Ceux qui ont vu l’Opéra de Pékin en 1955 n’ont pas oublié leur émerveillement. Ils n’oseraient jurer, je crois, qu’ils l’ont entièrement retrouvé en 1958. Et ceux qui découvraient, le voyant pour la première fois, l’art scénique de la Chine, ne pouvaient mesurer la différence entre le spectacle d’hier et celui d’aujourd’hui.
Il va de soi que l’essentiel des caractères demeure : la grâce raffinée de certaines attitudes, le mélange fascinant d’une expression réelle et d’une expression codifiée, la beauté de certains costumes, comme d’un baroquisme exotique glorifié par la rutilance, et surtout cette incroyable maîtrise physique qui donne aux artistes une souplesse, une précision et une virtuosité acrobatique également prodigieuses. Dans telle scène intime comme Le Bracelet de Jade, historique comme le Don de l’épée, épique comme La Cité de Setchou, la gamme du geste va du mouvement le plus simple approprié à la moindre pulsation rythmique, jusqu’à une gymnastique vertigineuse.
Mais on sent malgré soi que la surprise était un élément majeur de l’enthousiasme. D’autre part, un changement plus inquiétant atteint certains numéros du programme, qui est la contamination de l’étranger. Fleurs et Jeunes gens copie ce qu’il y a de moins bon dans les danses-pantomimes de l’Europe orientale, et le style komsomol, ici, consterne. Quant à la Danse des lotus, c’est une imitation naïvement impudente des plus belles trouvailles de Berezka : le pas glissé, les croisement des danseuses, le chant et le sourire. Qu’on nous comprenne bien : tous les arts, dans le monde, finissent par s’influencer. Mais l’adultération, cette fois, ne recrée rien de vraiment intéressant. Dans la danse des lotus, les robes, avec leur armature baleinée et les quatre lotus que chaque danseuse entraîne avec elle comme des abat-jour de restaurant, sont du plus regrettable mauvais goût...
Ceci dit (et qu’admettra, je pense, n’importe quel spectateur qui gardait les yeux ouverts), il reste des merveilles. Les combats sont extraordinaires, et l’on est stupéfait de contempler, parmi les hommes sautant, culbutant en virevoltant, des femmes qui unissent l’élégance presque mignarde à l’adresse et à la force. La Châtelaine du Palais des Eaux, dans La Cité de Setchou, les deux jeunes filles dans La Vallée du Tigre couché, sont des « amazones » d’une adresse et d’un souffle inimaginables. Enfin, de certain folklore familier, les artistes chinois tirent des merveilles : la danse des rubans rouges, par exemple, ou celle du dragon qui achevait le programme de la première représentation : la scène obscure, des danseurs vêtus de noir et invisibles manient deux immenses dragons illuminés nouant et dénouant une course folle.
Des interventions de musique « pure » sont curieuses : dans la Danse du Bonheur, un virtuose passe d’un instrument à l’autre avec vélocité – mais c’est du music hall; la Joyeuse Nuit est un solo de erhou, instrument à deux cordes et archet qui a le son d’un étrange et magique alto.
L’ensemble a recueilli un énorme succès. Le critique doit ajouter que ses réserves concernent le premier programme. D’autres soirs, le programme est différent et reprend notamment des « ballets » qu’on avait vus en 1955 et qui étaient parmi les plus extraordinaires : Le Roi des Singes ou cette fabuleuse Forteresse de Yentantchan, devant lesquels beaucoup d’objections disparaissent...