Au rendez-vous du Heysel: un nouvel humanisme

LA VIE ARTISTIQUE

Le Soir 10 Apr 1958French

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Contextual note

Referring to the visual arts, this text illustrates the ideological framework of the 'new humanism' in which the dancing at the World Festival of Expo 58 was hoped to fit by most critics in this anthology.

This essay was published in the section 'La vie artistique', a recurring feature focused on the visual arts in Le Soir.

Le docteur Erasme Darwin, le grand-père du célèbre naturaliste, était curieux de mille problèmes. Dans son tilbury qui le conduisait au chevet de ses malades, il écrivait des vers :

Bientôt ton bras,
O vapeur insoumise,
Tirera le chaland, conduira la voiture rapide
Ou portera sur ses ailes déployées
Le chariot volant dans les champs de l’azur.

En cette fin du XVIIIe siècle, cet extraordinaire personnage sorti d’un roman de Dickens n’est pas le seul à deviner que le mystère est dans l’air. Il est l’interprète de cette merveilleuse inquiétude où notre monde moderne se prépare à croître. Il lui faudra tout le XIXe siècle pour trouver ses points d’appui.

C’est un siècle mal aimé : la science s’organise, mais l’architecture s’épuise dans le culte du simili et l’artisanat s’anémie dans la production en série. L’indépendance du goût n’y est point nécessairement axée sur la qualité. Enfin, la présence de l’histoire héritée des heures tumultueuses de la Révolution et de l’Empire, rend périlleuse la lutte contre l’académisme.

Les grands artistes reconnus sont souvent des figurants ou des porte-parole de l’amateurisme bourgeois : les vrais artistes vont, à la fin du siècle, faire l’apprentissage du destin des maudits. Convaincu de l’absurdité de son aventure Van Gogh se tuera. Cependant, le recours au simili est le signe d’une intense curiosité pour tout ce qui touche au passé. On voit naître, au long de ce siècle marqué par le romantisme, l’histoire moderne, ses méthodes et son influence.

Le Moyen Age revient à pas de loup, tandis que s’affirme le goût d’une représentation très fidèle de la nature. La connaissance d’un passé longtemps ignoré, la révélation de civilisations inconnues et la conquête de la lumière en peinture sont les ferments d’une conscience nouvelle. Gauguin exprime l’obsession qui va dominer notre temps. « Vêtir l’idée d’une forme sensible ». De là à dire que l’art est une abstraction, Gauguin l’a souligné également, en ouvrant ainsi la voie aux chercheurs du XXe siècle.


On est souvent stupéfait de voir que la plupart des problèmes intellectuels fondamentaux de notre temps échappent à nombre de nos contemporains. Une revue d’art s’étendait, hier, sur la sculpture grecque avec l’énergie du désespoir, comme si rien ne s’était passé après Phidias. Mais le XXe siècle ? Deux guerres impitoyables l’ont marqué. Au lendemain de la dernière tourmente, les artistes ont repris le chemin des fauvistes; ils se sont repliés dans leur coquille ; ils n’ont plus admis de limite à leur pouvoir d’enchantement intime.

« Toute société, écrit Malraux, parle des peintres comme de surprenants copistes de la nature, de prophètes, d’esthètes ou de décorateurs : aucune de ce qu’ils sont. »

Le mérite de notre société est d’avoir le culte de l’homme : on se précipite pour entendre un grand alpiniste, un homme-grenouille célèbre ou un explorateur intrépide.

On s’incline avec une émotion respectueuse devant le Dr Schweitzer. On donne la gloire à une romancière de vingt ans et à un peintre de trente ans. On s’interroge sur leur destin. L’héroïsme est de bonne mise comme l’esprit de sacrifice qui est la revanche de l’individualisme sur l’épée de Damoclès de l’âge atomique.

L’homme moderne n’a pas que le souci de sa santé morale, il est un fabuleux héritier. Il veut savoir d’où il vient et de quoi se compose son musée imaginaire. Pour l’aider dans cette découverte, il a à sa disposition les lourds rayons de la bibliothèque artistique contemporaine. C’est là que la reproduction en couleurs lui donne l’illusion de faire le tour des musées du monde en plusieurs milliers de pages.

