le signe de ce qu’on appelle une présence. Et la vérité est, je crois, que s’il y avait une fièvre iconoclaste dans le dernier ballet, Concert, du programme de Jerome Robbins, la révélation était aussi évidente, aussi éclatante.

Américanisme ? Bien sûr, et pourquoi pas ? Nous attendons de la culture américaine qu’elle soit elle-même et non qu’elle se borne à répéter, avec des moyens perfectionnés, la culture de l’Europe. Son théâtre, sa poésie, son roman ont une autre mission que celle de l’écho. La chorégraphie comme la littérature, y est une héritière qui a le droit et le devoir d’utiliser pour elle-même l’héritage...

Jerome Robbins n’est pas un chorégraphe « parfait ». Il a plus de feu que de goût, il ne craint pas les ruptures. Mais il est un créateur véritable, généreux, insolent, qui nous jette aux yeux une profusion d’idées dont la plupart sont passionnantes. Ses Ballets U.S.A. [sic] continuent, marqués entièrement par lui, une création qu’il a commencée ailleurs, et notamment au New York City Ballet. Peut-être l’indépendance qu’il prend dans sa propre compagnie manque-t-elle ça et là de la présence ou du conseil que représente, au New York City Ballet, George Balanchine, roi des chorégraphes de ce temps. Mais cette liberté totale a ses victoires, comme l’admirable ballet de jazz qui était son oeuvre la plus récente et le joyau du programme : New York Export : Opus Jazz. Tout ce que le jazz apporte de profond au langage de la danse – fureur orchestrique, érotisme, envoûtement – l’oeuvre le traduit à travers une sorcellerie éblouissante et troublante. Ballet abstrait, diversité de rythmes, beauté de la ligne (notamment ces chefs-d’oeuvre qu’étaient l’introduction et le pas-de-deux), se sont unis à la musique magnifique de Robert Prince et aux décors de Ben Shahn pour que naisse un des plus beaux morceaux, des plus authentiquement neufs, de la chorégraphie contemporaine.

L’Après-midi d’un faune était déjà connu dans la conception de Jerome Robbins : la salle de danse, le miroir invisible (c’est le public) où un danseur et une danseuse en tenue de travail se découvrent, sans se regarder directement. La sensualité, la contemplation, les rêves indécis, le retour au repos donnent à l’ensemble, avec la partition de Debussy, un pouvoir incantatoire qui vaut bien celui de la pastorale hellénisante.

Reconnaissons toutefois que l’interprétation, surtout celle de Wilma Curley, manquait de mystère. C’est d’ailleurs la faiblesse relative des Ballets U.S.A. : très à l’aise dans les chorégraphies modernes, ils le sont moins dans la technique classique. On l’avait vu dans les Jeux que Todd Bolender avait édifiés sur Pulcinella de Strawinsky et dont le charme eût été plus sûr si les danseurs avaient eu un métier classique impeccable. On le vit dans le Concert, cette parodie cruelle du ballet romantique, qui était à la fois si cocasse et si « méchante ». Jerome Robbins y prodigue un humour tantôt ravissant, tantôt explosif (qui s’achève dans un dernier numéro laborieux et vulgaire...) où l’on a l’impression de retrouver des Sylphides caricaturées. L’exécution ⎯ dans les deux sens du terme ⎯ eût été plus convaincante si la technique des danseurs n’avait été assez quelconque.

Ceci dit, et sous réserve de certains excès, cela ruisselait d’imagination et de fantaisie. L’opéra a souvent parodié l’opéra. Le ballet peut parodier le ballet. Le tout est que ce soit fait par des gens du métier. Il y a de l’inconvenance lorsqu’un chansonnier se moque des conventions de l’opéra ou si quelque sauteur de music hall s’avise de caricaturer le ballet. Mieux vaut un Jérome [sic] Robbins, quelque peu sacrilège mais qui sait au moins, et de quelle science implacable, ce dont il s’amuse...

Les Ballets U.S.A. de Jerome Robbins sont en tout cas, malgré leur inégalité, un des éléments les plus stimulants de la confrontation chorégraphique qui nous comble le mois-ci.

Le Nederlands Ballet

Nous avons signalé l’attention que mérite l’effort de Sonia Gaskell et du Nederlands Ballet. Ce que nous disions dans ce journal reste vrai, mais il serait vain de cacher que la soirée donnée par la compagnie hollandaise à la Monnaie a laissé pas mal de déceptions. Compagnie jeune, oui, et qui étend son apprentissage dans des directions très diverses. Mais toutes ne lui conviennent point, jusqu’ici du moins. On l’a bien vu dans La Somnambule qui requiert à la fois – c’est le secret de son émouvante séduction – de la précision et une grâce rêveuse. L’une et l’autre faisaient fâcheusement défaut, et le décor, intéressant en soi, manquait de poésie. Une comparaison récente et inévitable (le Ballet de Cuevas avait au moins donné une très belle interprétation de La Somnambule) empêchait le spectateur de trouver des excuses ou des explications à cet échec...

L’harmonieuse chorégraphie de John Taras sur un trio de Tchaïkowsky, Dessins pour les Six, a été mieux servie, notamment par Marianne Hilarides, mais on a le sentiment que le Nederlands Ballet rencontre, de très loin, sa meilleure expression dans un style moderne où son tempérament compense beaucoup plus largement le « fondu » classique qu’il n’a pas encore acquis. C’était visible dans La Rencontre, que David Lichine a élaborée sur la partition d’Henri Sauguet. Oeuvre étrange, anguleuse, acrobatique, où le Sphinx interpelle Oedipe dans des gestes qui restent énigmatiques, mais dont la fin et impressionnante. Ce fut plus visible encore dans Le Cercle, chorégraphié par Maurice Béjart sur une musique électronique de Pierre Henry alternant avec des pages de Bach. Onze hommes représentent un monde sauvage et fermé. Une femme tente de forcer le cercle et meurt, hétérogène et condamnée. Symphonie pour onze hommes seuls. Cette oeuvre âpre et dure a rencontré des interprètes pleins de force.

Enfin, le Nederlands Ballet offrait une gentille version, aimable, souriante, des Caprices de Cupidon, ce ballet mythologico - pastoral du XVIIIe siècle.

Signalons qu’une des principales danseuses de la troupe, Willy de la Bye, a été subitement dans l’impossibilité de participer au spectacle. Elle a été remplacée aussitôt dans ses deux rôles (La Somnanbule [sic] et Le Cercle) par Anne-Marie Verhoeven, ce qui a permis à celle-ci de montrer un talent incontestable et à la Compagnie de montrer qu’elle pouvait réparer sur le champ des accidents de cette ampleur.