Ballets de musique concrète
Les Journées internationales de musique expérimentale devaient réserver une séance à la chorégraphie, et nul ne pouvait mieux que Maurice Béjart illustrer l’apport de la musique concrète à la danse. C’est pourquoi un public nombreux se trouvait réuni, dimanche soir, dans le Grand Auditorium du Heysel, pour voir évoluer le Ballet-Théâtre de Paris parmi l’étrange domaine sonique qui lui est familier.
Expérience redoutable, car si Haut Voltage et la Symphonie pour un homme seul gardent leur pouvoir envoûtant et leur valeur de signe dans l’évolution de l’art chorégraphique, il est malaisé d’imposer au public, pendant toute une soirée, une esthétique aussi percutante et aussi insolite que celle à laquelle Béjart a attaché son nom. Avec La Voix, la partie faillit être compromise, mais la Symphonie fut un nouveau triomphe pour le jeune choréauteur.
Nous avions vu Haut Voltage avec Béjart lui-même dans le personnage du médium. Cette fois, c’est le jeune Patrick Belda qui assume un rôle bien lourd pour ses frères (sic) épaules et il s’en tire avec honneur. Depuis le Voyage au cœur d’un enfant, l’adolescent a fait un chemin et il est en passe de devenir un des meilleurs danseurs de style « libéré ». Son interprétation est bien accordée à l’argument de cette fable moderne où l’électricité est la fée Carabosse des contes d’autrefois.
Faut-il esquisser une exégèse qui paraîtra toujours subjective à ceux qui n’entrent pas dans le jeu ? Le bien et le mal, l’amour et la haine sont remplacés ici par des courants bénéfiques ou maléfiques. Par-delà les symboles des derricks et des pylônes, on voit se profiler la silhouette des fatalités qui pèsent sur la destinée des hommes. Les figurants se substituent au chœur antique dans cette moderne tragédie où la foudre de Jupiter est apprivoisée.
On pourrait poursuivre le parallélisme. Et de même, à propos de la Symphonie pour un homme seul, on pourrait recomposer toutes les strophes de ce poème dansé. Mais nous nous trouvons devant des œuvres à ce point chargées d’intentions que, même rodées comme elles le sont aujourd’hui, elles n’ont pas fini de suggérer, de proposer, de frayer des sentes nouvelles dans la forêt des symboles où trébuche l’homme moderne. C’est le propre des œuvres expérimentales d’être perpétuellement en devenir, en marche, en « transition ». L’histoire de l’art décidera, comme elle le fait aujourd’hui, pour le cubisme ou pour le surréalisme. On ne voit pas pourquoi la danse ne ferait pas sa révolution comme la peinture, comme la musique, comme la poésie.
D’Arcane II, nous ne pouvons pas encore dire si ce pas de trois apporte des matériaux solides à l’édification du ballet d’esprit nouveau : quelques trouvailles ne suffisent pas à « configurer » une œuvre qui appelle des retouches et un choix plus rigoureux de l’essentiel.
La Voix n’est qu’un intermède de music-hall destiné à alléger quelque peu un programme très lourd. Il faut regretter que cette pochade aux mailles trop lâches n’ait pas été remplacée par Voilà l’homme.
Ceux qui jugeraient Béjart sur ce programme trop ardu et mal équilibré se méprendraient certainement sur la portée d’une œuvre qui est encore toute bouillonnante de remous. La récente création d’Orphée est autrement significative que cette illustration occasionnelle de la musique expérimentale. Faisons donc crédit à un chorégraphe qui est encore en pleine lutte avec l’inspiration. Et félicitons-le, en passant, d’avoir trouvé en Michèle Seigneuret une partenaire admirablement adaptée au rythme haletant de cette épuisante recherche pour faire surgir le ballet moderne de toutes les routines et de tous les conformismes qui l’entravent.
Un jour viendra où Béjart ne sera plus l’ « homme seul » qu ‘il est aujourd’hui. Il sera le pionnier derrière lequel s’avancera une cohorte nouvelle. Et on lorgne déjà vers ses brisées…