De l’art des Cyclades à Salvador Dali en passant par la vie de Jésus dans les chefs-d’œuvre de l’art et les textes de l’Evangile, l’amateur d’art agrandit le champ de ses expériences; autour du monde gréco-latin qu’il a étudié pendant les années de l’adolescence, d’autres civilisations retrouvent leur visage. Ainsi, l’amateur d’art découvre que le génie créateur ne fut pas le seul privilège d’un siècle ou d’une communauté, mais qu’il s’étend à l’humanité avec des fortunes diverses, des ruptures et des retours de flamme comme un fleuve de feu souterrain.

Dans les grottes où nos ancêtres ont cru voir l’antichambre des Enfers, les archéologues ont éclairé l’enfance de l’art. Ce fut, encore un double titre de noblesse pour le XIXe siècle. On sait que la découverte de l’art pariétal produisit vers 1890 une sensation analogue à celle qui avait ébranlé la génération précédente quand l’ancienneté de l’homme avait été tenue pour une dangereuse offensive du singe anthropoïde contre les anges. Disraëli avait répondu sèchement : « Je suis pour les anges ! »

Geoffrey Bibby dans son admirable évocation des Carvernes à l’Eruope des Vikings(1) relate avec une malice bien anglo-saxonne, la stupéfaction de nos grands-parents : « Or voilà que, sans prévenir, cet être primitif apparaissait avec une palette et un pinceau dans les mains; on donnait à son œuvre un nom qui la mettait sur le même plan que celle de Michel-Ange et des artistes célèbres se précipitaient en Espagne ou en France pour s’agenouiller aux pieds d’un être réputé bestial qui avait disparu depuis des millénaires ». M.Bibby note, à juste titre, que cette nouvelle optique exigeait un rajustement des idées qui, aujourd’hui n’a pas encore été complètement réalisé. Il est, en effet, difficile de faire admettre par un large public que les artistes magdaléniens étaient peut-être tout aussi évolués que les Indiens avant la découverte de l’Amérique.

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D’une société en pleine évolution nous cherchons à prendre le pouls. Nous envions ce photographe aérien qui, à haute altitude, a fixé sur la pellicule un paysage de l’Egypte des pharaons qui trahit ainsi, pour la première fois, la mystérieuse géographie de tombeaux enfouis depuis des millénaires. Jamais, en parcourant ce sol accidenté, un homme n’avait cherché à reconnaître des vestiges antiques. Il fallait rivaliser avec l’oiseau pour percer le secret du paysage. N’est ce pas le vieux rêve d’Icare ?

D’une société révoltée dans ses œuvres littéraires contre la violence aveugle du destin, dressée dans ses œuvres picturales contre le monde des apparences, nous essayons de mettre en lumière le saisissant profil.

C’est la préoccupation des organisateurs de l’exposition « L’Homme et l’Art » qui sera inaugurée, en juillet, dans l’enceinte de l’Exposition universelle de Bruxelles. On en connaît, déjà les différentes sections : la préhistoire, l’Egypte, la Mésopotamie, la Grèce, l’Etrurie et Rome, la Chine, le Japon, les Indes, l’art des steppes (les Vikings), l’art précolombien, le roman et le gothique, la Renaissance et le baroque, le XIXe et le XXe siècle, l’Afrique et l’Océanie.

Le musée imaginaire devenu réalité apparaîtrait à Baudelaire « comme celui de l’invasion du musée de la tradition par un art qui n’était pas sa propre fin ».

Heureuse jeunesse qui pourra dans les salles du Palais des Arts du Heysel, faire de véritables humanités artistiques! Elle y trouvera tout ce qui unit les hommes, car le jardin des arts abolit la notion du temps et révèle, en filigrane, le surmonde où évoluent les créatures, depuis la naissance de l’art, en proie aux illusions et aux angoisses, qui sont l’expression même du destin humain.

