De la scène aux livres

LA DANSE

Le Soir 31 Oct 1958French

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Contextual note
This essay was published in the section 'La danse', a recurring feature in Le Soir created by Marcel Lobet for more profound discussions.

A présent que les derniers lampions de l’Exposition sont soufflés, l’amateur de ballets va se tourner vers les théâtres qui lui apportaient traditionnellement le spectacle chorégraphique, lequel fait désormais partie de la vie artistique dans la plupart des pays. Or il se trouve que, tant à Bruxelles qu’à Paris, le monde du ballet est en effervescence. Tandis qu’on songe chez nous, à créer un ballet national, l’Opéra de Paris connaît une sorte de branle-bas dont le départ de Serge Lifar n’est pas la seule manifestation.

Celui qui, depuis trente ans, a rénové la danse française en lui apportant un nouveau style, va-t-il poursuivre son activité de choréauteur chez le marquis de Cuevas ou dans quelque autre compagnie internationale ? Le critique n’a pas, comme le courriériste ou l’échotier, à se livrer ou petit jeu des pronostics. Ce qui importe, c’est que l’art chorégraphique progresse, tout en gardant de solides attaches avec ce qu’on pourrait appeler « le code des valeurs sûres ».

Esquisse d’un bilan

Où en est le ballet français ? Après avoir lorgné du côté d’Hollywood et expérimenté une formule théâtrale plus proche du music-hall que de la scène lyrique (où le ballet a ses origines), Roland Petit a dessiné une courbe rentrante qui pourrait le ramener aux beaux jours du Loup et de Carmen, Balilée épuise en tournées lointaines un talent qui, malgré le Cameléopard, n’a jamais trouvé à se déployer dans une œuvre d’envergure. Janine Charrat, qui détient les secrets du grand art n’a jamais eu les moyens matériels indispensables à une compagnie pour s’imposer à Paris. Elle aussi bénéficie à l’étranger d’une renommée méritée, mais elle doit faire appel à des collaborations étrangères pour être « prophète dans son pays ».

Quant à Maurice Béjart, il est toujours à la pointe de la modernité chorégraphique. Son Orphée a marquée une étape importante dans sa recherche d’une esthétique moderne du ballet. Mais, encore une fois, les formules qu’il propose sont mieux accueillies dans le monde germanique et dans le secteur anglo-saxon que dans la zone latine.

Françoise Adret a été, pendant plusieurs années, maîtresse de ballet et chorégraphe à l’Opéra d’Amsterdam. Elle avait à lutter, là-bas, contre des routines expressionnistes héritées d’une longue influence germanique. Son passage au bord de l’Amstel a été trop bref pour que le style français triomphe en Hollande comme il a triomphé au Danemark avec Bournonville et après lui.

On pourrait multiplier les exemples montrant qu’après un essor surprenant le ballet français marque aujourd’hui un temps d’arrêt. Ce n’est pas qu’il soit essoufflé ! Choréauteurs et chorégraphes sont nombreux, mais les efforts se dispersent. L’individualisme pousse d’aucuns à voler de leurs propres ailes, et l’aventure d’Icare ne cesse de se renouveler, sans rien apprendre aux jeunes de la relève.

Ballet 8

Et cependant que de talents parmi les danseurs français ! Il suffit de feuilleter le bel album Ballet(1) que Serge Lido nous apporte chaque automne et dont la sortie de presse est toujours un événement parisien. La librairie de Gilberte Cournand est beaucoup trop exiguë, le jour de la « dédicace » pour contenir les fervents de la danse qui envahissent la place Dauphine où des échoppes sont dressées. Danseuses et danseurs de l’Opéra, de l’Opéra-Comique, du marquis de Cuevas et d’ailleurs y prennent place pour y distribuer des signatures.

Si nous ouvrons le luxueux album, préfacé par Marie Rambert, nous y trouvons, à côté des Anglais du « London Festival Ballet » et de l’ancien Sadler’s Wells, les interprêtes du Rendez-vous manqué, le ballet de Françoise Sagan que Bruxelles verra bientôt. Plus loin, ce sont Marjorie Tallchief et George Skibine dans le Concerto de Jolivet que nous avons applaudi, cet été, à l’exposition puis à Charleroi. Roland Petit est représenté, dans cette rétrospective, par Contrepointe, par la Rose des vents et par la Dame dans la lune.

Serge Lido a eu l’heureuse idée de réserver une large place, dans son album, aux décorateurs de ballet et cela nous vaut une pittoresque galerie où voisinent Christian Bérard, André Derain, Giorgio de Chirico, Alexandre Benois, Nathalie Gontcharova, Jean-Denis Malclés et le grand Picasso sans oublier Touchagues, Leonor Fini, Anotoni Clavé, Félix Labisse, Georges Wakhevitch et… Bernard Buffet.

