This essay was published in the section 'La danse', a recurring feature in Le Soir created by Marcel Lobet for more profound discussions.
With the essay, a photograph of dancer Lupe Serrano was reprinted in the newspaper.
S’Il est vrai que la danse est un langage international et que le ballet ne connaît guère les frontières géographiques ou politiques, l’art chorégraphique est caractérisé par des styles composés de facteurs ethniques autant que d’éléments esthétiques. Par exemple, on parlera du style franco-russe à propos du ballet classique.
Y a-t-il un « ballet américain » ? Il faudrait entendre par là une œuvre dont la musique, la chorégraphie, les décors, les costumes et les interprètes seraient américains. Mais le domaine de Terpsichore compte peu d’œuvres si tranchées, si exclusives, et il faut se féliciter de compénétrations et d’interférences qui enrichissent, finalement, l’art chorégraphique. Un Balanchine a certes contribué à rapprocher le Nouveau Monde de l’Ancien dans une mesure dont ne se doutent guère ethnologues et politiciens.
Peu de révélations
Toutefois, de même que, dans les restaurants des pavillons étrangers du Heysel, on se plaît à déguster des plats nationaux arrosés des vins du pays visité, l’amateur de ballets comptait sur les spectacles de l’Exposition pour acquérir une connaissance plus précise de la chorégraphie américaine. Son attente n’a-t-elle pas été déçue ? Qu’avons-nous vu de spécifiquement américain ? Fall River Legend, Fancy free, Pillar of fire, les ballets de Robbins, Paean. Nous n’aurons vu ni La Cage, ni Rodeo d’Agnès de Mille, ni Appalachian Spring de Martha Graham, ni Billy the kid, ni tant d’autres oeuvres qui seraient entrées dans l’esprit novateur de l’Exposition beaucoup mieux que les Sylphides, Giselle, Le Cygne noir et autres pas de deux de Don Quichotte dont la version d’outre-Atlantique ne nous intéresse guère puisque nous avons eu, à tant de reprises, l’occasion de voir ces œuvres dans des interprétations de haute qualité.
Malchance
A part José Limon et Jerome Robbins qui ont une personnalité bien marquée, à part, du côté féminin, Ruth Page, Agnès de Mille et Martha Graham – dont nous aurions voulu revoir la compagnie cette année – quels sont les choréauteurs typiquement américains ? Un congrès de jeunes chorégraphes nous eût permis de déceler de nouvelles tendances. Or non seulement ce congrès n’a pu être réalisé, mais – comble de malchance – l’American Ballet Theatre a vu tout son matériel détruit par l’incendie, ce qui nous a privés des œuvres les plus marquantes de son répertoire. Nous ne pouvons donc juger cette compagnie sur sa production complète.
En outre – pourquoi le dissimuler ? – l’obstination de l’American Ballet à inscrire au même programme une œuvre du répertoire classique (Giselle) et une nouveauté moderne telle que Paean constitue une erreur qui fausse le jugement du critique soumis à la douche écossaise. On ne passe pas de l’admiration à la consternation en moins d’une heure sans courir le risque d’être excessif dans le blâme ou dans la louange.
Nous avons demandé à Lucia Chase, directrice de l’American Ballet, la raison de cette hybridité des programmes. Il nous fut répondu que non seulement le public américain veut du classique (ce qui l’honore), mais que les danseurs des Etats-Unis entendent prouver qu’ils sont bons dans les deux genres (ce qui est discutable). « Que voulez- vous ? Nous dit Lucia Chase. Nous sommes Américains. » Et elle eût volontiers ajouté le slogan luxembourgeois : « Nous voulons rester ce que nous sommes. »
Jerome Robbins
Cette assurance parfois téméraire, allons-nous la retrouver chez Jerome Robbins ? Cet homme de quarante ans est, aujourd’hui, un chercheur. Il est passé du classique au moderne, de l’espagnol à l’oriental pour multiplier les expériences, élargir son clavier d’expressions et… se trouver. Est-ce fait ? Depuis son premier ballet, Fancy Free (1949), jusqu’au tout récent New York Export of Jazz, Robbins a multiplié les créations, affirmant une maîtrise qui le classe au premier rang des chorégraphes d’aujourd’hui.
Comme Béjart, Robbins passe du tragique au burlesque avec une facilité déconcertante, et comme son émule français il met l’accent sur un érotisme qui peut aller jusqu’à l’obsession morbide dans La Cage. Il a montré aussi son savoir dans le ballet abstrait où l’absence d’argument n’exclut ni la drôlerie, ni la loufoquerie : Interplay, Fanfare, Pied Piper portent la marque d’un créateur original.
Faut-il, pour autant parler de Robbins comme d’un prophète comme d’un législateur du nouveau Parnasse chorégraphique ? La personnalité de Robbins est moins tranchée, moins puissante que celle de Balanchine auquel l’apparente le souci de la ligne scénique et du mouvement musical. Il est trop tôt pour les situer tous les deux dans l’histoire du ballet américain, alors qu’ils peuvent encore nous donner des chefs-d’œuvre.