Un grand trouble risque d’agiter les âmes mal préparées pour concevoir une telle possession, voici un état psychologique qui n’est pas à craindre. Braque a dit que l’art était fait pour troubler, mais que la science rassurait. Il n’est, en vérité pas exclu, qu’à la fin de notre siècle, on puisse tenir la réciproque de cet aphorisme pour une des clefs du domaine exaltant de l’art moderne.

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Souhaitons que les millions de visiteurs de l’Exposition universelle aient à cœur de ne point limiter leur découverte de l’arche mondiale, aux spécialités culinaires et aux attractions. Ils auront, en effet, de nombreuses possibilités de prendre contact, non seulement avec l’architecture d’avant-garde, mais avec toutes les disciplines de l’esthétique actuelle.

La révélation de conceptions hardies les invitera à la curiosité et à la tolérance. Ils se souviendront que les styles se créent en architecture comme les espèces nouvelles dans la nature végétale et animale par l’hérédité et par l’adoption. L’habitude des parents devient un caractère permanent chez les enfants et l’organisme se modifie par l’adaptation. Ainsi la théorie de Darwin s’étend-elle à la via idéale : les styles niassent de la tradition historique, de l’adaptation aux besoins, aux sentiments, aux connaissances d’une société.

Lors d’une conférence internationale des arts qui s’est tenue à Venise, l’architecte Lucio Costa soulignait que, souvent, l’on ignore les principes des nouvelles conceptions et les solutions d’ensemble et de détail que la technique moderne permet d’apporter au problème de l’habitat. « Il ne s’agit nullement, ajoutait-il d’une recherche arbitraire de l’original, ni du souci naïf d’aboutir à des solutions audacieuses ou « bizarres » – ce serait la négation de tout art – mais, au contraire, d’un propos légitime d’innover et d’aller au bout des possibilités offertes par la technique, avec l’obsession sacrée, propre aux artistes véritablement créateurs, de dévoiler un monde formel non encore révélé. »

Auguste Perret aimait répéter qu’avec la matière la plus pauvre, le carbonate de chaux, on avait édifié les églises romanes. Il ajoutait que l’aluminium avait servi à construire des avions dont la ligne fend l’espace. Comment n’en serait-il pas ainsi des constructions de l’avenir ?

L’homme demeure au centre du problème, il est la proportion et celle-ci est la beauté. La pierre, le bronze, le fer et le béton sont, au long des millénaires, les quatre âges de l’humanité. La technique de mise en œuvre du béton a été longtemps empirique. Il a fallu mettre au point des machines d’essai pour contrôler la solidité des ouvrages exécutés. Aussi le laboratoire du bâtiment a occupé une place prépondérante dans la construction véritable hôpital où l’on surveille la « santé » du béton. Un oscillographe mesure la vitesse du son dans une dalle, d’où on déduit ses caractéristiques mécaniques. La fréquence d’une corde vibrante, mesurée électriquement, permet d’évaluer les efforts supportés par le béton. D’autre part, avant le coffrage, des extensomètres tubulaires sont fixés en des points convenables : ils permettront le contrôle de la tenue du béton.

Les sciences et les conditions sociales ont bouleversé le domaine de la construction. Mais il n’est pas que l’aspect technique qui compte, le souci d’une beauté formelle domine, l’art de faire chanter le point d’appui a pris aujourd’hui, une importance capitale.

Chez Le Corbusier, l’âme domine : elle est le feu de la lutte. C’est elle qui trace l’arabesque et lui donne son envol : elle force au dépassement – parce que l’âme s’élance toujours hors d’elle-même : elle veut des objets sans mesure comme elle-même, mais quand elle s’assure le complicité de la raison, elle donne aux objets la mesure du génie humain.

Ainsi s’épanouissent les grandes civilisations. Elles meurent aussi d’être sans foi, sans curiosité et sans courage. La leçon de l’Exposition universelle est, au contraire, celle d’un nouvel humanisme basé sur l’exaltation des vertus de l’homme, sur une vaste compréhension réciproque et sur l’amour de l’art.

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(1) Plon (Paris)