La couverture constitue, à elle seule, un document unique puisqu’elle nous montre Ludmilla Tcherina dans un rôle qu’elle refusa d’interpréter à la veille de la générale, celui d’Antinéa dans l’Atlantide. C’est, on le sait, Claude Bessy qui remplaça, quasi au pied levé, celle qui fut, l’autre année, un inoubliable saint Sébastien.

Puisque la danse est un art fugace, puisque le cinéma n’est pas encore en mesure de fixer, pour la postérité « les meilleurs danseurs dans leur meilleur rôle », c’est à des documents comme les albums de Serge Lido qu’il faudra se référer pour connaître ce que fut la danse « du demi-siècle ». Tout ce qui compte, dans le domaine mondial de la chorégraphie, depuis huit ans, se trouve consigné dans ces images d’art.

La mime

La mime doit être placée, au même rang que la danse, la comédie et la tragédie dans le cortège des arts scéniques. Jean Dorcy nous le rappelle au seuil d’un intéressant ouvrage qui adopte délibérément le féminin pour désigner ce « genre » qui date de Livius Andronicus : La Mime (2).

On trouvera ici, tout d’abord, un hommage à Jacques Copeau et à l’œuvre réalisée par l’Ecole du Vieux-Colombier qui était un véritable institut poétique dramatique. Puis Jean Dorcy salue Léon Chancerel et les comédiens-routiers la Compagnie des Quinze, Jean Dasté qui, avec Marie-Hélène Dasté, occidentalisa le chœur statique du Nô, d’autres encore qui contribuèrent à créer une radition mimique.

Entrant dans le vif de son sujet, Jean Dorcy débroussaille encore le terrain, non sans égrener de nouveaux souvenirs touchant Jouvet, Dullin, Etienne Decroux, Jean-Louis Barrault, Marcel Marceau, si bien que les idées exprimées par l’auteur s’incarnent immédiatement dans de grands interprètes. L’ensemble est très vivant, fort attachant.

L’ouvrage se complète par des textes inédits d’Etienne Decroux, de Jean-Louis Barrault et de Marcel Marceau. Epinglons cette phrase du premier : « Il est un décor portatif. La carapace de la tortue en donne l’idée. Cette bête est peut-être féline. Qui le saura jamais ? Son jeu est intérieur. »

A la lumière de ces pages, il apparaît plus nettement que la danse et la mime restent indissolublement liées dans l’esthétique du spectacle, mais aussi dans l’expression du lyrisme corporel.

L’âme et la danse

Le célèbre dialogue socratique de Valéry n’a pas fini de susciter des commentaires. Les cogitations du poète permettent de subtiliser à l’extrême, de cerner avec plus de fantaisie que de rigueur une philosophie de la danse ou du moins une « métaphysique du corps » telle que la propose un essai paru récemment : L’Assomption de l’espace (à propos de « L’âme et la danse ») par Maurice Got (3).

Le livre est abstrait, il faut le reconnaître. Nous sommes au royaume des pures pensées où la poésie s’est dépouillée de ses atours séduisants pour n’être plus qu’un prétexte à débat, un sujet de dialectique. Le jeu chorégraphique lui-même se réduit dans cette perspective, à une géométrie dans l’espace, un schème intellectuel. Nous voici dans le palais de la science plutôt que dans celui de la danse, mais cette incursion est riche d’enseignements pour ceux que ne rebute pas l’abstraction.

 

Dans quelle mesure la danse métamorphose-t-elle le corps humain ? Dans quelle proportion la danse la plus profane reste-t-elle sacrée ? A quel point les notions d’espace et de temps sont-elles remises en question par la danse « vue de haut » ? Ce sont trois interrogations parmi beaucoup d’autres que ce livre peut faire naître.

Valéry estimait que la diction des vers n’est qu’une sorte de danse verbale. Partant de cette simple idée, on peut reconsidérer non seulement le pouvoir d’expression du corps, mais sa puissance de transformation des signes et des symboles. Pouvoir illimité, puissance infinie, quel que soit le perfectionnement des cerveaux électroniques…

Images et idées

Au-delà de la valeur plastique de la danse, valeur illustrée dans l’album de Serge Lido, par exemple des livres nous entraînent vers un approfondissement de l’art saltatoire. Quand le rideau s’est baissé sur la dernière entrevision du ballet, quand s’éteignent les feux de la rampe, que reste-t-il du plaisir de nos yeux ? Cette confuse exaltation ne se formule pas en jugements de critique ou en propos de couloir. Nous avons vu des corps libérés de la loi commune, soustraits pour un temps à la pesanteur et à la sénescence, et notre joie secrète est celle-la même que nous donne un « sonnet sans défauts », celle d’une victoire sur l’informe, sur l’indistinct sur l’éphémère.




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(1) Société française du livre, Paris
(2) Les Cahiers de Danse et Culture, Paris
(3) Le Cercle du Livre, Paris