Puritanisme
Ce qui nous frappe dans le ballet américain c’est qu’il porte la marque d’une inquiétude qui a donné son titre à un des ballets de Robbins : Age of anxiety. Comme le film américain, le ballet d’outre-Atlantique cultive le complexe Rançon d’un pays sursaturé ? On pourrait déjà – et il faudra le faire un jour – tirer une philosophie de la danse moderne du ballet américain tel qu’il a évolué depuis Loïe Fuller et Isadora Duncan. Le duncanisme a été étudié maintes fois dans sa technique, mais il faudrait aller plus loin et voir comment le néo-hellénisme répond, par exemple, aux outrances du puritanisme.
Il est trop facile de dire que l’Amérique découvre la Grèce et l’humanisme avec vingt siècles de retard. Quand Herbert Ross s’inspire de Sapho pour son ballet Paean, c’est moins pour trouver un thème de renouvellement que pour – inconsciemment ou non – réagir contre le puritanisme. Celui-ci doit trouver son antidote ailleurs que dans le laxisme du strip-tease et du burlesque.
Dans Paean, les vers de Sapho, ne sont qu’un prétexte pour faire évoluer, dans une lumière sensuelle, des corps libérés des entraves vestimentaires. La Grèce, qu’elle soit apollinienne ou dionysiaque, est la terre d’élection de l’épanouissement charnel aux yeux des prisonniers de conformisme. Paean pourrait être considéré comme le prolongement logique de Pillar of fire d’Anthony Tudor où le puritanisme est illustré par l’opposition entre les longues jupes 1900 évoluant sur la scène et des torses nus des hommes entrevus à travers une paroi transparente.
Nous ne pouvons qu’esquisser ici une thèse qui exigerait de longs développements s’appuyant sur le roman (de Faulkner à Caldwell) sur le cinéma et sur le théâtre (Un Tramway nommé désir ou, à l’opéra, la toute récente Susannah). On verrait comment le ballet, lui aussi, voit son esthétique déterminée par l’éthique.
Les danseurs noirs
Et ceci nous amène à soulever une question qui intéresse moins les mœurs que les préjugés raciaux. Pourquoi le ballet américain ne fait-il pas un large appel aux danseurs de couleur ? Nul n’ignore à quel point les Noirs ont le sens du rythme; on sait aussi à quel degré de souplesse musculaire ils peuvent atteindre et avec quelle aisance ils épousent les figures de la danse. Un ballet américain ne se conçoit pas sans eux. Là où ne doit jouer que la magie corporelle (notamment dans le ballet abstrait), les danseurs noirs feraient merveille. Le domaine classique lui-même ne devrait pas leur être interdit. A ce propos, on aurait voulu voir, en cette année de rencontres mondiales à Bruxelles, cette compagnie noire qui pratique la danse académique et qui n’a fait, en Europe, qu’une tournée météorique il y a un an ou deux. Mais ne soyons pas trop gourmands.
Conclusion
S’il nous fallait conclure par un vœu ces remarques trop hâtives, ce serait celui de voir le ballet américain renoncer à se mesurer avec les compagnies européennes sur le terrain du ballet classique. L’affligeante Giselle de l’American Ballet Theatre constitue, à nos yeux une expérience désastreuse, surtout lorsqu’une Nora Kaye entend s’imposer dans un rôle qui la dépasse. Ah ! ces cygnes qui se veulent immortels et qui n’en finissent pas de prolonger leur chant suprême…
Les Américains n’atteindront la grande classe, dans le domaine du ballet, que le jour où ils se choisiront un style pour lui donner forme d’art. Malheureusement, si nous exceptons la compagnie de José Limon et le New York City Ballet où la collaboration de Balanchine et de Robbins fut longtemps une garantie de qualité, toutes les compagnies américaines ont un complexe de supériorité qui se traduit par une suffisance paralysante. Le contentement de soi est particulièrement funeste dans le domaine du ballet où l’art est menacé sur plusieurs fronts : celui de la musique, celui de la chorégraphie et celui des arts plastiques.
Plus que les autres arts, la danse exige de ses servants une humilité quasi héroïque dans un domaine si propice à la vanité ! Comme le danseur, le chorégraphe doit être conscient de ses limites. En outre il doit allier à une culture musicale et à une expérience dramatique un don de perpétuel renouvellement. Aux Etats-Unis il convient d’ajouter à ces qualités des connaissances historiques qui éviteraient à certains chorégraphes l’effort d’enfoncer des portes ouvertes ou le ridicule de découvrir des nouveautés fort anciennes pour le vieux monde.
Le jour où les chorégraphes américains commenceront à douter de leur pouvoir et à s’interroger non plus sur les complexes de la psychanalyse mais sur l’efficacité de leur travail, l’art chorégraphique des Etats-Unis acquerra un prestige dont il est loin d’être nimbé aujourd’hui, malgré l’opiniâtre labeur d’un José Limon et d’un Jérome (sic) Robbins.